La Russie a-t-elle les finances pour faire la guerre ?

La Russie a-t-elle les finances pour faire la guerre ?

L’Europe est sur le point de s’embraser. La Russie a amassé plus de 100.000 hommes à sa frontière avec l’Ukraine, et demande des engagements concrets pour freiner l’expansion de l’OTAN. Cette organisation créée pendant la guerre froide pour protéger le continent d’une invasion russe, a embarqué progressivement de nouveaux membres. Mais la Russie est sérieusement dérangée par la poursuite de cette expansion. Elle demande clairement que l’Otan s’engage à ne jamais intégrer l’Ukraine. Les Américains et les Européens sont tiraillés, entre accepter les demandes russes pour amorcer une désescalade militaire, et soutenir un ex-pays de l’URSS qui souhaite échapper à l’influence russe. Pourquoi cette confrontation est dangereuse et aucun camp ne semble céder du terrain ?

Car elle amorce ce que sera le nouvel ordre mondial. En effet, les Etats-Unis, hyperpuissance globale du XXIème siècle, sont en repli, incapables de jouer encore le premier rôle omniprésent que tous les empires finissent un jour par abandonner. Le nouvel ordre mondial qui se dessine est un ordre multipolaire, avec des zones distinctes d’influence. L’axe atlantique dominé par les Américains, l’axe pacifique dominé par les Chinois, et l’axe d’Europe orientale dominé par les Russes. Dans la conception russe, ce nouvel ordre requiert que chaque puissance respecte les limites de l’autre, et ne tente pas d’influer sur sa zone. La Russie tente ainsi d’inscrire un précédent : faire respecter sa zone d’influence. Si la Russie réussit cela, cela marquera une progression sans retour vers ce monde multipolaire.

Demain, la Chine sera tentée de suivre la même démarche musclée pour régler le différend autour de Taiwan. Le Japon et la Corée du Sud, longtemps alliés des Américains pour assurer leur protection, changeront certainement de camp en se rapprochant de la Chine, faisant basculer l’axe pacifique. La Russie dispose de moyens militaires impressionnants. Avec 1 million de soldats et 2 millions de réservistes, 1.531 avions de chasse, 538 hélicoptères de combat, 13.000 chars, 214 vaisseaux de guerre (dont 64 sousmarins), l’armée russe est sans aucun doute, l’une des plus sophistiquées au monde. De l’autre côté, l’armée ukrainienne s’est professionnalisée depuis l’invasion de la Crimée en 2014, en recevant de la formation et 2,5 milliards de dollars d’aide des Américains, ainsi qu’en armant les civils en vue d’une guérilla urbaine.

Les Ukrainiens promettent qu’ils ne jetteront pas l’éponge en 4 jours, comme ce fut le cas en 2014. Mais ce que l’histoire nous apprend, c’est que la guerre ce n’est pas simplement les obus et les munitions; la guerre c’est d’abord une histoire d’argent. L’argent, c’est le nerf de la guerre. Alors, la Russie a-t-elle les moyens financiers de se permettre une guerre ? La question est d’autant plus importante que les Occidentaux ont clairement déclaré qu’ils n’interviendraient pas militairement pour défendre l’Ukraine. En cas d’invasion, ils ont promis de rétorquer en lançant des «sanctions économiques massives sans précédent», selon les dires de Boris Johnson. Cela rend la question encore plus légitime  : la Russie a-t-elle les reins solides pour supporter ces retombées financières ? Force est de reconnaitre que l’économie russe se porte plutôt bien.

La Russie a en réalité renforcé son indépendance économique depuis 2014 (date à laquelle une première série de sanctions économiques avait été imposée suite à l’invasion de la Crimée). Preuve en est la résilience du pays pendant la crise du Covid, avec un PIB réel qui n’a reculé que de -2,9% en 2020. L’inflation est maîtrisée à 4,8% en 2022. La Russie poursuit une politique budgétaire très prudente : un excédent de 3% du PIB en 2018 et de 2% en 2019, un déficit de -4% en 2020 et de -0,5% en 2021, et à présent un nouvel excédent budgétaire de 0,1% du PIB attendu pour 2022 (prévu avant l’emballement militaire que nous vivons). Cette politique budgétaire a permis à la Russie de contenir sa dette publique, qui s’élève à seulement 18% du PIB. Non seulement l’Etat est peu endetté, ce qui lui laisse une grande marge financière, mais la part détenue par les investisseurs étrangers a baissé de 35% en 2020 à 20% aujourd’hui. Cela rend le pays moins dépendant de l’étranger. Grâce à l’envolée du prix du pétrole, le fonds souverain a renforcé ses actifs, passant de 60 milliards de dollars en 2019 à 190 milliards aujourd’hui. Les réserves de change détenues par la Banque centrale ont progressé de +70% depuis 2015 pour atteindre 620 milliards de dollars. La balance courante du pays est excédentaire à 4,4% du PIB. La Russie a donc de solides atouts financiers dans son jeu. Les marchés financiers russes se sont naturellement alarmés.

Le marché boursier a baissé de -18% depuis début janvier, et de -31% depuis 3 mois. La courbe des taux s’est inversée  : les taux sur le court terme sont supérieurs aux taux sur le long terme, ce qui traduit une anticipation de crise par les marchés financiers, avec une liquidité qui devient plus précieuse sur le court terme. Le taux sur les emprunts à 6 mois atteint désormais 10%, contre 4% il y a un an de cela. Le Rouble a baissé face au Dollar de -10%, mais l’économie est plus autonome qu’elle ne l’était lors de ses précédentes crises. Les occidentaux menacent la Russie de la débrancher du système de paiements internationaux SWIFT. Cela rendrait les agents financiers incapables d’émettre des virements. En théorie, SWIFT est une entreprise indépendante basée en Belgique, mais la nature de ses activités en fait un instrument politique pour les occidentaux.

La Banque centrale russe a annoncé avoir travaillé sur un système équivalent à SWIFT qu’ils ont nommé SPFS. Selon les dires de la Banque centrale, ce système aurait déjà réussi à relier plus de 416 entités. La Russie a également annoncé travailler sur l’interconnexion du SPFS – qui reste national pour l’instant – avec le système de paiement de la Chine, de la Turquie et de l’Iran. Les autres menaces portent sur des restrictions sur les importations et les exportations. Une première série de restrictions avait été lancée en 2014. Conséquence  : les importations américaines en provenance de la Russie ont baissé de -33%, et les exportations vers la Russie de -50%. Les importations européennes de la Russie ont baissé de -25%, et les exportations vers la Russie de -40%. Difficile de penser que cela peut baisser davantage, car l’Europe reste très tributaire de la Russie pour son approvisionnement énergétique. L’Europe importe 25% de son pétrole de la Russie, et 47% de son gaz naturel. Une conclusion s’impose : la Russie dispose des moyens militaires et financiers pour aller jusqu’au bout. C’est donc pour cela que le timing semble opportun pour les Russes, et que les occidentaux prennent la menace très au sérieux. Mais pour que la Russie aille jusqu’au bout, elle a besoin d’un dernier élément dans son jeu : le soutien de la Chine. En effet, les trésors financiers de guerre mettent du temps pour être accumulés, mais s’évaporent rapidement une fois le conflit déclenché. Si la Russie bénéficie du soutien financier de la Chine, elle pourra contrer les mesures économiques occidentales dans la durée. La décision des occidentaux de ne pas se rendre à l’ouverture des Jeux Olympiques d’hiver de Pékin au mois de février - alors que les Russes seront aux premières lignes – est un signe de la cohésion grandissante entre ces deux puissances.

L’économie chinoise est dix fois plus importante que la russe, et déjà première au monde (si l’on comptabilise en termes de parité pouvoir d’achat). Avec le soutien chinois, la Russie pourra aller jusqu’au bout. Dans ce contexte, la Chine pourrait jouer en coulisses un rôle de pacificateur, car elle privilégie moins le recours au conflit armé, en raison de ses fortes interactions économiques avec le reste du monde (que la Russie n’a pas). La Chine aurait par exemple plus à perdre de sanctions économiques que la Russie. Cela nous rappelle le rôle pacificateur que joue le commerce international. Lorsque les liens économiques sont forts, les deux parties ont plus à perdre qu’à gagner d’un conflit, ce qui promeut la paix. Une paix durable avec la Russie passe paradoxalement par le renforcement des liens économiques, et non par l’imposition de sanctions économiques sans précédent. Une leçon que le monde n’a pas apprise après la première guerre mondiale, et qu’il a fini par retenir après la seconde. Mais de nos jours, il semble l’oublier à nouveau. Alors vive le commerce, et à bas les canons !

 

(*) : Omar Fassal travaille à la stratégie d’une banque de la place. Il est l'auteur de trois ouvrages en finance et professeur en Ecole de

 

 

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