«L’Union européenne risque gros»

«L’Union européenne risque gros»

moussaoui

Maître de conférences en économie à l’Université Moulay Slimane et directeur du projet «www.librea­frique.org», Hicham El Moussaoui dresse une analyse des répercussions du gel de contacts entre le Maroc et les institutions de l’Union européenne.

Finances News Hebdo : Fallait-il geler les contacts avec l’UE ?

Hicham El Moussaoui : Oui, une suspension provisoire pour marquer le coup, et ce pour plu­sieurs raisons. D’abord, parce que la Cour euro­péenne n’avait pas à intervenir dans un dossier toujours instruit par l’ONU. Elle ne peut pas se substituer à l’ONU. Ensuite, son argument est un peu étrange, à savoir l’impact pour les populations locales, ce qui constitue une ingérence dans les affaires d’un pays souverain. A-t-on demandé un jour aux pays européens de démontrer dans quelle mesure leurs populations nationales profitent-elles des différents accords qu’ils concluent ? Pour rappel, le Maroc avait déjà présenté un rapport où il met en avant les avancées, bien qu’elles restent perfectibles, du niveau de vie, et comment les habitants du Sahara profitent du soutien financier du Budget de l’Etat, parfois au détriment du reste du Maroc. Par ailleurs, la Cour européenne devait examiner l’impact de l’accord et sa cohérence du côté des pays européens et non pas du côté maro­cain, ce qui constitue une immixtion moralisatrice dans les affaires internes d’un pays souverain. Elle n’a aucun droit pour juger comment le Maroc traite sa population locale. Elle n’a pas la légitimité de déterminer la politique étrangère via laquelle se conclut ce genre d’accords et traités. On peut dire que le Maroc paye les dérives de dysfonction­nements des institutions européennes. La Cour européenne de justice a outrepassé ses attribu­tions techniques pour s’ingérer dans la sphère politique. Enfin, les vices juridiques manifestes entachant cet arrêt, qui s'inscrit clairement en faux contre le traité sur l'UE, prévoyant que le tribunal ne peut pas statuer sur les accords qui lient l'Union à ses partenaires, ni sur sa politique étrangère. Surtout que rien dans le droit international n’inter­dit de conclure un accord même sur un territoire disputé. D’ailleurs, l’arrêté de la Cour européenne le reconnaît de facto, puisque son grief se limite à mettre en doute la capacité de l’Etat marocain à faire profiter les populations locales des impacts de cet accord.

Cela dit, le Maroc ne doit pas tomber dans le piège des lobbies pro-Polisario qui voient l’affaire leur échapper, au regard du nombre de pays de plus en plus croissant qui déclarent ouvertement leur soutien à la solution d’autonomie sous souverai­neté marocaine. Leur seul espoir, leurs dernières cartouches, est de provoquer du rififi entre le Maroc et l’UE en espérant peut-être faire revenir les Européens sur leurs positions de soutien à la solution marocaine. Les autorités marocaines doivent aussi faire attention aux lobbies européens qui n’ont pas intérêt à voir l’application de l’ac­cord de libéralisation des échanges agricoles se concrétiser. Les récentes manoeuvres pour barrer l’entrée aux produits marocains le prouvent, sans oublier les différentes réserves et oppositions lors des négociations de l’accord de 2012 qui furent longues et pénibles. Je ne suis pas loin de penser que la carte du Sahara est parfois exploitée par des lobbies européens, non pas pour les beaux yeux du Polisario, mais surtout pour faire pression sur le Maroc pour renégocier certaines clauses ou grignoter quelques avantages. Sinon comment expliquer que la Cour européenne juge recevable une plainte d’une entité qui n’est pas reconnue comme un Etat ? Au nom de quelle légitimité ? Et puis, Il n’y a qu’à se rappeler l’imbroglio lors du renouvellement du récent accord de pêche. La Politique agricole commune, avec son principe de préférence communautaire, donnant la priorité aux produits européens sur les marchés, est là pour en témoigner. Le temps est donc à la retenue et à la sagesse, et avant d’y voir une attaque directe contre le Maroc, c’est d’abord une guéguerre entre les institutions européennes nourrie par des flous juridiques, un chevauchement des attributions et un certain clientélisme, ce qui fait les choux gras des lobbies commerciaux et pro-Polisario.

F.N.H. : Le Maroc est-il en position de faire pression sur l’UE ?

H. E. M. : De prime abord, précisons que ni le Maroc ni l’Union européenne n’ont intérêt à sus­pendre leurs relations. Je pense que si le Maroc pourrait se passer de cet accord, car au final il n’est pas le meilleur qu’on ait pu négocier dans notre histoire, il n’en demeure pas moins qu’à court et moyen terme, l’on a encore besoin de l’Europe (nos échanges sont concentrés géographiquement sur le marché européen à hauteur de 54%). Notre croissance hors-agriculture dépend de la demande européenne, sans parler des IDE, des touristes et des transferts des MRE, dont l’Europe est le pre­mier émetteur. Cela veut dire que si jamais l’affaire n’est pas résolue, si le jugement initial est confirmé en appel, il est clair que cet accord tombera à l’eau et il y a peu de chance que le Maroc renégocie un nouvel accord. Logiquement, on reviendra à la situation d’avant cet accord, donc de 2012, et continuer à fonctionner avec les anciens accords et traités. Donc, il n’y aura pas une remise totale, car n’oublions pas que le Maroc profite aussi des aides européennes, et les récentes déclarations de responsables européens parlent de 1,2 milliard d’euros portant sur des domaines stratégiques (santé, éducation, justice, plan solaire notamment), auxquels s’ajoute une enveloppe de 200 millions d’euros attribuée chaque année au Maroc. De la même manière, l’Europe n’a pas intérêt à ce que cette crise perdure. L’Union risque gros en matière de coopération sur le plan de la sécurité, la lutte contre l’immigration clandestine, la traite d’êtres humains. Sur le plan sécuritaire, le Maroc est devenu un interlocuteur incontournable non seulement pour l’Europe, mais aussi pour d’autres puissances mondiales. Rappelons sa coopération réussie suite aux derniers attentats de Paris. Il est actuellement le seul garant de la stabilité dans la région. Aussi, le Maroc reste le «filtre» des flux migratoires en provenance de l’Afrique subsaha­rienne, contribuant concrètement à la lutte contre l’immigration clandestine. L’Europe ne pourra pas se permettre le luxe de suspendre la coopération avec le Maroc dans ces domaines, sous peine de voir son territoire submergé par des flux humains, menaçant sa sécurité et sa stabilité. Sans oublier bien sûr la perte économique pour l’UE. De plus, il faudra au moins 18 mois pour rejuger l’affaire. Si cette suspension de la communication dure un an et demi, ce sera catastrophique pour les échanges entre le Maroc et les institutions européennes.

Somme toute, la crise économique et migratoire que connaît l’Europe actuellement, ainsi que les menaces pesant sur sa sécurité, rééquilibrent le rapport de forces entre l’UE et le Maroc, et permet à celui-ci de défendre ses intérêts. Reste juste à bien choisir la meilleure approche afin de sortir de cette impasse en préservant l’essentiel de nos intérêts.

F.N.H. : Quels enseignements peut-on tirer de cette crise Maroc-UE ?

H. E. M. : A mon sens, cette affaire m’inspire quatre enseignements principaux : Primo, nous devons rompre avec la diplomatie sporadique, à l’occasion. Nous avons une diplomatie réactive, toujours sur la défensive, toujours étonnée de décisions qui sont bien concoctées par les lobbies adverses. Il est temps de passer à une diplomatie proactive, qui anticipe et inscrit surtout dans la durée avec une pression et une mobilisation conti­nues. Nous l’avons déjà vécu avec les Etats-Unis, ensuite avec la Suède, etc. Secundo, il est temps de prendre conscience que des institutions euro­péennes sont capables de rendre des décisions contraires, même aux intérêts des pays membres. Nous sommes face à des institutions qui fonc­tionnent tellement mal, au point qu’elles peuvent entrer en conflit et en contradiction. Cela exige de la part de nos responsables de prendre conscience qu’ils ne peuvent plus se contenter uniquement de leurs alliés politiques, et qu’il va falloir engager aussi du lobbying auprès de toutes les instances de l’Europe pour garantir leur soutien. De même, nous ne devons plus nous satisfaire de prêcher chez les convaincus ou aller dans des terrains connus. L’Europe est large, et il va falloir aller dans les ter­rains plus hostiles pour renverser la vapeur et faire entendre la cause nationale. Sinon, nous serons toujours surpris d’une attaque, qui viendra chaque fois d’une institution différente, ou d’un pays dif­férent. Tertio, il est plus que jamais nécessaire d’accélérer notre processus de diversification de partenaires économiques. Cette diversification est vitale dans la mesure où elle agit non seulement comme une carte de pression sur les éventuelles errances de nos partenaires, mais c’est aussi une soupape, un par-choc qui nous permettrait, le cas échéant, d’amortir les ondes d’un choc avec un partenaire. Se tourner vers l’Afrique est une bonne chose, mais nous devons accélérer et approfondir nos échanges et ouverture sur les pays émergents, asiatiques et ceux d’Amérique latine, qui offrent des marchés alternatifs et de vrais débouchés, à la fois pour nos produits, mais aussi pour nos investissements. Cela est dicté non seulement par la nécessité de nous prémunir contre la défaillance d’un partenaire, mais aussi par la nécessité de nous mettre au diapason des mutations mondiales, qui montrent le déplacement du centre de gravité de la croissance et de la richesse vers l’Asie et bientôt vers l’Afrique. Nous devons profiter de la redistribution des cartes du pouvoir économique. Quarto, en dépit des avancées et des progrès, je pense qu’il faudrait redoubler d’efforts pour ne pas laisser à nos adversaires des prétextes pour concocter des dossiers contre nous, que ce soit auprès des institutions européennes ou autres. Le projet de régionalisation avancée doit être concré­tisé; avec les 77 milliards de dirhams prévus, il va falloir faire preuve d’ingéniosité et de bonne gou­vernance pour faire fructifier ces investissements de sorte qu’ils puissent profiter au maximum aux populations de nos provinces du Sud. Le besoin des réformes concerne aussi les droits de l’Homme et la lutte contre la rente pour couper l’herbe sous le pied des séparatistes, qui jouent sur l’instrumen­talisation des carences existantes.

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