Le ministre de la Santé et de la Protection sociale, Khalid Ait Taleb, revient dans cet entretien sur les actions entreprises par le ministère dans le cadre de la réforme du système de santé. Pénuries de ressources humaines, rémunération des médecins, complémentarité public-privé, système d’information…, il nous dit tout sans langue de bois
Finances News Hebdo : La pandémie et les leçons qui en sont tirées ont accéléré la mise en place d’une réforme globale du système de santé au Maroc. Parlez-nous de la genèse de cette réforme ?
Khalid Aït Taleb : Tout à fait. Dans cette gestion-là, dès le début, Sa Majesté le Roi Mohammed VI, que Dieu l’assiste, avait donné ses hautes instructions pour que l’on puisse rapidement traiter les premiers cas enregistrés et procéder à la vaccination. Parce qu’on voyait venir les choses. Face à la pandémie, il a fallu mettre en place une véritable organisation à tous les niveaux. Il s’agit d’un travail collégial et collaboratif avec plusieurs instances. Sa Majesté avait ordonné qu’il y ait un comité de sécurité qui devait veiller à l’exécution des opérations et des décisions qui sont prises. Ce qui permet également le suivi. Sans oublier la constitution d’un comité de vigilance économique. Ce comité de veille a été décisif parce que l’impact socioéconomique de la Covid n’était pas des moindres. Au niveau sectoriel, il y a eu la mise en place des comités d’urgence sanitaire qui se sont installés. Au-delà de ça, il y a eu la constitution du comité scientifique, qui est l’une des premières instances qui suivait de très près les différentes phases scientifiques dans la gestion de la pandémie. Ce comité réunit toutes les compétences civiles et militaires, publiques et privées, pour orienter et recommander les différentes étapes de la gestion de la crise. C’est à ce moment que la vision d’une réforme globale s’est dessinée. Par la suite, toutes les décisions prises ont été déployées au niveau territorial, parce qu’en même temps, tout au début, il y a eu une convergence des décisions centrales. Ainsi, au fur et à mesure de la compréhension de la crise, nous avons pris la pleine mesure des ramifications de la contextualisation territoriale. Dans ce sens, chaque territoire a pu prendre des mesures adaptées à son contexte.
F. N. H. : Cette période a donc été décisive pour opérer une profonde mutation du secteur de la santé.
Kh. A. T. : Absolument. Le secteur de la santé est aujourd’hui en pleine mutation avec tous les impératifs de la technologie. Le Maroc prend les devants dans ce sens. Nous avons initié un travail collaboratif avec le ministère de l’Industrie et du Commerce pour réaliser le chantier de l’innovation industrielle dans le domaine de la santé pour une production Made in Morocco. D’ailleurs, durant cette crise, beaucoup de produits sont sortis manufacturés marocains, que ce soit pour les tests biologiques, les PCR… etc. Nous avons de grandes compétences nationales, il suffit de leur donner la possibilité de travailler et de leur faire confiance. Dans cette optique, nous sommes en train de baliser tous les axes de la santé. Depuis le début de la crise, il y a une équipe qui s’est penchée sur le problème des respirateurs. Maintenant, nous sommes en train de travailler sur les produits d’ostéosynthèse et les prothèses que nous importons à des prix très élevés. Car, il y va aussi de la soutenabilité de la protection sociale. Parce qu’aujourd’hui, le coût de soin, avec tout ce que nous importons, impacte la facture sociale. Et les organismes gestionnaires n’ont pas la possibilité de supporter une facture aussi élevée. Avec la production marocaine, nous allons pouvoir mieux agir.
F. N. H. : Parmi les points importants de cette réforme, il y a la généralisation de l’AMO. Quelles mesures d’accompagnement ont été prises dans ce sens ?
Kh. A. T. : Sa Majesté, dans plusieurs discours, notamment celui de 2018 pour la fête du Trône, a insisté sur la généralisation de la couverture médicale. Et le Souverain l’a associée à la refonte du système de santé dans notre pays. C’est un tandem indissociable, parce qu’on ne peut pas travailler sur la couverture sociale sans pour autant préparer le réceptacle, qui est, bien sûr, le système de santé adéquat. Concrètement, le 1er décembre 2022, le gouvernement a fait basculer tous les ramedistes (les bénéficiaires du Ramed) à l’Assurance maladie obligatoire (AMO). Aujourd’hui, on se retrouve avec trois grandes catégories. Il y a la catégorie des salariés, qui comporte ceux du privé et du public, gérés par la CNOPS ou la CNSS. Il y a la catégorie des travailleurs non-salariés, qui sont pris en charge par la CNSS et qui englobe pratiquement tous les métiers, y compris les métiers de la presse. Il y a aussi la catégorie des personnes démunies, qui viennent de l’ancien Ramed et qui sont aujourd’hui AMO Attadamoun. C’est une logique tiers, tiers, tiers. Cela représente pour chaque catégorie le même nombre de bénéficiaires, 11 millions pour chacune d’entre elles. Dans ce sens, le Ramed est aujourd’hui englobé dans l’AMO Attadamoun. Nous sommes donc là dans une phase transitoire à laquelle nous sommes en train d’apporter les ajustements nécessaires.
F. N. H. : Comment le ministère de la Santé fait-il un ciblage optimal pour que les populations puissent bénéficier des programmes sociaux au niveau de la protection sociale ?
Kh. A. T. : C’est pour répondre à cette question que nous sommes en train de travailler sur le registre national des populations. Dans ce sens, il y a bien sûr le registre social unifié, qui est le baromètre du niveau de vulnérabilité des ménages et des individus. Parce qu’il faut dire les choses comme elles sont : il y a certains qui ont bénéficié du programme Ramed et qui ne faisaient pas partie d’une population défavorisée ! Nous allons donc permettre au reste des programmes sociaux, comme les allocations familiales, le programme Tayssir etc. d’être bien identifiés pour avoir un réel indicateur d’éligibilité. Avec ce ciblage, nous allons être très précis. Maintenant, il faut aussi savoir que l’assurance médicale n’est pas un phénomène statique. Au contraire, c’est un phénomène dynamique qui évolue, dans lequel il y a certaines personnes qui entrent et d’autres qui sortent. Ce qui explique qu’il y aura une période transitoire durant laquelle ce registre social nous permettra de redresser et d’apurer la situation, d’ici juin 2023. Il faut aussi préciser ici qu’il y a tout un travail législatif qui a été fait. Nous avons passé exactement 29 textes de lois. Le dernier texte est en passe d’être validé. Il s’agit de la loi 60. 22 qui concerne ceux qui ont la possibilité de cotiser, mais qui n’appartiennent à aucun système. On leur a créé une possibilité d’adhérer à l’Assurance maladie obligatoire. Maintenant, avec tout l’arsenal juridique, personne n’est laissé-pour- compte, tout le monde a la possibilité d’être pris en charge.
F. N. H. : La réforme du système de santé au Maroc implique l’amélioration de l’offre des soins…
Kh. A. T. : Je pense que tous les pays du monde aujourd’hui ont pris la pleine mesure de l’action centrale de la santé dans les différentes politiques publiques. C’est un élément fondamental dans la sécurité des pays : sécurité sociale, sécurité alimentaire, stabilité des pays… La santé est aujourd’hui un maillon incontournable. Au Maroc, cette prise de conscience s’est imposée d’elle-même et nous avons réagi avec logique et anticipation, parce que nous avons compris qu’un petit virus est capable de chambouler tout un système. Il y a donc matière à réfléchir sur la place à donner au système de santé dans notre pays. Dans ce sens, la réforme du système s’impose à nous. C’est pour cela que nous avons prôné plusieurs réformes, avec plusieurs stratégies qui ont été mises en place suite aux différentes politiques gouvernementales qui se sont succédé sans un réel impact sur le terrain. Il y a certes eu des changements durant toutes ces années, mais pas de profondes mutations du système de santé, car, nous l’avons remarqué, tout ce qui a été fait a entraîné une certaine saturation du système actuel, parce qu’on n’arrive plus à progresser davantage. Dans ce schéma actuel, nous injectons beaucoup d’argent, mais sans impact réel. C’est pour cette raison qu’il a fallu penser à une refonte totale.
F. N. H. : Comment se décline cette refonte ?
Kh. A. T. : Les réformes qui se sont succédé, ont été limitées dans le temps. Nous avons constaté qu’il n’y avait pas de continuité de l’action de l’État dans le long terme. C’est ce qui n’a pas garanti leur réussite. Il a fallu donc repenser le système de fond en comble. Pour y arriver, il faut d’abord qu’il y ait une gouvernance réelle de ce système de santé. C’est pour cela que Sa Majesté, dans la loi 06.22, approuvée lors du dernier Conseil des ministres, a insisté sur la mise en place d’un système de gouvernance important, avec la création d’une Haute autorité qui serait le garant de l’action de l’État dans le temps, avec une feuille de route, une stratégie, une politique de santé de l’État, une politique inébranlable et que tout le monde doit suivre. Dans cette vision, nous avons une marge de manœuvre pour assurer la pérennité à ce que nous sommes en train de faire.
F. N. H. : Cette réforme implique également un travail sur la traçabilité des informations liées aux patients.
Kh. A. T. : Tout à fait. C’est un point important. Il nous faut donc un système profond d’information. Ce qui est incontournable. D’ailleurs, au jour d’aujourd’hui, toutes les régions, toutes les villes, même au niveau rural, sont dotées d’un système d’information.
F. N. H. : Quels sont les circuits concrets de ce système de traçabilité national ?
Kh. A. T. : Nous avons quatre systèmes d’information déployés à l’échelle territoriale. Et tous les centres sont liés grâce à un débit Internet, par cellulaire, par fibre optique ou satellitaire pour que l’information médicale circule entre les différentes structures sanitaires. L’impact de cette action n’est pas visible tout de suite, mais nous allons le voir, au fur et à mesure, de manière progressive. Déjà à partir de la fin 2023, on verra les résultats, parce que cela permettra de doter le citoyen marocain d’un dossier médical électronique. Cette carte va révolutionner la prise en charge. Prenons l’exemple des patients hémodialysés, quand ils sont pris en charge à Oujda, ils ne peuvent pas se déplacer, parce qu’ils dépendent de leur centre d’hémodialyse. Aujourd’hui, ce patient peut se déplacer et faire son hémodialyse n’importe où au Maroc, avec sa carte médicale, parce qu’aujourd’hui, tous les malades sont solvables. Muni de son AMO, il choisit son établissement et personne ne peut l’empêcher d’être traité. Sans oublier que ce patient représente aussi un client pour l’hôpital public. La finalité étant que le système d’assurance maladie finance le système de santé.
F. N. H. : Parler d’une refonte totale du système de santé, c’est aussi œuvrer pour une complémentarité entre les secteurs public et privé. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Kh. A. T. : Pour répondre à ce point, une question s’impose : est-ce que le public est suffisant pour répondre aux besoins des populations ? Estce que le privé tout seul est suffisant ? La réponse est non pour les deux cas. C’est pour cela que l’on doit être dans la complémentarité. Aujourd’hui, ce n’est pas tant la question du public-privé qui importe. Ce qui est fondamental, c’est d’avoir les ressources humaines suffisantes pour répondre aux besoins de la population, parce que nous sommes aujourd’hui endeçà des ratios, avec un gap important en termes de manques : un déficit de 32.000 médecins et de 65.000 infirmiers. Évidemment, il n’est pas facile de les former rapidement. C’est pour cela que nous avons vu avec le Chef du gouvernement pour que l’on prenne certaines décisions par rapport à cet état de fait.
F. N. H. : Concrètement, quelles mesures ont été prises dans ce sens ?
Kh. A. T. : Premièrement, et cela a été validé dans la loi cadre, nous allons créer une faculté de médecine et un CHU par territoire. Nous sommes sur 8 CHU aujourd’hui; nous allons continuer pour doter toutes les régions. Deuxièmement, en augmentant le nombre des centres de formation, nous allons également augmenter le nombre des formés. Troisièmement, nous réduisons le nombre d’années d’études en médecine en passant de 7 ans à 6 ans. Avec ces trois mesures, nous allons passer du ratio de 1,7 professionnel de santé pour 1.000 habitants à 2,5 en 2025. Nous sommes déjà au niveau des recommandations de l’OMS qui recommande 2,3. Et si nous continuons avec le même rythme, nous atteindrons les 4,2 à l’horizon 2028. Avec ce ratio, nous nous approchons des objectifs de l’ODD, les Objectifs du développement durable.
F. N. H. : Cela implique aussi la mise en place d’une carte sanitaire régionale.
Kh. A. T. : Comme je l’ai précisé, si nous règlons cette première question, nous n’aurons plus de problèmes au niveau des ressources humaines qui circulent entre le public et le privé. Nous aurons alors une suffisance, qui amène avec elle un niveau de qualité plus haut et plus compétitif. C’est pour cela que je suis convaincu que le public et le privé peuvent se compléter. Je suis tout à fait ouvert à ce que les professionnels du privé viennent travailler dans le public et vice-versa. Bien sûr avec des cahiers des charges pour qu’il n’y ait pas de dérapages. A un autre niveau, puisque nous sommes sur le groupement sanitaire territorial, il y aura l’élaboration d’une carte sanitaire régionale, qui est automatiquement publique et privée. Donc, dans le futur proche, nous ne pourrons investir que selon les considérations de la carte sanitaire régionale. Parce qu’il nous faut aussi combattre le désert médical. Il faut bien qu’il y ait une certaine incitation pour que l’on puisse investir dans des régions déshéritées.
F. N. H. : Dans cette optique, qu’en est-il de la revalorisation de la tarification nationale de référence (TNR) ?
Kh. A. T. : La TNR qui existe aujourd’hui date de 1998. Elle a été revue en 2006 pour certains axes. Le secteur libéral travaille aujourd’hui selon la tarification conventionnée. Dans ce sens, il y a un gap entre la tarification et la facturation réelle, il faut le reconnaître. Le citoyen marocain souffre aujourd’hui de ce décalage et il est parfois amené à payer le supplément. Mais le coût réel des soins est sous-estimé dans la tarification nationale. Si nous voulons éviter le chèque de garantie, qui est le noir, il faut revaloriser la tarification nationale de référence. Ceci dit, le privé doit aussi se mettre à niveau comme le fait le public aujourd’hui. Et dans cette mise à niveau, il y a une condition qui est très importante pour que l’on continue à être conventionné avec les organismes gestionnaires. Il faut que le système libéral dispose d’un système d’information qui soit intégré dans le système d’information national.
F. N. H. : La réforme du système de santé fait du monde rural une priorité. Pouvez-vous nous en donner plus de détails ?
Kh. A. T. : La loi-cadre 06.22 de la refonte du système de santé prévoit quatre piliers. Un pilier relatif au système de gouvernance, avec au niveau de l’échelle stratégique, la Haute autorité, la création de l’agence de médicament et la création de l’agence de sang. Et à l’échelle territoriale, c’est la création des groupements sanitaires territoriaux. Dans ce processus, il y aura aussi une réorganisation du ministère de la Santé, parce que le ministère aujourd’hui, avec son organigramme, n’est plus adapté aux perspectives de développement de la santé, ni par rapport à cette loi-cadre ni par rapport aux défis du futur. Le deuxième pilier, ce sont essentiellement les ressources humaines. Dans cette refonte, il est stipulé de créer un statut particulier pour les professionnels de santé, puisqu’on ne peut pas faire partie de ce système et travailler comme un fonctionnaire, sachant que le professionnel subit aujourd’hui une injustice. Dans les années 70 du siècle dernier, les médecins étaient au 3ème rang social. Aujourd’hui, ils sont au 28ème rang. Dans ce sens, le salaire du médecin est très en-deçà de ce qu’il devrait être. On ne peut pas avec ces salaires encourager les professionnels à rester chez eux. Ils vont certainement aller chercher ailleurs. Pour qu’ils restent ici, il faut leur conférer un statut confortable, avec une incitation. Dans cette politique d’incitation, celui qui travaille plus touche plus. On va créer un salaire fixe, et au-delà de ce salaire, c’est une variable. Et au-delà de la variable, il y a d’autres modes de rémunération. Ce sera donc un système qui apporte une plus-value. Le troisième pilier, c’est la mise à niveau, qui comporte et l’urbain et le rural. Dans ce sens, nous avons déployé un budget important. Notez bien que le budget de la santé a bien évolué. Certes, il n’est pas conforme aux recommandations de l’OMS, qui est d’avoir 12% du budget de l’État consacré à la santé, puisque nous sommes aujourd’hui à 6% de ce budget. Mais il y a une augmentation substantielle par rapport à 2019, puisque nous sommes passés de 16 à 28 Mds de DH. C’est déjà énorme. On le voit bien, il y a déjà un élan très positif dans ce sens, avec 1 milliard de DH dédiés chaque année, pendant cinq ans, pour la mise à niveau des structures sanitaires. En plus de 800 MDH pendant deux ans, pour la rénovation de l’ensemble des structures sanitaires, avec la modernisation de leur système d’information. Il y a aussi un travail qui est fait au niveau des CHU, avec 1 milliard 700 millions qui ont été dispatchés pour les cinq CHU anciens afin qu’ils soient aux normes, et compétitifs pour capter plus de clientèle.
F. N. H. : D’autres départements sont aussi mobilisés dans ce sens ?
Kh. A. T. : Absolument. Au-delà de cela, il y a d’autres programmes. Le programme de développement rural, avec le concours du ministère de l’Intérieur, que je tiens à remercier, ainsi que le ministère de l’Agriculture, dans le but de lever les disparités territoriales. Sans oublier l’INDH. Et la Fondation Mohammed V qui travaille aussi en collaboration avec les systèmes de santé pour apporter des réponses concrètes à différentes mesures dans le domaine de la santé. Dans ce sens, le secteur rural bénéficie aujourd’hui de 60% des ressources humaines, puisqu’il est une priorité nationale.