L’éducation des filles est le point cardinal qui permet l’accès au monde du travail, d’améliorer la santé et la sécurité des femmes et de leurs familles.
La participation des femmes diplômées de la tranche d’âge des 25-59 ans au marché du travail serait de 33%.
Entretien avec le professeur Intissar Haddiya, écrivaine, PhD en responsabilité sociale en santé et médecin-néphrologue.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Le 10 octobre, le Maroc célèbre la femme à travers une journée qui lui est exclusivement dédiée. Quelles sont les grandes avancées réalisées aujourd’hui en matière d’égalité des chances et parité homme-femme ?
Pr Intissar Haddiya : Pour répondre à cette question, il est important de rappeler qu’au cours de ces deux dernières décennies, notre pays a connu la consolidation des piliers du développement humain durable et équitable. Cela a pour objectif de réduire les disparités ainsi que la mise en place des valeurs démocratiques fondamentales et les droits humains. Des progrès significatifs ont été accomplis, sur des plans divers, sociaux, économiques et politiques ainsi que les libertés et les droits fondamentaux. Aussi, le Maroc a été témoin d’une dynamique de réformes juridiques, réglementaires et institutionnelles permettant d’implémenter et renforcer l’égalité des chances, la parité homme-femme, et la lutte contre toute discrimination dans les domaines de l’éducation, la formation, l’enseignement, les médias et les programmes culturels. La participation des femmes au champ politique en est une concrète illustration. En 2021, la part des femmes au Parlement était de 24.3%. En 2022, dans les secteurs de l’éducation et la formation, 30.8% des femmes de 25 ans et plus ont atteint le niveau secondaire versus 45.5% pour les hommes, et la proportion des jeunes femmes âgées de 15 à 24 ans alphabétisées est actuellement de 95.4% versus 97.9% pour les hommes. De plus, 33.2% des femmes appartenant à la tranche des 25-59 ans participent activement au marché du travail. Le code de la famille est en soi une réforme sans précédent qui a pour but de consacrer l’égalité hommefemme et améliorer le droit des femmes au sein de la cellule familiale. Ce code connaît actuellement une nouvelle réforme qui suscite beaucoup de discussions, de débats au sein de la société et des institutions étatiques. Il a pour ambition que la femme puisse apporter son concours aux différents secteurs, que les vides juridiques soient comblés et que tout citoyen (homme ou femme) puisse vivre dans la dignité.
F.N.H. : Le trio «éducationsanté et travail» constitue un pilier de développement incontestable dans une société. Pourtant, ce trio vital alimente également les inégalités sociales. Comment peut-on résoudre cette équation difficile ?
Pr I. H. : Il a été constaté dans plusieurs études réalisées à travers le monde, et notamment une récente étude de la Banque mondiale, que dans les pays en développement, le revenu par habitant augmente parallèlement au nombre de femmes ayant effectué des études secondaires et plus. L’éducation des filles est le point cardinal qui permet l’accès au monde du travail, d’améliorer la santé et la sécurité des femmes et de leurs familles. Car une femme instruite est plus à même de prendre soin de sa santé et celle de sa famille. Et comme vous dîtes, ce trio «éducation-santé et travail» constitue un pilier de développement incontestable dans une société, mais pourrait également creuser des inégalités. Pour résoudre cette équation délicate, la solution la plus logique serait de renforcer les actions relatives à l’éducation et l’instruction des filles. En effet, plusieurs actions sont proposées par les organismes nationaux et internationaux :
• Construire des écoles accessibles aux filles, notamment en milieu rural où les écoles sont souvent éloignées des maisons. Une étude menée par l’UNICEF avait conclu que les petites avaient moins de chance de se rendre à l’école lorsque celle-ci se trouvait à plus d’1 kilomètre de chez elles.
• Veiller à la sécurité des filles qui doivent faire un long trajet à pied pour aller à l’école. Elles peuvent être harcelées ou même agressées, décourageant ainsi leur instruction.
• Encourager les petites filles et les aider à avoir confiance en elles.
• Recruter des enseignantes, car celles-ci sont des exemples pour les filles, leur permettant de se projeter dans l’avenir, en les encourageant à poursuivre leurs études. C’est aussi un important moyen pour réduire les discriminations.
F.N.H. : Selon le HCP, 53% des Marocaines ne savent ni lire, ni écrire. A votre avis, quel serait le plan d’attaque pour remédier à cette situation catastrophique ?
Pr I. H. : Le taux d’alphabétisation est l’un des plus grands enjeux de développement humain de notre temps. Certes, dans notre pays les chiffres restent en deçà des objectifs escomptés, mais il est important de noter que le Maroc a franchi un certain nombre d’étapes dans ce chantier entamé depuis plusieurs décennies. L’un des plans d’attaque pour remédier à la situation d’analphabétisme, en général, et féminin, en particulier, a été la création de l’Agence nationale de lutte contre l’analphabétisme en 2016. Elle a pour mission d’orienter et de coordonner les activités de la lutte contre l’analphabétisme à travers une approche inclusive des différents programmes d’alphabétisation et leur adaptation en fonction des besoins des apprenants. La première feuille de route 2017- 2021, mise en place par cette agence, a permis de totaliser plus de cinq millions de bénéficiaires des différents programmes mis en place. Aussi, la crise sanitaire a représenté une opportunité en termes d’innovation en méthodes d’apprentissage, puisque nous avons palpé les possibilités et les perspectives possibles des nouveaux outils digitaux d’apprentissage. Toutefois, il est impératif d’examiner les pistes d’amélioration en impliquant et mobilisant toutes les parties prenantes, notamment les intervenants des différents secteurs public et privé, les partenaires sociaux, financiers et techniques. Il va sans dire qu’un financement suffisant et durable ainsi qu’une bonne gouvernance sont nécessaires pour atteindre l’objectif actuel qui ambitionne de réduire le taux d’analphabétisme au niveau national à moins de 10% à l’horizon de 2026.
F.N.H. : Beaucoup de progrès ont été réalisés, dont la généralisation de la couverture médicale. Vous, en tant points clés à améliorer pour une meilleure prise en charge ?
Pr I. H. : Les inégalités entre les sexes ont un impact sur presque tous les aspects de la vie des femmes, y compris la santé, notamment dans les pays en développement. Ainsi, si l’amélioration de la santé des femmes est un enjeu majeur universel, elle revêt une importance particulière dans ces pays. Pour répondre à l’urgence de ce défi, plusieurs études ont montré que l’émancipation est l’outil qui pourrait avoir un réel impact dans ce domaine. En effet, les problèmes de santé auxquels sont confrontées les femmes dans les pays à ressources limitées sont nombreux, notamment les difficultés d’accès aux diagnostics et aux soins appropriés, ou l’absence de matériel ou de médicaments adaptés. Ces difficultés ont des conséquences graves, et s’ajoutent au fait que ces femmes ne sont souvent pas autonomes et dépendent d’un autre membre de la famille, disposent de moins de ressources ou n’ont pas accès à l’éducation, ce qui augmente leur vulnérabilité. Pour toutes ces raisons, les femmes des pays en développement manquent souvent de soins de base et sont opposées à de graves problèmes de santé, notamment la mortalité maternelle. Au Maroc, la généralisation de la couverture médicale, projet national historique visant à assurer aux citoyens, hommes et femmes, un régime unifié de l’assurance maladie obligatoire de base, abstraction faite de leur statut social ou économique, est une consécration concrète de l’État social. Elle constitue un point clé dans l’amélioration d’accès aux soins pour les femmes en réduisant les inégalités auxquelles elles pourraient être confrontées. Par ailleurs, l’émancipation des jeunes filles à travers l’éducation et le renforcement de leur autonomie leur permettra de contribuer davantage à l’économie locale. Il est à noter que pour émanciper les femmes, il est nécessaire d’investir massivement dans la santé et l’éducation des filles.
F.N.H. : La femme marocaine est au centre de plusieurs projets de développement lancés par le Maroc. Quels sont les domaines où le bât blesse et où la femme est marginalisée. Quelles seraient les actions à engager dans ce sens ?
Pr I. H. : Selon le rapport actualisé du haut-commissariat au Plan, publié à l’occasion de la Journée nationale de la femme marocaine, en dépit des nombreux projets de développement lancés, il persiste des inégalités de genre notamment dans l’insertion du travail, intimement liées à l’accès à l’éducation et la formation. La participation des femmes diplômées de la tranche d’âge des 25-59 ans au marché du travail serait de 33% et demeure faible en comparaison aux hommes diplômés du même âge, dont la participation est de 92.2%. Elles sont plus au chômage, moins qualifiées et occupent des postes de responsabilité plus modestes que les hommes. L’entrepreneuriat aussi reste majoritairement dominé par les hommes. De plus, parmi les jeunes âgés de (15-24 ans) qui ne sont ni en éducation, ni en emploi, ni en formation (NEET), 37.3% sont des femmes versus 13.5% d’hommes.
Pour remédier à ce constat, il incombe aux politiques publiques d’œuvrer pour la concrétisation du rôle de la femme en tant qu’acteur actif dans l’économie marocaine par l’incorporation des critères d’égalité des chances dans les cursus scolaires, dès l’enfance. Le fruit de ces politiques n’est généralement visible qu’à moyen et long terme. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une urgence pour les décideurs. D’autres exemples des politiques publiques nécessaires pour augmenter la participation de la femme et améliorer son insertion au marché du travail est la construction et la mise à niveau de crèches publiques, ainsi que l’investissement privé, qui demeure moindre, au regard des besoins de l’économie marocaine. Ces mesures devraient être accompagnées d’évaluations régulières et rigoureuses, pour mieux orienter les décisions publiques en fonction des besoins et des impacts engendrés. Enfin, il est crucial de renforcer la représentativité des femmes au sein des instances publiques en encourageant davantage leur participation à la chose publique.