Finances publiques et souveraineté des Etats : les défis posés par l’aterritorialité et la cryptomonnaie

Finances publiques et souveraineté des Etats : les défis posés par l’aterritorialité et la cryptomonnaie

 

 

La globalisation de l’économie, l’essor des nouvelles technologies, la mobilité accrue des personnes et des biens, la montée en puissance des organisations internationales…, autant d’éléments qui peuvent constituer des limites à la souveraineté des Etats. Plus particulièrement la souveraineté financière qui est mise à rude épreuve.

 

 

La mondialisation et la numérisation des activités économiques mettent-elles à mal la souveraineté des Etats ? Comment concilier enjeu démocratique, choix des peuples au sein de territoires donnés, et réalité économique mondiale marquée par une dématérialisation qui ne reconnaît plus les territoires physiques ?

Des interrogations qui se sont invitées au 11e Colloque international des finances publiques autour du thème «Finances publiques et souveraineté des Etats», organisé par le ministère de l’Economie et des Finances et l’association pour la Fondation internationale des finances publiques, avec le soutien de la Revue française de finances publiques.

D’ailleurs, dans son rapport introductif au colloque, Noureddine Bensouda, le trésorier général du Royaume, plante le décor en expliquant que si la souveraineté est la forme qui donne l’être à l’Etat, elle connaît de plus en plus de limites dues aux développements des relations politiques, économiques, sociales, culturelles et juridiques, à l’adhésion à des zones de libre-échange (UE, ALENA, Mercosur, UEMOA, ASEAN,…) et en raison de l’importance prise par certains acteurs qui grignotent chaque jour de la souveraineté de l’Etat.

«Il s’agit notamment des organisations internationales (ONU, FMI, Banque mondiale, OMC, ONDE, CNUCED, BAD…), des multinationales, des marchés financiers, des sociétés de rating, des lobbies, etc.», poursuit N. Bensouda.

 

Monnaies virtuelles : menace ou opportunité

 

La souveraineté financière est particulièrement remise en cause par un environnement changeant, globalisé et de plus en plus numérique. La question a d’ailleurs fait l’objet d’une table-ronde qui s’est focalisée sur la souveraineté monétaire et fiscale ainsi que les limites de cette souveraineté sous le poids de la dette.

 


Avec la monnaie virtuelle, arrivent des acteurs non régulés qui opèrent en dehors de toute territorialité. Mais ce qui semble le plus inquiéter Ahmed Rahhou, c’est l’anonymat et le manque de transparence induits par la monnaie virtuelle.


 

L’un des premiers points discutés est la souveraineté monétaire face à la cryptomonnaie, exposé par Ahmed Rahhou en sa qualité de président Directeur général de CIH Bank. Il faut dire que depuis près d’une décennie, l’avènement de la cryptomonnaie a opéré des chamboulements dans la souveraineté des Etats sur la monnaie. Notamment en matière de régulation, mais aussi en matière de fiscalité.

Avec la monnaie virtuelle, arrivent des acteurs non régulés qui opèrent en dehors de toute territorialité. Mais ce qui semble le plus inquiéter Ahmed Rahhou, c’est l’anonymat et le manque de transparence induits par la monnaie virtuelle.

Cette absence de traçabilité ou plutôt d’identification pour relier des personnes à des transactions ouvre la voie à de possibles dérives, fraudes et blanchiments.

D'où l'importance de créer un cadre réglementaire et de coopération entre Etats. Mais ce n’est pas demain la veille que cela se fera. Sans compter l’innovation de développeurs déterminés à maintenir les cryptomonnaies en dehors de toute régulation.

Pour autant, le banquier ne perd pas de vue toutes les opportunités qu’offre l’économie numérique.

«Elle est en soi une opportunité d’affaires, notamment de développement d’outils, de création d’emplois mais, surtout, de solutions qui peuvent être vendues localement ou exportées, puisque beaucoup de pays viennent trouver au Maroc des modèles sur lesquels ils peuvent s’appuyer. Il y a une opportunité fabuleuse à travers l’économie numérique de créer de la richesse, de créer un savoir-faire exportable sur lequel nous sommes relativement dotés, puisqu’il y a beaucoup de jeunes formés, une volonté de lancer des start-up ainsi qu’un potentiel de clientèle auprès des entreprises. Là aussi, nous devons entrer dans la stratégie globale pour que l’effort de numérisation ou de digitalisation de l’administration ne se fasse pas uniquement par l’achat de logiciels et de solutions de l’extérieur, mais s’accompagne par un développement. Et j’en viens à une recommandation du Conseil économique, social et environnemental qui veut que la commande publique puisse créer de la richesse locale. Si ce type de mutation est accompagné d’une véritable volonté politique, cela crée de la richesse et des emplois», confie Ahmed Rahhou à Finances News Hebdo.

 

 

Outre le pouvoir monétaire, la souveraineté fiscale s’est accaparée la part du lion lors de cette table-ronde, plus particulièrement la mutation de la matière imposable sous le coup de l’évolution rapide des activités économiques face à des régimes fiscaux des pays plutôt rigides. La mondialisation de l’économie et l’essor des nouvelles technologies aidant, en plus de la mobilité des biens et des personnes, ont créé des difficultés pour les Etats de lever l’impôt sur leurs territoires respectifs, plus particulièrement l’impôt sur les sociétés. Le développement d’un nouveau modèle économique constitue de ce fait une réelle mise à l’épreuve de l’Etat.

«Le premier élément qui met en cause la souveraineté fiscale de l’Etat est la mutation du système économique, ce qui provoque un décalage entre le nouveau modèle économique et un système fiscal plus ancien dans un contexte globalisé. Cela pose le problème de levée de l’impôt sur le territoire national alors que l’économie est de plus en plus mondialisée. De ce fait, les entreprises les plus importantes et les particuliers n’ont plus de frontières réelles. Cela affecte donc le territoire de la fiscalisation», soutient Laure-Alice Bouvier, Docteur en droit et avocate au Barreau de Paris.

La valeur économique prend alors un autre sens et le développement sans précédent de l’intelligence artificielle est à la source d’une dynamique du changement face à un système fiscal stable, qui se traduit par une érosion de la base imposable de manière générale. «Le principal défi à la souveraineté fiscale est l’aterritorialité !», annonce l’intervenante, dans un monde où s’affrontent réel et virtuel.

 

Aterritorialité, réel défi imposé par le virtuel

 

Se pose alors la question de savoir quels dispositifs fiscaux adaptés pour les Etats qui reconsidèrent ce principe d’aterritorialité, pouvent les rétablir dans leur droit régalien à imposer l’activité créée sur leurs territoires, sans d’injustes surcroîts de fiscalité. Un sujet brûlant qui fait l’actualité notamment en Europe, à savoir la fiscalité des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon).

 


Les entreprises numériques ne disposent pas forcément d'une implantation physique dans les pays où elles réalisent leurs bénéfices, ce qui engendre une distorsion de concurrence avec les entreprises traditionnelles et une perte de recettes fiscales pour les États membres


 

Dans ce sens, Laure-Alice Bouvier rappelle le projet de directive ACCIS porté par la Commission et le Parlement européens pour harmoniser la base de calcul de l’impôt sur les sociétés au niveau européen, en y incluant les entreprises numériques. Autrement dit, les entreprises travaillant en Europe doivent payer le juste impôt dans le pays où elles réalisent leurs bénéfices. La difficulté vient du fait que les entreprises numériques ne disposent pas forcément d'une implantation physique dans les pays où elles réalisent leurs bénéfices, ce qui engendre une distorsion de concurrence avec les entreprises traditionnelles et une perte de recettes fiscales pour les États membres qui sont autant de charges en plus pour les citoyens européens. La conférencière rappelle que le projet dans sa version 2016 plus graduée peut être établi au-delà des frontières de l’Union européenne.

Autre dispositif cité est celui du modèle de convention fiscale de l’OCDE, dont le projet de mise à jour a été publié en juillet dernier, qui tend depuis 50 ans à rendre la fiscalité internationale plus équitable et plus facile à maîtriser. Dans le contexte d'une intégration croissante de l'économie mondiale, son objectif était d'aider entreprises et pouvoirs publics en évitant la double imposition et en empêchant la fraude fiscale. Mais se pose toujours la question de la mise à jour de ces conventions à la lumière de la rapide mutation de l’environnement et l’évolution des besoins et des attentes. La digitalisation signerait-elle la fin de la fiscalisation traditionnelle et le consentement à l’impôt ? Tout prête à le croire !

 

La souveraineté fiscale, un retour au bon sens

 

«Après les excès néolibéraux et la «mondialisation heureuse» des décennies passées, le retour à un concept tel que celui de la souveraineté est un retour au bon sens», soutient d’emblée l’économiste et professeur universitaire Najib Akesbi, lançant le débat sur le terrain de la volonté, notamment celle d’acquérir une capacité et celle de disposer de soi-même et de ses ressources.

Ancrée dans le contrat social, elle en est le socle même ; la souveraineté en démocratie exprime le choix du peuple et l’expression de sa volonté.

«La souveraineté est le droit de définir une politique en fonction de ses propres réalités, besoins et aspirations. Il ne s’agit pas d’ignorer le monde et les contraintes externes, mais d’abord à partir de ces réalités internes, mettre sur pied une politique économiquement, financièrement et socialement adaptée à ces réalités et se donner les moyens de la mettre en œuvre», soutient N. Akesbi. Et la réalité du Maroc veut qu’on ne fasse pas l’impasse sur l’alimentation, poursuit-il, puisqu’au fond, la souveraineté est le droit de définir une politique agricole et rurale adaptée et se donner les moyens de la mettre en œuvre.

Ce préambule fait, l’économiste rappelle en toute objectivité le constat d’échec de la réforme fiscale des années 80, induite par le Plan d’ajustement structurel (PAS), puisque presque 40 ans plus tard, ses objectifs n’ont pas été atteints, particulièrement l’élargissement de l’assiette fiscale et la baisse de la pression fiscale. Sans parler de l’amélioration de l’efficacité fiscale encore moins la justice fiscale. Pour preuve, avance Najib Akesbi, la baisse apparente de la pression fiscale est resenti essentiellement dans la catégorie du capital et des hauts revenus, avec une concentration de la pression fiscale sur les moyennes et basses tranches. Akesbi note également une amplification des privilèges fiscaux largement en faveur du capital et de ses revenus.

 


Les mesures fiscales, au nombre de 400, mais dont une quarantaine seulement semble efficace, constituent un manque à gagner de 32 milliards de DH


 

Aussi, l’IS est-il acquitté par une infime minorité d’entreprises (2% des sociétés payent 80% de l’IS alors que 69% d’entre elles se déclarent déficitaires au-delà des deux ans de prescription). Akesbi attire justement l’attention sur cette dichotomie entre assiette économique et assiette fiscale. On note également une TVA, plus régressive que jamais, mais également très largement fraudée. Enfin, les mesures fiscales, au nombre de 400, mais dont une quarantaine seulement semble efficace, constituent un manque à gagner de 32 milliards de DH.

«La sanction n’est autre qu’un déficit croissant de souveraineté !», déplore Akesbi qui relève que les recettes fiscales représentent 70% des ressources du Budget général de l’Etat, mais ne couvrent que 62% de ses dépenses. Autrement dit, nous sommes face à une dégradation de l’autosuffisance fiscale de l’Etat, ce qui l’oblige à recourir à l’endettement.

A fin 2016, la dette publique était de 827 Mds de DH, soit 82% du PIB, soit plus de quatre années de recettes fiscales. Autant dire que le système dans son état actuel ne remplit pas sa fonction financière. Que dire de ses fonctions économique et sociale ?

Pour Najib Akesbi, «retrouver le chemin de la souveraineté fiscale passe donc nécessairement par une réforme profonde du système fiscal… Une réforme qui «reconnecte» l’impôt aux réalités de l’économie, et conjugue équité et efficacité. En d’autres termes, il s’agit de réhabiliter la fonction redistributive de l’impôt pour en améliorer le rendement et l’efficacité». Cela passe par une amélioration de la gestion politique et technique de l’impôt, en faisant adhérer le citoyen-contribuable à une réelle fiscalisation de l’agriculture, une normalisation de l’imposition des revenus et profits fonciers et financiers, une révision du système des incitations fiscales et, surtout, mettre à contribution le capital.

Najib Akesbi énumère d’autres mesures, mais insiste sur la crédibilisation des institutions qui produisent l’impôt et le fait de redonner une légitimité à l’impôt par une meilleure affectation de ses ressources en réformant les dépenses publiques. ■

 

 

Par I. Bouhrara

 

 

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