Ancien Secrétaire général de Transparency Maroc et actuel président de la Commission «Ethique et bonne gouvernance» au sein de la CGEM, Bachir Rachdi nous livre dans cet entretien un regard analytique sur le phénomène de la corruption au Maroc, à la lumière du dernier classement de Transparency International. Ce militant associatif revient également sur les inquiétudes majeures qui pèsent sur la nouvelle Instance de probité et de lutte contre la corruption ainsi que le nouveau projet de loi relatif au droit d’accès à l’information.
Finances News Hebdo : Le Maroc a perdu huit places pour se pointer au 88ème rang parmi 168 pays au dernier classement de l’Indice de perception de la corruption, rendu public le 27 janvier dernier par Transparency International. Qu’en dites-vous ?
Bachir Rachdi : Le dernier classement de l’indice de perception de la corruption montre que le phénomène reste très répandu et que le Maroc n’a pas fait d’avancées notables dans ce domaine. Il faut savoir que lorsqu’on parle de corruption, c’est souvent la perception qui alimente la réalité. Si l’on prend l’exemple de l’environnement des affaires, le fait qu’il y ait une perception forte de la présence de la corruption n’encourage pas les entrepreneurs à faire preuve de fermeté face à ce phénomène. Au contraire, cela les incite à y recourir car ils considèrent qu’ils n’ont pas le choix. Beaucoup d’entre eux seraient ainsi tentés de penser que, étant donné que tout le monde recourt à la corruption, ils risqueraient d’être discriminés par rapport au marché et dans la relation avec leurs fournisseurs au cas où ils décident de faire l’exception. Cette perception a complètement perverti le monde des affaires.
F.N.H. : Avez-vous senti une aggravation de ce fléau au Maroc sous le gouvernement Benkirane ?
B. R. : Dans cet indice de perception, il y a deux éléments à retenir. D’une part, la note de 36 sur 100, contre 39 sur 100 il y a un an. D’autre part, le classement qui place le Maroc au 88ème rang contre 80ème l’année dernière. Il y a donc effectivement un recul d’une année à l’autre. Quand on regarde l’évolution de cet indice sur les dix dernières années, on voit bien que la note a toujours oscillé entre 34 et 39. On avance, puis on recule, pour revenir à la même note enregistrée en 2004, ce qui prouve qu’il n'y a pas eu d’avancées en termes de lutte contre la corruption. S’agissant maintenant du classement, il faut savoir que le nombre de pays notés varie d’une année à l’autre et ce ne sont pas toujours les mêmes, car l’indice de Transparency International exige d’être noté par un nombre minimum d’agences internationales.
Pour revenir à l’évolution du Maroc en 2015, je pense qu’il y a deux facteurs qui pourraient avoir contribué à cette dégradation. D’abord, la loi promulguée de l’Instance de probité et de lutte contre la corruption a marqué un recul par rapport aux engagements pris auparavant, notamment en 2011, et à tout le processus qui s’en est suivi, donnant plus de prérogatives et de pouvoirs à ce nouvel organe constitutionnel. Le deuxième facteur concerne le projet de loi qui encadre le droit d’accès à l’information. En effet, il y avait un projet qui a été mis sur la place publique (Ndlr : diffusé pour consultation publique sur le site du Secrétariat général du gouvernement), ayant déjà fait l’objet de débat au cours du mandat actuel de ce gouvernement, et qui était plus ou moins conforme aux normes internationales. Mais le texte qui est aujourd’hui en cours d’approbation au Parlement marque un net recul et va jusqu’à pénaliser l’utilisation de l’information, même si on est en droit de la demander. Même si l'on prouve qu’on a un intérêt direct à avoir une information, on risque une poursuite pénale si celle-ci est utilisée à des fins autres que celles pour lesquelles elle a été demandée. Nous sommes donc face à un texte lourd qui ne garantit pas le droit d’accès à l’information.
F.N.H. : Quels sont les changements majeurs introduits dans la version promulguée de la loi portant création de l’Instance de probité et de lutte contre la corruption ?
B. R. : Il fallait capitaliser sur l’expérience marocaine qui, il faut le reconnaitre, se distingue par un certain nombre d’éléments positifs. Surtout que l’on a déjà identifié quelques limites dans la pratique de l’Instance centrale de la prévention de la corruption (ICPC) instaurée par le décret de 2007.
Le projet de texte qui était soumis au débat public, a été élaboré au sein de l’ICPC, avec la participation de plusieurs départements ministériels, des représentants des syndicats, de la société civile, du secteur privé, etc. Il a fait l’objet de plusieurs échanges avec les entités concernées jusqu’au mois de mars 2014. Il fallait tenir compte des avancées apportées par le décret de 2007, notamment en termes de représentativité de l’organe exécutif de cette instance, de sorte à lui garantir une forte indépendance. Malheureusement, il y a eu retour en arrière sur cet aspect précisément.
On peut citer également d’autres aspects empêchant l’ICPC d’accomplir sa mission, au niveau du traitement des doléances, le pouvoir d’investigation, en respectant le rôle des différentes institutions de la Constitution, la justice en particulier. L’ICPC ne pouvait pas instruire en toute indépendance les dossiers et les amener à un stade qui permet de les soumettre à la justice.
Ce fut un élément qui a été développé de manière responsable au niveau du projet de texte, et sur lequel il y avait une large convergence. On peut citer également la question de l’indépendance du Budget, etc.
F.N.H. : Quid de l’autre projet de loi, actuellement en cours d’approbation, relatif au droit d’accès à l’information. Quels sont les aspects qui vous ont le plus interpellé ?
B. R. : Nous insistons à ce que le droit d’accès à l’information soit la règle et que les exceptions soient définies par la loi. Il y a, certes, des exceptions légitimes (tout ce qui relève du domaine de la sécurité de l’Etat et aux intérêts personnels des individus), qui sont connues dans les normes internationales, et qui doivent faire l’objet d’exclusions explicites et cadrées par la loi. Avec le texte en cours d’approbation, nous sommes dans le cas inverse. Ce dernier oblige de préciser l’intérêt et la nature de l’usage de cette information, de ne pas la diffuser et, surtout, éviter de l’utiliser à une fin autre que celle déclarée initialement. Il y a tellement de restrictions qu’on a l’impression que le nouveau dispositif va effrayer les demandeurs d’informations, du fait qu’il va jusqu’à pénaliser un usage qui, en soi, peut faire l’objet de plusieurs interprétations.
F.N.H. : Le gouvernement vient de dévoiler une stratégie nationale de lutte contre la corruption. Quelle appréciation faites-vous de cette feuille de route à l’horizon 2025 ?
B. R. : Je pense que ces deux réserves que je viens d’expliquer constituent un handicap qui marque l’implémentation de la nouvelle stratégie. Cela dit, il faut reconnaître que cette stratégie a bénéficié d’un diagnostic objectif selon une approche participative, débouchant sur une vision qui définit des objectifs à terme, avec des piliers fondés sur la prévention, la communication et la répression. Tout cela est décliné en programmes cohérents qui transcendent les départements et les secteurs. On ne peut qu’apprécier cette démarche, car on ne peut pas lutter contre la corruption de manière cloisonnée. Il fallait avoir une approche transverse qui identifie et traite les problématiques de manière cohérente.
La stratégie est dotée également de structures de gouvernance, avec un comité de pilotage présidé par le Chef de gouvernement et composé des principaux départements concernés, des représentants du secteur privé et de la société civile. Elle prévoit aussi des mécanismes de coordination et de suivi systématique pour chaque programme. Tout cela est intéressant mais le plus important reste à faire, notamment, au niveau de la mise en oeuvre sur le terrain. L’enjeu est de respecter son esprit fondamental, avec une gouvernance transverse et orientée vers le résultat et où l’on ne se perd pas dans les méandres des administrations et des départements.
F.N.H. : La stratégie prévoit des plans d’actions spécifiques pour chaque acteur. Qu’en est-il de l’implication du secteur privé ?
B. R. : Ile y a un programme dédié au secteur privé, sachant que ce dernier se retrouve dans toutes les autres déclinaisons sectorielles. Le secteur privé est appelé à se doter de codes de déontologie avec des mécanismes de suivi et d’évaluation adaptés au contexte de chaque activité. Le secteur privé doit également renforcer des approches de conformité qui deviennent aujourd’hui de plus en plus normées et bien connues à l’échelle internationale (la CGEM est en train de les promouvoir dans un programme appuyé par l’OCDE). Chaque secteur s’est engagé à identifier la cartographie des risques, notamment au niveau des marchés publics, de sorte à réfléchir aux mesures que les entreprises entreprennent avec les administrations concernées.
F.N.H. : De par votre expérience à la tête de Transparency Maroc et de votre engagement au sein de la CGEM, comment voyez-vous l’évolution de ce fléau au Maroc dans dix ans ?
B. R. : Si l’on était fragile pour verser dans le pessimisme, on peut dire que les résultats sont médiocres, bien que l’action de lutte contre la corruption soit engagée depuis 20 ans. Mais je pense que c’est une lecture rapide. Quand on connaît l’ampleur du phénomène et les poches de résistance qui s’opposent à toute action de lutte, on comprend pourquoi le processus est aussi lent. Certaines expériences internationales, pour ne citer que l’exemple du Rwanda, montrent bien que ce processus peut être plus rapide et efficace, avec des résultats probants et reconnus à l’échelle internationale. La lutte contre la corruption nécessite une parfaite connaissance de la réalité du terrain. Le fait d’avoir aujourd’hui au Maroc un diagnostic partagé par tous les acteurs est un élément d’espoir. Tout le monde est convaincu de la nécessité d’une stratégie nationale dans laquelle chaque acteur s’engage à respecter sa part de responsabilité. Tout cela alimente l’espoir de pouvoir infléchir la tendance pour obtenir de bons résultats.
Plan anticorruption 2015-2025
Tous les moyens sont bons pour éradiquer le fléau de la corruption au Maroc, mais une dose de volonté politique est nécessaire. Car rien ne sert de se voiler la face, le Maroc est mal loti dans le classement des organismes chargés de la perception de la corruption à l’international. Pour ne citer que le plus célèbre d’entre eux, Transparency International, qui vient de classer le Royaume au 88ème rang sur 168 pays. Plusieurs gouvernements se sont succédé au pouvoir en essayant, chacun à sa manière, d’inverser la tendance. Mais les poches de résistance ont préféré agir en faveur du statu quo. Le gouvernement Benkirane a voulu se démarquer en dévoilant, à moins d’un an des législatives, les contours d’une stratégie nationale de lutte contre la corruption à l’horizon 2025. La priorité sera accordée aux secteurs les plus exposés à la corruption, comme la santé, les collectivités locales, la justice et la Sûreté nationale. Présentée comme le fruit d’un large travail de concertation, impliquant plusieurs départements ministériels, le secteur privé et la société civile, la nouvelle feuille de route identifie 239 projets nécessitant un budget global de 1,8 milliard de dirhams. Elle se décline en trois étapes. La première, 2015-2016, prévoit 174 projets nécessitant 840 millions de DH. La deuxième, s’étalant de 2017 à 2020, porte sur 59 projets pour 937 millions de DH. Enfin, six projets sont programmés pour la période 2021-2025 et devront mobiliser un investissement de 18 millions de DH. Le financement sera assuré en partie par un nouveau Fonds anticorruption bénéficiant d’une contribution du Budget de l’Etat et de la coopération internationale. Côté gouvernance, une Commission nationale a été mise en place sous la présidence du Chef de gouvernement, composé des représentants des ministères, des instances de la gouvernance, des ONG et du secteur privé.
Propos recueillis par Wadie El Mouden