Najib Akesbi : Depuis les années 70 du siècle passé, la Banque mondiale (BM) produit ce type de rapport (appelé Mémorandum) à peu près une fois chaque décennie. L’avant-dernier date donc de 2006, puis celui qui l’avait précédé de 1995, etc. D’ores et déjà, il faut savoir que ce n’est pas un document académique ou scientifique; mais politique. Fondamentalement, sa fonction première est de tracer le cadre idéologique et stratégique dans lequel la «Banque» entend contenir les orientations, et partant, les politiques publiques du pays dans le domaine du développement économique et social. Il est tout au plus destiné à justifier, disons à donner une assise réfléchie à un projet politique, à des choix de politique économique, financière, sociale… On sait notamment que la première chose par laquelle on commence ce genre de rapport, c’est sa conclusion ! On commence par fixer les principaux «messages/ recommandations» à faire passer, et ce n’est qu’après qu’on se met à chercher les «analyses» et les illustrations de nature à justifier les conclusions auxquelles on veut absolument arriver… Au demeurant, un tel rapport est toujours suivi d’une «feuille de route» (comme cela vient d’être fait le 16 mai, au lendemain de la présentation officielle du rapport…). La démarche est ainsi limpide : le «rapport» étant lu, voilà maintenant ce qu’il faut faire pour mettre en œuvre ses recommandations… Il faut dire que, s’agissant avant tout d’une «banque» qui doit faire fructifier ses fonds dans de bonnes conditions de rentabilité et de sécurité, la BM introduit ainsi son «offre» financière et indique ses «préférences» en matière de projets à financer…
"La BM sait bien comment vendre ses «produits», grâce à des stratégies marketing bien étudiées"
Ceci étant, un rapport de ce type, avant d’en tirer des «gains», il faut d’abord le «vendre», et la BM sait bien comment vendre ses «produits», grâce à des stratégies marketing bien étudiées. Chaque rapport est donc assorti d’un «gadget promotionnel» destiné à susciter l’intérêt, frapper l’imagination, «faire le buzz» dirions-nous aujourd’hui. Pour remonter seulement aux trois derniers rapports, je vous rappelle que celui de 1995 avait été celui de la fameuse «crise cardiaque», celui de 2006 avait piteusement confessé que la croissance au Maroc restait une «énigme», et celui de cette année nous annonce honteusement que nous avons un retard d’un demi-siècle par rapport à nos voisins de l’Europe du Sud… Naturellement, comme l’objet n’est pas d’aller au fond des choses, mais seulement de «faire le buzz», on oubliera vite ce qu’on a annoncé avec gravité et on passera à autre chose ! Par exemple, en 2006, la BM ne prend même pas la peine de nous expliquer ce qu’il en a finalement été de la «crise cardiaque» annoncée en 1995, tout comme en 2017, on ne sait toujours pas si la croissance au Maroc a encore quelque chose «d’énigmatique» pour elle, ou si elle a fini par en percer le secret…
N. A. : Oui ! Trois caractéristiques communes au moins, qu’on peut résumer ainsi.
Premièrement, les rapports de la BM se suivent et se ressemblent, puisqu’ils sont quasiment toujours construits sur le même schéma. Vous trouverez toujours une première partie où, quelle que soit la situation, on va toujours commencer par «positiver», et donc s’appliquer à braquer les projecteurs sur quelques éléments soigneusement choisis parce que ce sont eux qui ont positivement évolué. Ensuite, on va passer à la «critique», mais une critique bien sélective puisqu’on ne va décrier que les questions pour lesquelles on a déjà toute prête une batterie de «recettes/recommandations», auxquelles précisément est consacrée la troisième partie…
Deuxièmement, les rapports se suivent et se ressemblent certes, mais ne sont jamais logiquement articulés entre eux, en ce sens qu’un rapport de ce type ne commence jamais par simplement faire le point sur le contenu du rapport précédent. Vous ne trouerez jamais un rappel de l’analyse et des recommandations qui avaient été faites, ne serait-ce que pour clarifier ce qu’il en est advenu : Qu’est-ce qui a évolué depuis le dernier rapport ? Qu’est-ce qui a été fait et qu’est-ce qui n’a pas été fait, et surtout, pourquoi ? L’intérêt d’une telle démarche est évidemment de tirer les leçons de l’expérience pour repenser ce qui devrait l’être pour l’avenir… Eh bien non, chaque rapport prétend réinventer la roue ! Comme une nouvelle naissance dans un monde à découvrir… Il n’y a donc pas d’accumulation, et donc pas de «gains de productivité» ! (pour reprendre une expression qui semble chère aux experts de la BM).
Troisièmement, il n’y a pas d’accumulation aussi parce qu’il n’y a pas de reddition des comptes. Il est tout de même singulier de constater que la BM, qui passe son temps à donner des leçons de «bonne gouvernance» au monde entier, ne s’applique pas à elle-même les règles les plus élémentaires de cette dernière… La BM, qui finit toujours par imposer ses vues aux gouvernants, n’est jamais responsable de rien devant personne ! Vous ne trouverez jamais dans ses rapports l’ombre d’une autocritique. C’est toujours la faute aux autres !... Et comme on ne fait jamais le bilan de ce qui n’a pas marché, ne serait-ce que pour comprendre le pourquoi et le comment de l’échec, rien n’empêche que les mêmes causes ne continuent éternellement de produire les mêmes résultats…
N. A. : Il n’y a pas que la réglementation du travail, mais toute la panoplie des recettes néolibérales, sans cesse ressassées depuis des décennies, avec les résultats que l’on sait… Justement, si vous le permettez, je voudrais répondre à votre question, mais en montrant non seulement que nombre de recettes contenues dans ce rapport sont anciennes, mais aussi en les reliant avec l’idée que j’ai commencée à développer : la BM n’est jamais comptable de ses actes, alors que ceux-ci sont souvent lourds de conséquences… Revenons un peu sur les cinq derniers rapports (c’est-à-dire sur les cinq dernières décennies) pour rafraîchir un peu les mémoires et illustrer mes propos.
Prenez le mémorandum de 1977 et relisez-le. Vous serez surpris de constater à quel point les auteurs ne voient absolument pas venir la crise de la dette qui va plomber le pays pour les deux décennies suivantes ! Au contraire, on donne sa bénédiction aux dérives budgétaires de l’époque, on ne s’inquiète pas trop de l’endettement qui est en train d’exploser, et on ne dit pas un mot de la réforme fiscale qui apparaissait pourtant déjà tellement nécessaire. Lorsque la crise éclate quelques années plus tard, alors et alors seulement on «se lâche» pour déplorer les dérapages antérieurs, mais surtout pour s’engager toutes voiles dehors dans l’élaboration et la mise en œuvre des tristement célèbres programmes d’ajustement structurel. Le coût social en sera terrible ? Oui, tout le monde en a convenu, mais après coup ! Vous ne trouverez dans aucun rapport de la BM des années 80 que les politiques d’ajustement structurel étaient en train de dévaster le pays socialement. En revanche, une décennie plus tard (donc seulement lorsque le mal est fait), on vous dira que la décennie 80 était «une décennie perdue», que les équilibres macroéconomiques restent fragiles, que le pays court le risque de «la crise cardiaque» (dans un rapport sur le développement rural, il est même question de «deux Maroc», pour mettre en évidence l’ampleur de la pauvreté dans les campagnes marocaines…). Bref, ça va très mal, mais surtout, à aucun moment on n’a l’honnêteté intellectuelle de lier cet état de fait aux politiques qui ont été conduites et financées par la BM ! Non, tout le monde peut être responsable, mais surtout pas la BM…
Continuons. Toujours dans le rapport de 1995, au moment où on se lamente sur les conséquences de ce qui s’était fait, on ne dit rien sur ce qui est alors en train de se faire… Par exemple, on encourageait alors tellement les privatisations et les accords de libre-échange que bien évidemment, on ne dira rien sur les dérives que chacun pouvait déjà clairement constater (à commencer par la cession scandaleuse en 1996 de la Samir et dont on mesure aujourd’hui les conséquences…). Bien au contraire, on fait carrément dans la fuite en avant néolibérale : on prône donc déjà la «réforme du marché du travail», la suppression des «rigidités du marché», l’élargissement du «cadre incitatif» du secteur privé, l’accélération du programme des privatisations, une encore plus grande libéralisation des échanges, la libéralisation du régime de change du Dirham… Eh oui, tout y était déjà il y a plus de 20 ans !
Dans le rapport de 2006, on va reconnaître qu’on n’y comprend rien ! On peut y lire que la problématique de la croissance au Maroc reste «une énigme»… Et pourtant, comme si de rien n’était, on reprend les mêmes recettes et on recommence : gel du salaire minimum, baisse de l’impôt sur les sociétés et de l’impôt sur les hauts revenus (on redécouvre Laffer !), accélération de la libéralisation des importations, flexibilité «pro-active» du Dirham permettant «une dépréciation réelle du taux de change»… Dans le même temps, obsédés par le «moins d’Etat» et le dogme de réduction des effectifs de la fonction publique, on va imposer la non moins tristement célèbre opération dite «DVD», qui, outre son coût financier exorbitant, reviendra à dépouiller l’administration et l’Université de leurs meilleures compétences. Puis, bien évidemment, on attendra dix ans et le prochain rapport pour se lamenter sur la «faiblesse du capital humain» et ses conséquences sur la croissance, sans songer une seule fois à mettre en relation ceci et cela !... Tout comme on ne dira rien sur les plans sectoriels qui se multiplient alors, à commencer par celui qui prétendait faire «émerger» l’industrie, et on attendra encore 2017 pour déplorer la «difficile industrialisation», voire la «désindustrialisation prématurée» du pays… On ne dira rien non plus sur les fameux «grands chantiers» dont il fallait être aveugle pour ne pas voir les dérives, mais là encore, on attendra 2017 pour «découvrir» que la part du secteur privé dans l’investissement global reste faible (après 50 ans de politiques tous azimuts de promotion de ce dernier !), et -surtout- que les investissements publics ne sont générateurs ni de croissance ni d’emplois… Pour autant, on ne retient de l’expérience aucune des leçons qui s’imposent. Dans le présent rapport, on continue donc aveuglément de prodiguer les recettes éternelles susceptibles d’améliorer le «climat des affaires» et de promouvoir le secteur privé d’une part, et d’autre part, on se garde bien de discuter les raisons profondes, c’est-à-dire de «gouvernance», qui condamnent la plupart des «grands chantiers» à l’échec. Mais pour cela, peut-être faudra-t-il attendre le mémorandum de 2027 ?!
N. A. : Vous savez, l’économie politique existe depuis trois siècles, et l’économie des institutions depuis au moins trois décennies, alors que la BM ne semble avoir découvert ces champs de réflexion théorique et pratique que depuis quelques années ! Et encore, à sa manière… Car s’il est vrai que le rapport consacre son «épilogue» à ce qu’il appelle «l’économie politique du changement» (p.305), expliquant que la réalisation du potentiel de croissance du pays «est fortement bridée par de multiples équilibres sous-optimaux en termes d’économie politique», que «l’économie politique du changement consiste à identifier et actionner les forces qui pourraient permettre un nouvel équilibre porteur de plus de bien-être social». Bref, a priori on n’est pas très loin d’une analyse qui emprunte à l’économie des institutions un de ses piliers, celui qui fait de la «qualité des institutions» le déterminant majeur de l’échec ou du succès des politiques de développement. On s’attend même, logiquement, à une illustration dans le cas du Maroc à travers l’Institution qui se trouve au-dessus de toutes les autres, la «monarchie exécutive» naturellement… L’institution qui, précisément, décide des choix stratégiques de politique publique, sans légitimité des urnes, sans reddition des comptes et dans la dilution des responsabilités : exactement ce qu’il ne faut pas faire quand on souhaite améliorer la «qualité des institutions» et aller dans le sens de la «bonne gouvernance»…
Eh bien, il faut rapidement déchanter ! D’abord, à l’intention de qui se hasarderait à penser à l’alternative de la «monarchie parlementaire», on se presse de répéter à plusieurs reprises qu’il faut se garder de tout «mimétisme institutionnel»… Puis, on tombe de bien haut car on découvre qu’en fait d’institutions, il n’est principalement question que de celles… «d’appui au marché»! Et on revient donc aux sentiers battus et bien connus : Renforcement de la concurrence («la lutte contre les rentes» n’étant abordée qu’à ce niveau), assouplissement de la règlementation du travail, flexibilité des politiques de recrutement, SMIG régional et sectoriel, libéralisation du régime de change, libéralisation du contrôle de capitaux, encore plus de libéralisation des échanges, cette fois y compris agricoles… En somme, il suffit de gratter un peu le vernis de concept qu’on n’emprunte que pour les pervertir, et rapidement on retrouve le socle des bonnes vieilles recettes néolibérales…
Finalement, quand on a fait cette revue rétrospective, la seule question qu’on doit poser aux rédacteurs de ce rapport est la suivante : En l’absence des véritables réformes institutionnelles que vous vous gardez bien d’aborder, comment pouvez-vous croire, et nous faire croire, que ce qui n’a pas marché depuis quarante ans pourrait l’être dans les années qui viennent ?
F. N. H. : «Les rapports de la Banque mondiale ne sont pas parole d'évangile», avait lancé récemment Moulay Hafid Elalamy. Faut-il y voir un Maroc un peu excédé par les directives de l’institution de Bretton Woods ou bien nos responsables sont-ils accablés par les failles de certaines politiques sectorielles ?
N. A. : Les réactions de certains membres du gouvernement ne sont guère crédibles et c’est le moins qu’on puisse dire. Car la «norme» chez la BM, ce n’est pas de critiquer, mais plutôt «glorifier» les gouvernements sur lesquels elle tient à garder son emprise, même lorsque chacun peut aisément constater l’inanité des «éloges» distribués… Et quand la BM, souvent à tord, distribue des «bons points», les responsables en question sont bien les premiers à en être ravis, très fiers, et du reste ne se privent guère pour le faire savoir à travers leurs médias. Alors, maintenant que pour des considérations qui relèvent de sa «cuisine politique», la BM choisit de distribuer quelques «mauvais points», on se rebiffe, on se fâche comme un mauvais joueur, et on «découvre» que les rapports de la BM ne sont pas parole d’évangile ! Fort bien. Il faudrait se rappeler de ce lumineux jugement, la prochaine fois que la BM reviendra à son «habitude», et dira plutôt du bien de telle ou telle politique du gouvernement…
Plus sérieusement, oui, nous savons depuis longtemps que les rapports de la BM, comme je l’ai expliqué au début de cet entretien, sont tout sauf des documents «scientifiques» au-dessus de tout soupçon. Ce ne sont au fond que des outils au service d’une politique qui est celle de la BM et non des pays concernés. Plus grave, le contenu de ces rapports peut être manipulé, voire carrément falsifié, en fonction des objectifs poursuivis. Vous le savez, j’ai été moi-même avec deux autres de mes collègues témoin direct d’une véritable opération de falsification de données par des responsables de la BM dans le cadre de l’étude RuralStruc. Ce n’est pas le lieu ici de revenir sur ce litige (au demeurant confié à la Justice depuis plusieurs années), mais c’est pour dire que, au-delà d’un cas de figure particulier, la crédibilité des rapports de la BM est de plus en plus posée dans de nombreux pays… D’autant plus que l’enjeu est considérable. Car il faut tout de même garder à l’esprit que ces rapports ne sont pas une simple production intellectuelle, mais des supports qui vont soutenir des politiques, justifier des projets… et induire de l’endettement. Eh oui, et quand le projet échoue (parce que fondé sur une étude erronée), la dette reste due et devra bien être remboursée. La BM, elle, s’en lave les mains et ne s’occupe que du remboursement de sa créance. Car il faut tout de même savoir que la dette vis-à-vis de la BM est toujours remboursée sans retard et sans discussion, que le projet ainsi financé ait réussi ou échoué, que l’étude qui l’ait sous-tendu ait été sérieuse ou farfelue ! C’est dire l’extravagance des privilèges et l’impunité dont bénéficie l’Institution de Washington… Or, rappelons que la BM reste aujourd’hui encore le premier créancier multilatéral du Maroc, avec une dette qui approche les 50 milliards de dirhams, et un service de la dette annuel de l’ordre de 2 à 3 milliards de dirhams. Qui est comptable de l’utilisation de ces deniers publics? Qui demandera un jour des comptes à la BM et à nos gouvernants, juste pour savoir comment et à quoi ont servi les fonds empruntés et qu’il a bien fallu rembourser à partir des impôts que nous payons tous ?