Le Conseil de la concurrence fait des règles de transparence et d’équité son cheval de bataille. Me Nesrine Roudane, avocate au barreau de Casablanca, agréée près la Cour de cassation, médiatrice et arbitre, présidente de la Commission startups et capital risque de l’Union internationale des avocats et associée responsable de Roudane & Partners Law Firm, explique comment le Royaume cherche à instaurer un cadre réglementaire robuste et décode les défis et les opportunités d’un environnement de concurrence en constante mutation.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Quelle lecture faites-vous de l’évolution du droit de la concurrence au Maroc ces dernières années ?
Me Nesrine Roudane : L’évolution du droit de la concurrence au Maroc témoigne clairement de la volonté du Royaume de moderniser et de renforcer son économie de marché. En adoptant une régulation qui équilibre la protection des consommateurs avec la stimulation de l’innovation et de la compétitivité, le Maroc s’inscrit dans une démarche de croissance durable et de transparence. Cette trajectoire a débuté dans les années 2000 avec la promulgation de la loi sur la liberté des prix et de la concurrence, qui a jeté les premières bases d’une régulation efficace. La Constitution de 2011 est ensuite venue consolider cet engagement, en affirmant le principe de libre concurrence comme un pilier de l’économie nationale. Puis, les lois 104-12 et 20-13, respectivement sur la liberté des prix et de la concurrence, et sur la création du Conseil de la concurrence, ont marqué une avancée significative en offrant un cadre moderne et en phase avec les standards internationaux, tout en s’adaptant aux spécificités du marché marocain. L’évolution s’est accélérée avec l’adoption de la loi 40-21, qui a renforcé le socle juridique en apportant des modifications substantielles. Cette loi introduit un contrôle plus strict des concentrations économiques pour limiter les effets anticoncurrentiels, une procédure de notification simplifiée pour faciliter les opérations de fusion et acquisition, ainsi qu’une procédure de transaction pour permettre aux entreprises de régulariser leurs pratiques en amont. La clarification des critères de sanction a également apporté plus de transparence et de prévisibilité, facilitant une meilleure adaptation des entreprises à leurs obligations. La publication des nouvelles lignes directrices pour le contrôle des concentrations économiques en 2023 illustre cet engagement.
Ces directives permettent aux entreprises locales et internationales de mieux comprendre les attentes des autorités en matière de conformité, offrant ainsi une meilleure lisibilité pour leurs projets de croissance ou de partenariat. Ce travail du Conseil de la concurrence, à travers ses avis, décisions et directives, marque une convergence avec les normes internationales et une adaptation continue aux spécificités du marché marocain. Outre le contrôle des concentrations, l’activation récente de la prérogative du Conseil d’effectuer des perquisitions dans les entreprises soupçonnées de pratiques anticoncurrentielles démontre une ferme volonté de préserver la concurrence. En menant des actions ciblées contre les abus de position dominante ou les ententes illicites, les autorités marocaines veillent à instaurer une compétition saine qui profite aux consommateurs et à l’économie dans son ensemble. Cette évolution incite les entreprises à adopter des pratiques plus vigilantes, en intégrant des mesures de conformité qui répondent aux standards en vigueur. Dans ce contexte, l’accompagnement en matière de conformité devient essentiel pour les opérateurs économiques. Qu’il s’agisse de la notification des concentrations, de la prévention des risques liés aux enquêtes et perquisitions, ou de l’intégration des bonnes pratiques en matière de gouvernance, l’enjeu est de taille pour les entreprises opérant au Maroc et nous veillons à développer continuellement notre expertise pour relever ces défis et à s’aligner sur les meilleures pratiques de conformité.
F.N.H. : Les amendes récemment infligées à certaines sociétés suite à des pratiques anticoncurrentielles démontrent la fermeté du Conseil de la concurrence. Comment évaluez-vous l’impact de ces sanctions sur les pratiques des grandes entreprises et sur le climat concurrentiel au Maroc ?
Me N. R. : Les récentes sanctions imposées par le Conseil de la concurrence au Maroc en réponse aux pratiques anticoncurrentielles révèlent une volonté ferme de créer un environnement économique juste et transparent. Ce positionnement a un impact significatif sur les opérateurs économiques qui, désormais, devront être plus vigilants pour éviter les sanctions financières, mais aussi les risques pour leur réputation et leur image de marque. L’effet dissuasif de ces amendes est donc double : elles renforcent non seulement l’attention portée aux pratiques de conformité en interne, mais aussi la sensibilisation des directions à l’importance d’une politique de concurrence saine. Ainsi, les entreprises révisent leurs stratégies pour mieux intégrer les normes de conformité et réduire ainsi les risques associés aux comportements anticoncurrentiels. Cette prise de conscience se traduit par un renforcement des procédures internes de contrôle, des formations accrues pour les salariés, et une vigilance accrue dans les interactions avec les concurrents. Les sanctions devraient inciter les entreprises à adopter une gestion proactive de la conformité. Les sanctions peuvent aussi jouer un rôle dans la consolidation de la confiance entre les différents acteurs économiques. En veillant à ce que les règles de concurrence soient strictement respectées, le Conseil renforce la transparence du marché, ce qui est bénéfique tant pour les entreprises que pour les consommateurs. On peut considérer comme suite logique que cela permettra aux petites et moyennes entreprises de rivaliser pour une dynamisation de l’innovation et la diversité de l’offre sur le marché. Cette évolution contribue à positionner le Maroc comme un marché attractif pour les investisseurs étrangers. Un cadre de régulation robuste et équitable est un signal rassurant pour les investisseurs internationaux, qui y voient un environnement où leurs intérêts seront protégés et où leurs investissements ne seront pas compromis par des pratiques anticoncurrentielles. Cette approche crédibilise encore davantage l’économie marocaine sur la scène internationale, en mettant en avant un marché encadré par des règles de transparence et d’équité.
F.N.H. : La croissance des plateformes numériques soulève des défis de concurrence nouveaux et complexes. Selon vous, quelles initiatives devraient être mises en place pour mieux encadrer ce secteur au Maroc et éviter une concentration excessive du pouvoir de marché par certains acteurs ?
Me N. R. : La croissance rapide des plateformes numériques pose de nouveaux défis concurrentiels au Maroc, car ces acteurs dominants peuvent exploiter leur position pour s’imposer dans divers segments du marché. Pour mieux encadrer ce secteur et prévenir une concentration excessive de pouvoir, des initiatives réglementaires, des mécanismes de surveillance et une coopération accrue entre régulateurs seraient les bienvenus. Il serait opportun de prendre en considération les spécificités des plateformes numériques en adaptant certaines lois. Par exemple, la mise en place de seuils de contrôle des concentrations, adaptés au modèle économique des plateformes et non uniquement à leurs revenus, permettrait de surveiller les acquisitions stratégiques, comme celles de startups innovantes, que certains géants réalisent pour neutraliser la concurrence. Le Maroc pourrait s’inspirer des dispositifs européens, où les acquisitions par des plateformes sont surveillées même en l’absence de seuils financiers significatifs, pour éviter toute stratégie d’élimination des concurrents potentiels. La publication de lignes directrices spécifiques aux plateformes numériques clarifierait les attentes en matière de pratiques commerciales, de collecte de données et de non-discrimination dans l’accès aux utilisateurs.
Par exemple, en encadrant les comportements d’auto-préférence (lorsqu’une plateforme favorise ses propres produits ou services au détriment de ceux des autres), le régulateur pourrait établir une concurrence plus équitable et renforcer la transparence pour les utilisateurs. Une telle régulation offrirait aux nouvelles entreprises des chances de croissance, leur permettant de rivaliser avec les acteurs établis sans subir de pratiques déloyales. La surveillance proactive est également nécessaire pour identifier rapidement les comportements abusifs et mettre en œuvre des sanctions si nécessaire en présence de pratiques telles que les prix d’éviction, le blocage de la distribution de certaines applications, ou l’usage abusif des données des utilisateurs pour réduire la concurrence. C’est un domaine où la collaboration accrue entre les différents régulateurs nationaux, notamment en matière de protection des données et de concurrence, est indispensable. En travaillant ensemble, les autorités peuvent mieux surveiller les effets croisés des pratiques des plateformes, notamment sur le plan concurrentiel et celui de protection des droits des consommateurs. Cela pourrait aussi impliquer une coordination internationale avec des régulateurs d’autres pays, en particulier pour les grandes plateformes étrangères opérant au Maroc, pour harmoniser les règles et les standards. Ces initiatives aideraient non seulement à contenir les risques de concentration excessive dans le secteur des plateformes numériques, mais aussi à promouvoir un environnement où innovation, transparence et concurrence sont encouragées, au bénéfice des consommateurs marocains et de l’économie numérique nationale.
F.N.H. : Quelle approche le Maroc devrait-il adopter pour trouver un équilibre entre le soutien à la croissance de grandes entreprises nationales et la prévention de pratiques anti-concurrentielles, en particulier dans les secteurs stratégiques ?
Me N. R. : Pour le Maroc, l’enjeu est de trouver un équilibre entre le soutien à la croissance des grandes entreprises nationales et la prévention des pratiques anticoncurrentielles, notamment dans les secteurs stratégiques. Une approche intégrée pourrait inclure plusieurs axes. Tout d’abord, bien que le cadre réglementaire ait déjà été revu, il est essentiel de continuer à renforcer les critères de contrôle des concentrations en tenant compte de la taille des entreprises concernées et de l’impact potentiel sur la concurrence locale. Cela nécessite une évaluation rigoureuse des fusions et acquisitions, en analysant leurs effets à long terme sur la concurrence et l’innovation dans des secteurs clés comme l’énergie, les télécommunications et l’agroalimentaire. Ensuite, bien que des lignes directrices aient déjà été publiées, il serait bénéfique de continuer à en élaborer d’autres en fonction de l’évolution du marché et des secteurs concernés. Ces lignes directrices permettraient entre autres une meilleure compréhension des sujets de conformité dans notre pays. Parallèlement, le soutien à la croissance des grandes entreprises nationales doit être couplé à des mesures proactives visant à encourager la compétitivité sur le marché. Cela peut passer par des incitations à l’innovation et au développement de nouveaux produits ou services, ainsi que par le soutien aux PME et aux startups, qui sont des acteurs clés pour la diversité et la compétitivité du marché. En facilitant l’accès au financement et aux ressources, ces entreprises peuvent devenir des contrepoids à la concentration de pouvoir dans les mains de quelques grands acteurs. Enfin, la promotion de la transparence et l’engagement des parties prenantes dans le processus de régulation et la culture de conformité. Des consultations régulières avec les acteurs économiques, y compris les PME, permettront de mieux comprendre les réalités du marché et d’adapter les régulations en conséquence.
F.N.H. : Le dernier rapport annuel du Conseil souligne que certaines industries au Maroc, comme l’assurance, sont souvent dominées par quelques acteurs, ce qui peut décourager les nouveaux entrants. Quelles mesures pourriez-vous recommander pour faciliter l’entrée de nouvelles entreprises dans ces secteurs tout en préservant la qualité des services ?
Me N. R. : Pour favoriser l’entrée de nouvelles entreprises dans des secteurs dominés par quelques acteurs, tout en préservant la qualité des services, plusieurs mesures stratégiques peuvent être envisagées. Par exemple alléger les exigences réglementaires pour les nouvelles entreprises sans compromettre les normes de qualité. Cela pourrait inclure une simplification des procédures d’agrément et de licensing, permettant aux startups et PME de se lancer plus facilement dans le secteur. La promotion d’un cadre réglementaire simplifié, transparent et efficace, tenant compte de la digitalisation croissante de ces services. Favoriser l’innovation et la concurrence par le biais de l’encouragement des partenariats entre grandes entreprises et nouveaux entrants. Des programmes de mentorat ou des initiatives de co-innovation pourraient permettre aux nouveaux acteurs d’accéder à des ressources et à des connaissances précieuses, tout en stimulant la compétition dans le secteur. La mise en place de mécanismes de soutien financier, tels que des subventions ou des fonds d’investissement dédiés, pourrait également encourager l’entrée de nouvelles entreprises. Tout cela ne serait complet sans la surveillance et l’évaluation régulières du marché pour identifier les comportements anticoncurrentiels et les obstacles à l’entrée pour intervenir rapidement pour garantir une concurrence loyale et protéger les nouveaux entrants des pratiques déloyales.