Entre potentiel inexploité et défis structurels, l’Afrique est à un tournant de son développement. Mossadek Bali, président du patronat malien et PDG de la chaîne Azalaï Hôtel, revient sur les opportunités offertes par le continent, les obstacles à surmonter et les leviers indispensables pour transformer cette richesse en une croissance inclusive et durable.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : Le panel auquel vous avez participé portait sur le thème «L'Afrique émergente : une nouvelle ère d'opportunités de croissance». Selon vous, quelles sont ces opportunités pour l’Afrique et comment peut-elle en tirer parti pour se positionner sur l’échiquier mondial ?
Mossadek Bali : L’Afrique est le continent qui a le plus grand potentiel de développement au monde. C’est le seul qui n’a pas encore réellement amorcé son développement. Avec une population de 1,5 milliard aujourd’hui et 2,5 milliards dans 25 ans, majoritairement jeune, le continent représente une force de travail et un marché de consommateurs énormes. De plus, l’Afrique possède 60% des terres arables mondiales et tous les minéraux critiques nécessaires à la transition énergétique. Malgré cela, nous importons encore massivement notre alimentation, ce qui est aberrant. Par exemple, pendant la guerre en Ukraine, plusieurs chefs d’État africains ont dû négocier avec Kiev pour garantir leurs approvisionnements en blé. C’est inadmissible qu’un continent aussi riche en terres fertiles dépende autant de l’extérieur. Le défi majeur réside donc dans la transformation de ce potentiel. Plusieurs questions se posent dans les différents cercles de réflexions, à savoir comment faire pour que l’Afrique ne soit plus le continent de l’obscurité, avec 600 millions de personnes sans accès à l’électricité ? Comment relier les pays par des routes et des infrastructures, pour que l’on puisse voyager du nord au sud sans quitter le continent? Et surtout, comment offrir un avenir à nos jeunes, pour qu’ils ne risquent plus leur vie en traversant le désert ou la Méditerranée? Pour y répondre, j’ai dit dans mon intervention que tout commence par une gouvernance publique vertueuse. Nous avons besoin de dirigeants capables d’imaginer et de mettre en œuvre des politiques publiques de qualité. Ensuite, il faut garantir la stabilité politique et institutionnelle sur 10 à 15 ans, car aucun investisseur ne prendra de risques dans un environnement incertain. Un autre levier clé est l’éducation. La moyenne d’âge en Afrique est de 29 ans, et au Mali, mon pays, elle est de 19 ans. Il est impératif de former cette jeunesse, mais pas avec des diplômes généralistes qui mènent au chômage. Nous devons prioriser les formations techniques et professionnelles dans des métiers d’avenir comme l’électromécanique, l’informatique ou encore les énergies renouvelables. L’investissement dans les infrastructures économiques est également crucial. Oui, la route ne se mange pas, mais elle permet de manger. Une route ouvre des débouchés pour les producteurs locaux, leur permettant d’écouler leur surplus et d’augmenter leur production. Malheureusement, alors qu’il faudrait investir 150 milliards de dollars par an en infrastructures, nous n’en investissons que 30 milliards. Enfin, il faut régler le problème du financement. Les besoins sont en Afrique, mais le capital est dans les pays du Nord. Nous devons trouver des mécanismes pour attirer ces fonds.
F.N.H. : L’intégration régionale est tout au long de ce forum citée comme une solution. Pensez-vous que l’Afrique peut devenir un marché unique ?
M. B. : Absolument ! C’est non seulement possible, mais indispensable. Les 54 pays africains, pris individuellement, ne sont pas viables économiquement. Prenez le Mali, le Sénégal ou le Togo : ces pays sont trop petits pour se développer seuls. Si nous arrivons à créer un marché unique, comme l’Europe avec ses 27 membres, nous pourrons fabriquer au Mali et vendre en Afrique du Sud sans entraves. La zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) est un pas dans cette direction, mais elle doit être accompagnée d’une réflexion sur les avantages comparatifs de chaque pays. Par exemple, le Mali, riche en bétail, pourrait devenir le principal fournisseur de viande pour le continent. Pourquoi importer de la viande d’Australie alors que le Mali peut répondre à cette demande ? Il suffit de créer des infrastructures comme des abattoirs modernes.
F.N.H. : La plupart des pays africains ont des similitudes en termes de produits agricoles, miniers ou énergétiques. Comment gérer cette similitude tout en permettant aux pays de rester compétitifs ?
M. B. : C’est une question de spécialisation. Chaque pays doit se concentrer sur ses avantages comparatifs. Par exemple, la Côte d’Ivoire et le Ghana, grands producteurs de cacao, pourraient se spécialiser dans la transformation du cacao au lieu d’exporter des matières premières. Aujourd’hui, nous envoyons nos noix de cajou au Vietnam pour qu’elles soient décortiquées et revendues sous forme de snacks, générant ainsi 15 fois plus de valeur. Cette aberration doit cesser. La valeur ajoutée doit rester en Afrique. Pour cela, il faut des politiques coordonnées au niveau de l’Union africaine et un engagement politique fort. La volonté politique reste le principal obstacle. Nous avons 54 chefs d’État, chacun attaché à son drapeau et à son petit budget. Prenez le Mali : avec un territoire immense et une population de 22 millions, notre budget national est de seulement 6 milliards d’euros. Ce montant ne suffit même pas pour sécuriser le pays, encore moins pour investir dans son développement. Pourtant, des signes d’espoir émergent. Les investisseurs africains commencent à jouer un rôle clé. En 40 ans, j’ai vu une transformation incroyable sur le continent. Mais le narratif africain doit être raconté par les Africains euxmêmes. Trop souvent, les médias internationaux ne retiennent que les aspects sensationnalistes. Il est temps que l’Afrique prenne la parole et montre son vrai visage, celui d’un continent en pleine mutation.