Délais de paiement : une réforme à l’épreuve du terrain

Délais de paiement : une réforme à l’épreuve du terrain

En instaurant un cadre légal contraignant, la loi sur les délais de paiement a marqué un tournant pour les relations interentreprises au Maroc. Si la dynamique enclenchée est saluée, les disparités sectorielles, les freins structurels des PME et l’ineffectivité de certaines sanctions freinent encore l’impact de cette réforme ambitieuse. Deux ans après son entrée en vigueur, Rochdi Chmali, fondateur du cabinet CLA Expact, livre une analyse lucide de ses effets sur le tissu économique marocain. Entretien.

 

Propos recueillis par D. W.

Finances News Hebdo : Deux ans après l’entrée en vigueur de la loi sur les délais de paiement, quel regard portez-vous sur les objectifs initiaux de ce texte et sur le contexte économique dans lequel il a été adopté ?

Rochdi Chmali: La loi n°69-21 sur les délais de paiement, entrée en vigueur en juillet 2023, répondait à un enjeu structurel de l’économie nationale que sont les retards de paiement récurrents, particulièrement préjudiciables aux PME. Son objectif principal était de renforcer la discipline financière entre entreprises, de réduire le nombre de défaillances (plus de 13.000 faillites ont été recensées en 2022, selon Inforisk), et d’améliorer la circulation de la trésorerie dans un contexte post-COVID déjà fragilisé par l’inflation et le durcissement de l’accès au crédit. Ce texte visait également à instaurer une culture de transparence dans les relations interentreprises, à travers l’encadrement légal des délais de paiement, l’obligation de déclaration, et la mise en place de sanctions en cas de manquements. Deux ans après son entrée en vigueur, et au regard des analyses disponibles (Observatoire des délais de paiement, Bank Al-Maghrib), la loi a permis de faire émerger une véritable prise de conscience sur l’importance du respect des délais, en particulier pour les TPME. Étant donné la nature structurelle de la problématique, le déploiement progressif de la loi selon les seuils de chiffre d’affaires a favorisé une mise en œuvre à la fois progressive et efficace, contribuant à ancrer les bonnes pratiques dans le tissu économique.

 

F. N. H. : Quels sont, selon vous, les principaux effets observés dans les relations commerciales et les comportements des entreprises depuis juillet 2023 ? Disposez-vous de données ou d’exemples concrets ?

R. Ch. : Depuis l’entrée en vigueur de la loi en juillet 2023, le principal changement observé tient à une prise de conscience plus marquée des enjeux liés à la maîtrise des délais de paiement. Plusieurs grandes entreprises ont entrepris des démarches internes de mise en conformité, traduisant leur volonté d’aligner leurs pratiques sur les exigences réglementaires. Cette dynamique a eu un impact mesurable. Selon Bank Al-Maghrib, le délai moyen de paiement est passé de 112 jours en 2022 à environ 96 jours à la fin de l’année 2023. Ce recul constitue un indicateur encourageant d’un début d’assainissement des pratiques. Cela dit, les effets de la loi restent contrastés selon les profils d’entreprise. Tandis que les multinationales et les grandes structures ont, dans l’ensemble, renforcé leur conformité, les PME et TPE continuent d’apprivoiser ce nouveau cadre. Leur adaptation reste progressive, notamment en raison des contraintes organisationnelles et de trésorerie qu’elles rencontrent. D’une manière générale, la loi a contribué à instaurer une dynamique de confiance entre clients et fournisseurs, favorisant un climat des affaires plus sain et plus prévisible au Maroc.

 

F. N. H. : Que pouvezvous nous dire sur le taux de conformité à la loi reste selon les secteurs  ? Quels sont les principaux freins à son application efficace, notamment chez les PME ?

R. Ch. : Le taux de conformité à la loi varie sensiblement selon les secteurs d’activité. Les domaines encadrés par des acteurs structurés ou régulés, tels que les banques, les assurances, les télécommunications ou encore les grandes industries, affichent des niveaux de conformité nettement plus élevés. Ces entreprises disposent généralement de l’organisation, des ressources et de la culture de gestion nécessaires pour intégrer rapidement les exigences du nouveau cadre légal. À l’inverse, les secteurs moins formalisés, composés majoritairement de très petites et moyennes entreprises, rencontrent encore d’importantes difficultés d’adaptation. Ces obstacles tiennent à plusieurs facteurs, à la fois internes et externes. D’une part, beaucoup de PME ne disposent pas encore des processus organisationnels et juridiques adaptés pour répondre aux obligations introduites par la loi. D’autre part, leur situation de trésorerie reste fragile, alourdie par un stock important de créances impayées antérieures à l’entrée en vigueur de la loi, que celle-ci ne couvre pas. Enfin, les séquelles économiques de la crise liée à la COVID-19 continuent de peser sur cette catégorie d’entreprises, limitant leur capacité à se conformer pleinement aux nouvelles règles. Ces freins expliquent en grande partie les disparités d’application constatées sur le terrain.

 

F. N. H. : Quelles sont les avancées positives que vous avez constatées, notamment en matière de gestion de trésorerie et de transparence dans les relations interentreprises ?

R. Ch. : Plusieurs avancées notables ont été enregistrées depuis la mise en œuvre de la loi, en particulier en matière de gestion de trésorerie et de transparence dans les relations interentreprises. D’abord, on observe un réel engagement de nombreuses entreprises à digitaliser le suivi des créances clients et à adopter une gestion plus proactive de leur trésorerie. Cette dynamique modernise les pratiques et renforce la visibilité sur les flux financiers. Par ailleurs, la clarification des clauses contractuelles relatives aux délais de paiement a permis de limiter les abus, notamment les extensions excessives au-delà de 120 jours, et de rétablir un climat de confiance entre partenaires commerciaux. Sur le plan réglementaire, le dispositif de sanctions a été renforcé, et une réforme importante a été introduite concernant les pénalités de retard  : leur bénéficiaire n’est plus le créancier mais désormais le Trésor public. Ce changement met fin à de nombreuses situations conflictuelles observées sous l’ancien régime de la loi 32-10. L’implication de la Direction générale des impôts (DGI) en tant qu’organe de suivi et de contrôle constitue également un levier d’efficacité supplémentaire. Enfin, l’indexation du taux des pénalités de retard sur le taux directeur de Bank Al-Maghrib permet de mieux aligner le dispositif sur la réalité conjoncturelle, renforçant ainsi sa pertinence et sa légitimité économique.

 

F. N. H. : En tant qu’expertcomptable, quel accompagnement proposez-vous à vos clients pour se conformer à la loi et anticiper les risques liés aux délais de paiement ?

R. Ch. : La mise en œuvre de la loi 69-21 a renforcé le rôle de l’expert-comptable en tant que tiers de confiance, en lui confiant la mission de délivrer un visa attestant de la concordance entre les éléments déclarés par les entreprises et leur situation réelle, selon son statut (expert-comptable ou commissaire aux comptes). Dans ce cadre, l’Ordre des experts-comptables a activement contribué à l’effort de sensibilisation autour de la loi et a publié deux directives encadrant l’intervention de ses membres dans l’exécution de cette nouvelle obligation légale. Au-delà de cette mission réglementaire, l’expert-comptable joue un rôle de conseil stratégique auprès des entreprises. Son accompagnement consiste à mettre en place les conditions d’une mise en conformité durable, à travers plusieurs leviers. Il s’agit tout d’abord d’élaborer un dispositif de contrôle interne adapté aux nouvelles exigences, permettant une meilleure traçabilité et sécurisation des flux liés aux délais de paiement. Ensuite, l’expert-comptable intervient pour sensibiliser les dirigeants à l’importance de la digitalisation des processus, tant au niveau des procédures internes que des outils numériques dédiés à la gestion de trésorerie. Enfin, un volet essentiel de l’accompagnement porte sur la mise en place d’un dispositif de gestion des risques structuré, capable d’anticiper les décalages de trésorerie et de prévenir les situations de non-conformité. Cette approche globale permet à l’entreprise non seulement de répondre aux obligations légales, mais aussi de renforcer sa résilience financière dans un environnement en mutation.

 

F. N. H. : Que faudraitil améliorer pour renforcer l’efficacité de ce dispositif législatif, particulièrement en termes d’ajustements réglementaires ?

R. Ch. : Pour renforcer l’efficacité du dispositif instauré par la loi 69-21, plusieurs ajustements réglementaires mériteraient d’être envisagés. Premièrement, il est essentiel de renforcer les mécanismes de contrôle et de préciser les modalités d’application afférentes. Une clarification des procédures permettrait de sécuriser davantage les pratiques des entreprises et d’assurer une application homogène de la loi. Deuxièmement, une certaine souplesse devrait être introduite pour les situations de litiges traitées dans le cadre de mécanismes de médiation ou d’arbitrage. Encourager le recours à ces modes alternatifs de règlement des différends, souvent plus rapides et moins coûteux, contribuerait à apaiser les tensions commerciales tout en respectant l’esprit de la loi. Enfin, un point critique demeure, celui de l’absence de traitement réglementaire pour le stock de factures impayées antérieures à l’entrée en vigueur de la loi. Il serait opportun de prévoir une solution spécifique à cette problématique, afin d’éviter qu’elle ne continue de fragiliser les trésoreries des entreprises concernées, en particulier les plus petites d’entre elles.

 

F. N. H. : Au regard de toute l’analyse que vous venez de faire et avec le recul, peuton dire alors que la loi sur les délais de paiement a tenu ses promesses ?

R. Ch. : La loi sur les délais de paiement a incontestablement initié une dynamique de changement, mais il serait prématuré de considérer qu’elle a d’ores et déjà rempli l’ensemble de ses promesses. Elle a permis d’instaurer un cadre juridique structurant et de sensibiliser les acteurs économiques à l’importance du respect des délais contractuels, en particulier dans un contexte marqué par des déséquilibres persistants entre donneurs d’ordre et sous-traitants. Des avancées sont perceptibles, notamment au sein de certaines grandes entreprises qui ont revu leurs pratiques, et une amélioration relative des délais moyens a été constatée. Toutefois, l’impact sur les TPE et PME demeure limité. Faute de pouvoir de négociation, ces dernières continuent souvent à subir des retards de paiement, malgré les nouvelles dispositions en vigueur. En réalité, la loi a posé les bases du changement, mais sa réussite dépend désormais de trois leviers déterminants. D’abord, l’exemplarité du secteur public, appelé à jouer un rôle moteur dans l’application des délais réglementaires. Ensuite, l’activation effective et systématique du régime de sanctions, encore peu mobilisé. Enfin, un accompagnement ciblé des plus petites structures s’impose, afin de les aider à se conformer et à renforcer leur résilience face aux pratiques abusives. En somme, la loi n’a pas échoué, mais elle n’a pas encore atteint son objectif structurel d’instaurer durablement la confiance dans les échanges économiques et assainir les relations interentreprises à large échelle. Le socle est en place, mais sa consolidation reste un chantier à poursuivre.

 

F. N. H. : Enfin, quelles sont, selon vous, les perspectives à moyen et long terme de cette réforme pour l’économie marocaine ?

R. Ch. : À moyen terme, une meilleure maîtrise des délais de paiement pourrait contribuer significativement à la réduction du nombre de défaillances d’entreprises, dont la progression annuelle dépasse les 12% depuis 2020. En fluidifiant la trésorerie, elle renforcerait la compétitivité des PME et améliorerait leur accès au financement, deux leviers essentiels pour consolider le tissu économique national. Sur le long terme, si le respect des délais de paiement s’impose comme une norme, il en résultera un environnement des affaires plus stable et prévisible, de nature à renforcer l’attractivité du Maroc auprès des investisseurs internationaux. Toutefois, pour que cette réforme déploie pleinement ses effets, elle devra s’inscrire dans une approche plus large de modernisation du climat des affaires, incluant notamment la justice commerciale, la réforme fiscale et l’accélération de la digitalisation des échanges. À ce titre, l’entrée en vigueur prochaine de la facture électronique et la généralisation possible de la retenue à la source de la TVA, prévue dans la Loi de Finances 2024, pourraient compléter utilement le dispositif. En intégrant ces outils dans un cadre cohérent, l’État poserait les fondations d’un écosystème plus transparent, plus équitable et résolument orienté vers la confiance entre partenaires économiques. 

 

 

 

 

Articles qui pourraient vous intéresser

Dimanche 13 Juillet 2025

Marché automobile : un premier semestre 2025 sur les chapeaux de roue

Dimanche 13 Juillet 2025

Projet Xlinks : rupture de courant entre Rabat et Londres

Dimanche 13 Juillet 2025

Météo Maroc: vague de chaleur de mardi à vendredi dans plusieurs provinces

Dimanche 13 Juillet 2025

Ue

L’Actu en continu

Hors-séries & Spéciaux