Les chiffres sont têtus : selon le rapport annuel 2014 de l’Office des changes, tous les ALE conclus par le Royaume affichent des soldes négatifs. Pour Najib Akesbi, économiste et professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, cette situation n’est guère surprenante. Il décortique les raisons qui ont amené le Maroc à se lancer dans une inflation de signature d’ALE. Il expose aussi, avec le mordant qui le caractérise, les sérieuses lacunes qu’il a lui-même pu constater, au niveau des équipes de négociateurs. Une profonde mise à niveau s’impose.
Finances News Hebdo : Tous les ALE du Maroc ont des soldes strictement négatifs. N’est-ce pas tout de même surprenant ?
Najib Akesbi : Non, cela ne m’a pas étonné. Cela va dans le sens de ce que je dis avec d’autres économistes, depuis de nombreuses années. Depuis que le Maroc, au début des années 2000, s’est jeté pleinement dans la signature d’accords de libre-échange, nous n’avons pas cessé d’expliquer cette évidence : l’économie marocaine n’est pas préparée, n’est pas mise à niveau, n’a pas reçu les réformes nécessaires, devant lui permettre de gagner, un tant soit peu, au libre-échange.
Un ALE, c’est un jeu à double sens : vous ouvrez vos marchés à vos partenaires et ces derniers vous ouvrent les leurs. Il est évident que vous ne pouvez gagner au change qui si vous avez quelque chose à exporter pour en tirer avantage. En clair, vous devez disposer d’une offre exportable, suffisamment diversifiée et compétitive, pour être en mesure de tirer profit de l’ouverture des marchés de vos partenaires. Ce qui n’est malheureusement pas le cas du Maroc.
F.N.H. : On a donc mis la charrue avant les boeufs ?
N. A. : Oui, c’est évident. Il fallait engager les réformes de «mise à niveau» avant la signature des accords de libre-échange dans les années 90. Après la signature du premier accord avec l’Union européenne en 1996, un programme dit de «mise à niveau», financé par le programme européen MEDA, était destiné à cette fin, mais les gouvernements de l’époque avaient lamentablement raté cette opportunité, et la quasi-totalité des programmes engagés avaient alors échoué. Et pourtant, on a continué dans une sorte de fuite en avant suicidaire : coup sur coup, on a ensuite signé des ALE avec les pays arabes, avec les Etats-Unis, avec la Turquie, avec le trio Tunisie-Egypte-Jordanie, avec les pays de l’Association européenne de libre-échange (AELE)… Ce faisant, nous avons continué de nous mettre la tête dans le sable, et différer les réformes de mise à niveau aux calendes grecques… La sanction n’a pas tardé et les résultats sont là, devant nous : depuis une dizaine d’années maintenant, qui est l’âge de la plupart des ALE en question, nous sommes quasiment en déficit avec tous nos partenaires du libre-échange. Eux peuvent s’estimer heureux du deal engagé avec le Maroc, mais pas nous. Les chiffres du dernier rapport de l’Office des changes nous montrent que, même si la part du commerce réalisée dans le cadre des ALE représente tout de même le tiers des échanges globaux (32% des importations et 29% des exportations), nous continuons d’être déficitaires avec tous nos partenaires. Nous le sommes aussi bien avec les plus développés d’entre eux (Union européenne ou Etats-Unis), qu’avec ceux qui le sont beaucoup moins (nous sommes désormais déficitaires même avec la Jordanie, qui était le seul partenaire avec lequel nous étions excédentaires il y a quelques années…).
F.N.H. : On a du mal, dès lors, à comprendre le mobile qui a présidé à la signature de tous ces accords. Est-ce le fait de considérations idéologiques ? Etait-ce une contrainte de la part des institutions internationales (Banque mondiale, FMI, etc.) ?
N. A. : Je vois quatre facteurs susceptibles d’expliquer une telle situation qu’un esprit «normal» pourrait a priori, qualifier de presque «masochiste» ! Il y a d’une part, une sorte d’aveuglement idéologique. Depuis les années 1980, le Maroc se veut plus «royaliste» que les «rois» du libre-échange, plus néolibéral que les néolibéraux. A force de vouloir être le bon élève de la Banque mondiale et du FMI, on en est arrivé à l’absurde, et souvent nous allons au-delà de ce que l’on nous demande de faire… Ensuite, il y a aussi, et bien évidemment, de puissants intérêts en jeu. Il y a de gros lobbies de «l’import/export» qui gagnent à l’ouverture des marchés et à l’excroissance d’une «économie de négoce» et de l’intermédiation, source de profits faciles et importants. Faute d’avoir réussi à construire une économie «réelle», avec des secteurs productifs et compétitifs, ces lobbies préfèrent pousser à la roue libre-échangiste, là où il leur est plus facile d’approcher «l’optimum» : marge maximale, effort minimal…
Le troisième élément est d’ordre «politicien» (que certains, pour le rendre plus «noble», pourraient qualifier de «géostratégique»). L’exemple caricatural est celui de l’accord avec les Etats-Unis. Lorsqu’en 2002-2003 les Etats-Unis proposèrent un accord de libre-échange au Maroc, ce n’était ni pour ses beaux yeux, ni pour l’intérêt des échanges avec un pays «insignifiant» sur la carte de son commerce extérieur. En fait, le mobile était strictement «politicien» : Après ses multiples agressions au Moyen-Orient, les Etats-Unis avaient besoin d’adresser aux pays arabes un message différent, signifiant que «l’Amérique» est aussi capable de faire autre chose que la guerre, la «paix», et quoi de mieux pour cela que le commerce, le libre-échange... On a donc choisi un pays considéré «bon élève», en tout cas docile, pour signer un accord qu’on s’est ensuite appliqué à surmédiatiser… Dans cette affaire, le Maroc n’a pas choisi, mais a été choisi… Je peux comprendre cela, ce qui n’est après tout que l’expression d’un rapport de force déterminé. Mais tout de même, nous aurions dû au moins mieux négocier la contrepartie de ce choix, mieux négocier les termes de notre «soumission», ne serait-ce que pour minimiser l’impact de l’ALE sur notre économie…
Certes, tout cela a été possible parce qu’il y a au coeur du processus de «négociation» un vice de fond majeur qui pose un problème de gouvernance réel. Contrairement à la pratique en vigueur dans les pays démocratiques, où c’est le Parlement qui adopte le «mandat de négociation» dans les limites duquel le gouvernement et son administration agissent; chez nous, les négociations internationales relèvent du «domaine réservé» du Palais royal, et sont conduites par des équipes restreintes de technocrates. Ces derniers ne rendent compte qu’à ceux qui les ont nommés et, surtout, loin de tout débat démocratique, que ce soit dans les médias ou même dans les institutions qualifiées pour cela, tels le Parlement ou le CESE. Ces Institutions, qui auraient pu jouer un rôle positif (ne serait-ce que pour éviter certaines dérives), ont toujours été les dernières à être mises au courant de ce qui se passait.
F.N.H. : Les Marocains ne seraient-ils pas de bons négociateurs ?
N. A. : C’est justement le quatrième facteur que je voulais souligner et qu’on aurait bien tort de minimiser : l’incompétence, ou disons pour être indulgent, un certain amateurisme d’une grande partie des équipes de négociateurs. Je peux vous parler, pour avoir vu cela de près, d’équipes de «négociateurs» qui naviguent à vue, ne savent pas grand-chose de leurs dossiers, pour n’avoir guère sérieusement préparé leurs contenus. Des «négociateurs» démunis face à des adversaires qui eux, par contre, maîtrisent parfaitement leurs dossiers, savent ce qu’ils veulent et comment l’obtenir… L’inégalité en termes de «capacités» est béante et les résultats ne se font guère fait attendre, étant inscrits noir sur blanc dans les accords signés.
F.N.H. : Nous sentons tout de même une prise de conscience, ces dernières années, sur la nécessité de mieux négocier les accords de libre-échange, d’être plus agressifs et de mieux se protéger. Est-ce trop tard ?
N. A. : Espérons que ce que vous dites est vrai, et ce serait tant mieux. Mais pour l’instant, j’attends de voir… car les «exemples» des derniers accords agricole et de pêche ne montrent, hélas ! guère qu’il y ait eu le moindre progrès. Je peux même vous dire que c’est pire, à en juger par les résultats obtenus et par des échos qui viennent de Bruxelles…
F.N.H. : Il y a eu notamment un rapport du CESE sur les ALE en 2014 qui était très critique.
N. A. : Je connais ce rapport : le CESE a fini par reconnaître l’évidence, que nous affirmions depuis des années. Mais évidemment, lorsque c’est le CESE qui le dit, cela a plus de retentissement. Tant mieux ! Ce qui m’intéresse maintenant, c’est moins le «conseil» que l’action. Ce sont ceux qui sont dans l’action, au sein des ministères impliqués dans ces accords et leurs équipes de négociateurs. De toute évidence, ce sont ces derniers aussi qui ont grandement besoin de «mise à niveau». Oui, une formation de haut niveau des cadres candidats à faire partie des équipes de négociateurs des futurs accords commerciaux ou autres, est plus que nécessaire et urgente. Elle est même vitale.
Propos recueillis par A. Elkadiri