Favorisé par le chaos libyen, le trafic de produits pétroliers distord la concurrence dans les pays voisins du Maghreb. Sans traçabilité, les carburants frelatés ou volés inondent les marchés africains tout en finançant les groupes criminels et terroristes.
Cinq milliards de dollars. La Libye, l’un des pays africains possédant les plus larges réserves de pétrole, subit une véritable hémorragie financière due à la contrebande de carburant. Plongé dans le chaos depuis la chute, en 2011, du régime de Mouammar Kadhafi, le pays est le théâtre de violences quotidiennes, alimentées par les diverses factions se disputant le pouvoir – le tout, sur fond d’ingérences étrangères et, notamment, russes. Autrement dit, la Libye repose sur un trésor d’hydrocarbures fossiles, qu’aucun État digne de ce nom n’est en mesure d’exploiter efficacement ni de réguler : un enfer pour les habitants ; mais, pour les mêmes raisons, un paradis pour les trafiquants et groupes criminels en tous genres.
D’autres facteurs contribuent à renforcer l’état de non-droit qui entoure le pétrole libyen. En déficit chronique d’infrastructures industrielles, le pays n’est à même de raffiner sur place qu’une quantité très limitée de son propre pétrole. Contre toute logique, la Libye importe donc massivement – principalement de Russie – l’essence raffinée qu’elle revend à ses citoyens. Acheté aux prix du marché, ce carburant est revendu aux consommateurs à des tarifs ultra-subventionnés et donc ridiculement bas : dans les stations-service libyennes, le litre d’essence s’achète ainsi pour l’équivalent de moins de 3 centimes d’euros. Un effet d’aubaine dont les trafiquants profitent à plein, en détournant de vastes quantités d’essence subventionnée au profit du marché noir. Et des pays voisins.
Un problème régional, aux ramifications mondiales
Tunisie, Maroc, Algérie… : ce sont l’ensemble des marchés du Maghreb qui sont déstabilisés par le chaos libyen. Incapables de rivaliser avec les tarifs des carburants importés illégalement et à vil prix de la Libye voisine, les acteurs économiques de ces divers pays sont les victimes indirectes de ce trafic à grande échelle. En Tunisie par exemple, où 232 000 litres d’essence et 326 000 litres de gasoil ont été saisis par les douanes locales au terme de la seule année 2023, les autorités estiment que les carburants de contrebande représenteraient jusqu’à 40 % du marché national. « La contrebande de carburant fait perdre aux sociétés de distribution environ 100 millions de dinars annuellement », selon les douaniers tunisiens.
Pour chaotique qu’elle soit, la situation libyenne n’est pas seule responsable du trafic de carburant au Maghreb. L’Algérie, autre grand producteur de pétrole dans la région, alimente-t-elle aussi les marchés illicites chez ses voisins directs. « Les ânes chargés de jerricans sont utilisées pour transporter le pétrole à travers la frontière fermée entre l'Algérie et le Maroc, riche en pétrole », explique Ian Ralby, auteur d’un rapport publié sous l’égide du think tank américain The Atlantic Council : « en conséquence », poursuit-il, « on estime que 660 000 voitures au Maroc et en Tunisie fonctionnent avec le trafic de contrebande en provenance d'Algérie, et les villes frontalières ont créé un marché immobilier pour blanchir certains fonds ».
Et l’expert de rappeler que si le « problème (a été) invisible pendant de nombreuses années », le trafic de carburant « est une affaire de plusieurs milliards de dollars qui touche de nombreuses personnes partout dans le monde ». « Ce sont », conclut-il, « des préoccupations mondiales parce qu’elles affectent l’économie mondiale et ont une incidence sur la sécurité » globale, les bénéfices du trafic et de la contrebande de carburant finançant le crime organisé ou encore certains mouvements terroristes, particulièrement actifs dans la région, voisine, du Sahel. Une vaste zone désertique qui jouxte, elle-même, plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest eux aussi en proie à des phénomènes similaires.
Au Ghana, la contrebande de carburant coûte 200 millions de dollars aux finances publiques
Ici, ce n’est plus la Libye mais le Nigeria, lui aussi riche en réserves de pétrole, qui sert de plaque tournante. Comme en Libye, le carburant y est largement subventionné, le différentiel de prix et la porosité des frontières avec les pays voisins permettant aux trafiquants de faire passer de vastes quantités d’essence volé pour être revendu, dans de grosses bonbonnes de verre, le long des routes du Bénin, du Cameroun ou encore du Ghana. Dans ce dernier pays, les autorités estiment que la contrebande de produits pétroliers entraînerait un manque à gagner de 200 millions de dollars par an pour les finances publiques. Une responsabilité attribuée, par certains médias, à l’actuel opérateur en charge du système traçabilité, l’entreprise texane Authentix, présent dans le pays depuis plus d’une dizaine d’années et qui fait face à des soupçons de corruption et de nombreuses critiques sur la faiblesse supposée de ses résultats, selon les mots du secrétaire exécutif de la Chambre des consommateurs de pétrole, Duncan Amoah.