Le secteur du BTP au Maroc est en pleine croissance, soutenu par des projets ambitieux à l’horizon 2030. Cependant, le manque d’ingénieurs et de cadres qualifiés représente un défi majeur à relever. Entretien avec Samir Bouchrit, ingénieur et expert en génie civil.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Quelle lecture faites-vous de l’évolution récente du secteur du BTP au Maroc, et quels sont les facteurs clés derrière son dynamisme actuel ?
Samir Bouchrit : Le secteur du bâtiment et travaux publics (BTP) au Maroc connaît une transformation majeure, marquée par une augmentation significative des investissements publics et privés. Cela témoigne d’une volonté forte de développer et moderniser les infrastructures et de répondre aux besoins croissants en logements, transports, infrastructures et équipements publics. Plusieurs projets structurants sont en cours. Nous pouvons citer la reconstruction des zones sinistrées par le séisme d’Al Haouz, l’extension de la Ligne à grande vitesse (LGV) reliant Kénitra à Marrakech, l’agrandissement des aéroports, le développement et la restructuration du réseau routier, l’expansion du réseau autoroutier, la poursuite du développement de l’infrastructure portuaire, la construction des équipements hospitaliers et touristiques. Sans oublier la mise en place des stations de dessalement ainsi que les infrastructures industrielles et hydrauliques pour faire face aux défis liés à la pénurie d’eau et d’énergie. Le dynamisme actuel est d’abord porté par une haute volonté stratégique nationale visant non seulement à réaliser les objectifs de la vision 2030, mais aussi à se positionner comme un hub économique régional et un pont stratégique entre l’Afrique et le reste du monde. Cette double ambition repose sur des projets structurants, des réformes économiques et une diplomatie proactive, qui renforcent l’attractivité du Royaume pour les investissements étrangers.
F. N. H. : Quels sont les principaux défis auxquels le secteur du BTP est confronté aujourd’hui, en particulier en matière de pénurie d’ingénieurs et de cadres qualifiés? Et comment le manque de compétences impacte-t-il la réalisation des grands projets structurants à l’horizon 2030, notamment en termes de délais, de qualité et de coûts ?
S. B. : Le secteur du BTP fait face en effet à la pénurie d’ingénieurs et de cadres expérimentés, mais aussi à celle de la main-d’œuvre spécialisée. Cette pénurie est exacerbée par la complexité croissante et l’ampleur des projets à réaliser dans des délais records. Cela nécessite des compétences techniques pointues, une maîtrise des nouveaux outils de gestion des projets et une haute technicité nécessaire pour répondre aux objectifs tracés. Ce manque de compétences impacte directement la réalisation des grands projets structurants. Nous avons vu l’impact du manque de main-d’œuvre spécialisée dans la reconstruction post-séisme d’Al Haouz, causant des retards considérables et une incapacité des professionnels à honorer les engagements annoncés. Ces retards ne seront aucunement tolérés pour les projets programmés à l’horizon 2030, notamment la CAN 2025 et la Coupe du monde 2030. Cette exigence est placée à très haut niveau, puisqu’elle concerne l’image du Royaume. Quand on parle de manque de compétences, ce n’est pas uniquement celles des entreprises d’exécution. Mais également de celles des bureaux des études, des bureaux de contrôle, des cabinets topographiques, des maîtres d’ouvrage, des laboratoires, des maîtres d’œuvre, de l’assistance technique, des organismes de formation, des fournisseurs de matériaux, des commerciaux ... En plus des défis liés aux ressources humaines, une pénurie en matériels est également à signaler. Les entreprises devront ainsi assurer la disponibilité et la fiabilité des engins utilisés dans la construction, et donc investir dans le renouvellement et la mise à niveau du parc matériel. En accordant une attention particulière à l’efficacité des ateliers de maintenance et d’entretien des engins pour en assurer les meilleurs rendements. Le manque de matériaux de construction est aussi un grand défi auquel seront forcément confrontés les professionnels du secteur (ciment, agrégats, acier, conduites, produits spéciaux, sols, bois, verre, etc.) Ce défi peut être relevé en adaptant les cahiers des charges, en accélérant les procédures d’obtention et d’autorisation pour les carrières par exemple, et en encourageant l’innovation et la recherche pour l’utilisation et la valorisation des matériaux locaux.
F. N. H. : Quelles mesures concrètes, à la fois à court et moyen terme, devraient être mises en place pour combler ce déficit ? Quel rôle les entreprises privées, les institutions académiques et les partenariats internationaux devraient-ils jouer dans cette dynamique ?
S. B. : Pour combler ce déficit, une approche collaborative est essentielle. À court terme, il faut renforcer les programmes de formation professionnelle, comme ceux mis en place par l’OFPPT, par la Fédération nationale de bâtiment et travaux publics, la Fédération marocaine du conseil et d’ingénierie, et par certaines associations et acteurs privés. Les entreprises privées doivent investir dans la formation continue et les partenariats avec les établissements d’enseignement pour adapter les cursus aux besoins du marché. Ces entreprises devront également s’allier aux organismes d’enseignement pour encourager la réorientation professionnelle et la création de passerelles pour permettre aux collaborateurs une évolution de carrière. Une analyse du taux de chômage devra être menée pour catégoriser les profils ayant des difficultés à s’insérer dans le milieu professionnel, pour étudier l’opportunité de conversion de carrière et profiter de la forte dynamique du secteur du BTP. Dans plusieurs chantiers de construction, nous avons pu encadrer des collaborateurs n’ayant aucune formation dans le domaine, pour leur apprendre un métier sur le terrain. Cela leur a permis de poursuivre et réussir leurs carrières. C’est également une invitation aux entreprises à créer leurs propres académies pour développer les compétences internes, tenant compte des projets qui leur sont confiés. Enfin, trouver des ingénieurs ou techniciens expérimentés, avec un salaire raisonnable, devient une mission compliquée dans le contexte actuel. Les donneurs d’ordre et les patrons devront donner plus de chance aux débutants et n’exiger une expérience que quand il est vraiment nécessaire.
F. N. H. : Fouzi Lekjaa plaide pour la préférence nationale dans les projets du BTP. Pensez-vous que les compétences marocaines actuelles sont suffisantes pour relever ce défi ? Quelles mesures devraient accompagner cette orientation pour garantir son succès ?
S. B. : Les compétences des entreprises marocaines n’ont rien à envier à celles internationales. Elles ont prouvé une expertise indéniable dans la réalisation de grands projets de BTP; elles ont même assuré une croissance à l’international, et particulièrement en Afrique. Nos entreprises marocaines sont souvent perçues comme des modèles de réussite et d'innovation, contribuant à renforcer l'image et l'influence du Maroc sur la scène africaine. Les Marocains sont capables de relever de très grands défis. Cependant, ce qui marque la phase actuelle, c’est l’urgence et la complexité des projets à réaliser. Cela impose la mise en place de compétences plus développées que celles nécessaires pour la réalisation d’un projet ordinaire. Il n’y aura pas de temps pour attendre le retour d’une administration concernant une demande d’autorisation. Le règlement des prestations devra être effectué dans les délais impartis. Il va falloir faire preuve de vigilance accrue dans la gestion de la qualité pour ne pas refaire un travail. Les cadres devront faire preuve d’ingénierie et d’innovation pour respecter les coûts. L’utilisation de logiciels spécialisés dans la conception et la gestion des projets devient un must, vu leurs avantages en termes de précision et rapidité. Ainsi, pour garantir la réussite de cette orientation de préférence nationale, les cadres marocains devront être accompagnés pour monter encore en compétence. Dans ce contexte, l’encouragement et le financement de la formation continue sont obligatoires. Ces formations continues portent aussi bien sur les compétences métier que sur des compétences managériales et personnelles.
F. N. H. : En plus des qualifications techniques, quelles compétences et qualités humaines doivent absolument développer les jeunes ingénieurs marocains pour réussir dans les projets ambitieux à l’horizon 2030 et répondre aux exigences du secteur ?
S. B. : Effectivement, au-delà des compétences techniques les jeunes ingénieurs marocains doivent développer des soft-skills essentiels pour réussir dans un environnement de plus en plus complexe et compétitif. Des qualités telles que le leadership, la gestion d’équipe, l’adaptabilité, la responsabilité, la résilience, la communication efficace, l’éthique et la gestion des priorités, doivent être développées pour contribuer à positionner le Maroc comme un leader continental dans le domaine du BTP. Les organismes de formation et d’enseignement au Maroc sont conscientes de l’importance de ces soft-skills et offrent les bases à leurs étudiants. Mais le vrai apprentissage commence avec la pratique, la formation continue et le mentorat. Là encore, une collaboration entre les établissements d’enseignement et les entreprises pour adapter les compétences aux réalités du marché est essentielle, surtout avec des incitations gouvernementales à travers des subventions ou des partenariats public-privé. Une autre compétence essentielle à développer par les jeunes consiste à prendre le train de la transformation digitale dès aujourd’hui. Il s’agit de s’ouvrir sur les nouveaux métiers et technologies du BTP, tels que le Building information modeling (BIM), la réalité virtuelle, la robotisation de l’acte de construire et l’utilisation de l’immense pouvoir de l’intelligence artificielle.