Il faut du temps pour avoir de l’inflation. C’est arithmétique, un changement du niveau des prix fait intervenir ses valeurs présente et passée. L’inflation est, comme qui dirait, chronologique. Mais qu’appelle-t-on une variation des prix qui s’inscrit à la fois dans l’espace et dans le temps ? Cette variabilité interrégionale qui sévit au Maroc, tant de l’IPC que du taux d’inflation qui en découle, de quoi est-elle le nom ?
D’aucuns y trouvent le message prétendument définitif : l’inégalité. Ce mot thème qui, associé au qualificatif «régionale», est à même de cerner le problème. Quoiqu’il n’en soit qu’une réponse vaguement professorale, surtout quand le prix de la tomate perd le nord et varie terriblement d’une ville à l’autre. D’autres avancent, pêle-mêle, la territorialité de l’économie, les coûts de transaction et toutes les sonorités qui vont avec, et ce en vue d’expliquer techniquement le différentiel d’inflation qui s’accentue entre les villes du Royaume.
On le sait et on ne le dira jamais assez : les questions régionales sont complexes et les simplifications peuvent être trompeuses. Et à vouloir en débattre, les répliques populistes sont à fuir, car ringardes. Cela, on le sait, car un parti politique nous l’a couteusement fait savoir. Pourtant, les chiffres inhérents aux disparités régionales de l’inflation sont si simples à lire et à dire. Libérés de la domination de la métropole et lus dans la proximité bienveillante du provincial, ces chiffrent parlent d’eux-mêmes : 15,8% d’inflation en glissement annuel à Al-Hoceima, contre 8,4% à Guelmim. C’est aussi simple qu’une étendue de 7,4% entre le maximum et le minimum d’inflation, enregistrés en février 2023. Prise dans sa globalité, la variabilité transversale des prix relatifs affiche une courbe haussière qui ne cesse de se pentifier. Sachant que cette nouvelle tendance s’accompagne d’une corrélation positive entre le taux d'inflation et sa dispersion interrégionale, celle-ci étant la variance par rapport à sa moyenne nationale.
De ce fait, l’érosion du pouvoir d’achat des Marocains est vraisemblablement disparate d’un territoire à l’autre. Une disparité qui aurait pu avoir un effet correctif sur les prix relatifs si les IPC par ville tendent à converger. Or, il en est tout autrement, puisque les Marocains subissent une inflation dispersée dans l’espace, et qui se traduit par des prix qui divergent davantage. Aujourd’hui, le constat est tel que des niveaux de prix d’ores et déjà disparates continuent d’évoluer à des rythmes de plus en plus différents.
Cette dispersion avérée du taux d’inflation, en plus de refléter une propulsion asymétrique du choc initial, pourrait, le conditionnel s’impose, entrainer une transmission hétérogène de la politique monétaire. C’est dire que, sous l’hypothèse d’une transmission uniforme des décisions de BAM aux conditions bancaires, la politique monétaire serait rigoureuse par-ci, alors qu’elle aurait été relativement accommodante par-là.
De surcroit, il y a aurait de fortes raisons de croire que la réactivité de la sphère réelle au resserrement monétaire impulsé par BAM serait différente d’une ville à l’autre. L’une de ces raisons, et non des moindres, se trouve dans la ventilation régionale du taux de couverture des crédits bancaires par les dépôts. À titre d’exemple, ce taux de couverture se situe aux alentours de 340% à Tétouan, alors qu’il ne dépasse pas 70% à Laâyoune. Sachant que les ménages épargnants sont relativement inélastiques aux fluctuations du taux débiteur, alors que les ménages emprunteurs sont peu sensibles aux fluctuations du taux créditeur. Dès lors, on ne peut ôter ni à l’inflation ni à l’épargne financière leur réalité régionale et, dans ce cadre, il faut s’attendre à ce que les niveaux de consommation observés par ville réagissent différemment à la hausse du taux directeur.
Qu’on le veuille ou non, il s’agit là d’une inflation ancrée dans sa géographie particulière. Et c’est pourquoi la politique monétaire devrait mettre en lumière la part du local dans ses projections globales. Les chiffres de l’IPC sont à revisiter en vue d’approcher la réalité qu’ils ne consentent plus de décrire. Objectif : aller au-delà de la partie apparente et éclairée de l’inflation, guetter ce qu’elle suggère et trouver un espace de dialogue entre le régional et le national, le particulier et le commun. Car ce mal d’inflation, enraciné soit-il dans son milieu, se confond inévitablement avec celui d’un pays tout entier et recoupe un mal collectif. Cela étant dit, nul ne peut prétendre que les hausses successives du taux directeur se sont opérées dans une surdité aux questions posées par l’espace et à couvert des disparités régionales. Seulement voilà : face à une inflation inégalement ravageuse et en ces heures ambiguës, chacun pour soi, et un taux pour tous.
HACHIMI ALAOUI, Professeur d'économie monétaire et directeur d'équipe de recherche