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Un jour, une œuvre : Melehi, figure de proue de l’art contemporain marocain

Un jour, une œuvre : Melehi, figure de proue de l’art contemporain marocain

{ © Yassine Toumi }


Peintre qui a taillé des œuvres d’une belle eau, une cote qui a atteint des sommets, une présence remarquable dans les collections les plus prestigieuses, initiateur exigeant d’événements dateurs, Mohamed Melehi est un personnage à multiples facettes dont la statue surplombe, depuis belle lurette, notre citadelle culturelle. Qui plus est, il a une influence considérable sur le cours de l’art contemporain marocain.

 

Reconstituer l’itinéraire d’une existence aussi dense et profuse que celle de Mohamed Melehi relève d’une gageure insurmontable. Tout au plus, pourrions-nous en évoquer à coup d’aile les aspérités. Et elles sont foisonnantes.

Répondant prestement à l’appel instant de sa vocation, Melehi entre en peinture à la ferveur d’un néophyte. Il y révéla une boulimie d’anorexique, en multipliant les styles, en variant les expériences, en échappant résolument à toute tentative d’étiquetage réducteur. En somme, un parcours éclectique qui procède d’une nécessité intérieure.

La période préliminaire de Melehi fut marquée du sceau de l’austérité, laquelle se traduisait dans son choix délibéré de la monochromie (peinture en noir sur noir).

Mohamed Melehi, une sorte d’artiste picaresque

Doué d’une curiosité sans rivages, il se transporte d’un lieu à un autre, afin d’affûter son style. Des études distraites à l’Ecole des Beaux-Arts, suivies d’escales fécondes à Séville, Madrid, Rome, Paris et New York. Celles-ci formèrent des étapes édifiantes. En boulimique de l’art, Melehi y affina sa maîtrise des arts graphiques, de la peinture, de la photographie, de la sculpture et de la gravure. Au bout, l’adhésion à l’expression abstraite en raison de sa compatibilité avec l’essence de la culture arabo-musulmane.

Peintre majeur

Entre 1956 et 1964, sa peinture prit un tournant : les formes géométriques furent traitées par association de couleurs.

Dès son retour au Maroc, en 1964, Melehi entreprit une recherche sur l’art marocain rural et populaire citadin. Il découvrit, ce faisant, un filon dont émergent nombre de pépites. Une découverte qui bouleversa sa démarche. Comme d’autres artistes de sa génération pareillement impliqués dans une recherche qui échappait alors à toute complaisance démagogique, folklorique et, même, plastique, Melehi, ainsi que l’écrivait Toni Maraini : «devait reconnaître dans le symbole, le signe, la couleur et le traitement de l’espace d’une grande culture marginalisée, un champ de référence le ramenant tout droit vers la matière picturale».

En effet, se démarquant résolument de la figuration prévalente, il surfait sur la nouvelle vague de l’abstraction géométrique, peu prisée par l’establishment d’alors. Peu à peu, il se forgea son propre langage plastique, constitué d’alternances de couleurs chaudes et froides illuminant un motif récurrent : l’onde. Celle-ci toujours répétée, sans cesse recommencée, devint, en quelque sorte, sa marque de fabrique.

Durant la décennie soixante-dix, Melehi fixa son cap sur la dramaturgie des éléments naturels : eau, terre, feu, air. Puis il vira vers la peinture cellulosique sur des panneaux de bois : une technique quasi-industrielle.

Figure emblématique de notre citadelle culturelle

A partir des années quatre-vingt, on vit flotter sur les crêtes des vagues des signes identitaires, tels que le croissant lunaire et des formes calligraphiques. La peinture n’eut aucun mal à tenir sa ligne entre la rupture abstraite, prônée par Jilali Gharbaoui, et la présentification des racines, vantée par Ahmed Cherkaoui. Il avait trouvé son sillon, et il continua de le creuser. Avec une audace fulgurante, ainsi qu’en témoignent ses toiles composées depuis l’entrée du troisième millénaire, sur lesquelles trônent seins, croupes et rondeurs féminins, rythmant de voluptueuse manière l’onde obsessionnelle.

Il dessinait lui-même les formes que son assistant remplissait à l’aide d’un pistolet à pression.

Depuis 1992, il est revenu à ses premières amours : la toile et la peinture à l’huile.

Encore une mutation d’une œuvre polymorphe qui est, néanmoins, continûment obsédée par ces fameuses vagues qui jaillissent tumultueusement dans ses tableaux. Elles constituent, sans nul doute, le poinçon de Melehi.

Précurseur clairvoyant

Voici donc une autre dimension de l’artiste, celle du précurseur en maints domaines. De fait, grâce à sa pugnacité, l’art contemporain naquit au Maroc, la photographie fut introduite dans l’enseignement plastique, la première revue culturelle marocaine «Intégral» vit le jour, l’Association marocaine des arts plastiques fut fondée, le Moussem d’Asilah fut créé…

Belkahia, Chebaâ et Melehi : Trois trublions qui ont donné le jour à la peinture contemporaine marocaine

On s’accorde à soutenir que Ahmed Cherkaoui et Jilali Gharbaoui sont les premiers peintres à ouvrir à l’art marocain la voie de la modernité. Beaucoup s’y engouffrent et égaient de leur nouveau savoir-faire salons annuels et ateliers d’art. Mais les conversions isolées ne font pas communauté. Autrement dit, il y a des peintres, mais il n’y a pas encore une peinture assumant sa destinée et imposant ses lignes de démarcation. Un trio de rebelles va sonner la charge contre la mièvrerie, le folklorisme et la fadeur auxquels la peinture marocaine est encline selon le bon vouloir des consécrateurs. Nous sommes en 1964. Farid Belkahia, Mohamed Melehi et Mohamed Chebaâ, tous trois jeunes enseignants à l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca, secouent le cocotier des valeurs esthétiques désuètes, affranchissent l’art du joug colonial et l’arriment à une modernité qui ne regarde pas de haut la tradition.

Tous les trois sont des révoltés qu’unit la même aversion pour la peinture folklorique, hissée au rang de référence par les services de Beaux-Arts. Isolés au début, ces francs-tireurs vont bientôt recevoir de précieux renforts : Mohamed Hamidi, Mohamed Ataalah et Mustapha Hafid.

Premier acte protestataire retentissant, en 1969. Le petit groupe d’artistes fomente une exposition-manifeste sur la Place Jamaâ El Fna, à Marrakech, explicitant les relations entre artisanat et art moderne.

L’effet en est heureux : les mœurs picturales établies se mettent à décliner, pendant que la nouvelle peinture commence à sortir de l’ombre.

Epilogue

L’âge n’a émondé ni la curiosité ni l’enthousiasme de Melehi, et moins encore sa profonde versatilité. Laquelle se manifeste dans le renouvellement de son langage plastique. Courbes et protubérances féminines investissent ses toiles, accompagnées de ces fidèles vagues, dépouillées, cette fois-ci, de leur écume. Comme pour dire que seul le corps et le désir qu’il suscite comptent pour de vrai et que le reste n’est qu’écume.

 

Par R.K.H

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