Un livre étrange, insolite par sa facture - au bonheur des limbes -, grand par son écriture, tondu comme une corde de basse de piano.
Nous avons pris l’habitude, avec cet auteur hors normes, de côtoyer des marginaux coutumiers d’interlopes, des déchus éradiqués vivant à l’égard de la «cité solaire» - où règne la lumière des adeptes de «la Vérité unique» -, enfreignant les interdits, brisant les tabous, goûtant pleinement les plaisirs et condamnés, certes, par «les nouveaux barbares qui veulent interdire le vin, la musique, la caresse des vagues sur les corps dénudés des femmes, le jeu, l’érotisme, le rêve», lit-on.
Les scènes du roman se déroulent dans le clair-obscur du mythique et atypique bar casablancais : Le Don Quichotte. Au sous-sol, se développent d’innombrables et ineffables lucidités, enchantements ainsi que métamorphoses. Cette salle que les habitués appellent la fosse, et que l’auteur compare aux limbes d’Evelyn Waugh, se transforme en royaume du vin et de la conversation dans une humanité imparfaite et bariolée.
Le narrateur est lui-même un personnage dans le récit et relate les évènements en se servant de la première personne, je. Ainsi, pour inviter ses lecteurs à découvrir «une oasis et un havre de liberté», dans un lieu appelé communément «la fosse», avec comme principaux protagonistes ses «deux amies si dissemblables» : la barmaid Warda et la conteuse polyphonique Solonge.
Au fil des 168 pages qui composent le roman, la faconde du narrateur convoque et rend un vibrant hommage aux grands de ce monde : de Dante à Roland Barthes, en passant par Shakespeare, Abou Nouass, Rabi’a Al Adawiya, Baudelaire ou encore Rimbaud pour ne citer que cela.
«La fosse où j’ai convoqué livres, être et personnages chéris, je peux assurer le lecteur de sa réalité physique, la lui décrire avec précision, et s’il lui arrivait par hasard de visiter notre ville blanche, il pourrait vérifier mes assertions in situ. Mais en sera-t-il temps encore ?»
L’intrigue n’a au fond aucune importance, car le récit fonctionne - à coup d’aile - par petites touches, morceaux anecdotiques du lieu mis en lumière par une écriture magnétique. Chaque chapitre recèle ses surprises, l’effet de réel est saisissant et, surtout, l’intelligence des personnages s’en trouve éclairée.
«Du fait même que nous l’ayons baptisée de ce nom funèbres de fosse et comparée aux catacombes, le lecteur aura deviné que cette fosse est le théâtre et l’arène de jeux, d’enjeux cruciaux; que des fauves affamés et rugissants risquent à tout moment d’y surgir, pour déchiqueter les corps convives, et d’y descendre signifie qu’on accepte de courir ce risque.»
Par R.K.H