• A l’aune des profondes mutations sociales, la révision de la Moudawana suscite un débat national d’envergure.
• Près de vingt ans après sa dernière réforme, le Code de la famille, véritable pilier de la justice sociale et de l’égalité au Maroc, s’apprête à franchir une nouvelle étape décisive.
• Entretien avec Me Abdelhakim El Kadiri Boutchich, juge près la Cour internationale de résolution des différends (Incodir) à Londres.
Propos recueillis par Ibtissam.Z
Finances News Hebdo : Tout d’abord, comment évaluez-vous la pertinence de la révision actuelle du Code de la famille ? Et quels sont les aspects les plus urgents à réformer ?
Me Abdelhakim El Kadiri Boutchich: La révision des lois familiales est cruciale pour s'adapter aux évolutions sociétales tout en respectant la législation islamique, qui prône l'équité et la justice, comme le souligne la sourate An-Nisa (4:1) du Coran.
En matière de protection des enfants et des femmes, le Coran insiste sur la bienveillance et la responsabilité, avec des références comme la sourate Al-Baqara (2:233) qui traite des responsabilités parentales.
L'ijtihad (interprétation) permet d'adapter les lois aux nouvelles structures familiales, telles que les familles monoparentales ou recomposées, tout en respectant les valeurs islamiques. En combinant ces principes avec les normes internationales, il est possible de créer un cadre juridique qui respecte l'héritage culturel et religieux tout en répondant aux besoins actuels, assurant ainsi justice et équité dans la société.
FNH : Que pensez-vous de la proposition d’exiger une clause explicite dans le contrat de mariage pour refuser la polygamie ? Cette mesure est-elle suffisante pour encadrer cette pratique ?
A.E.K.B : Inclure une clause explicite dans le contrat de mariage pour refuser la polygamie peut renforcer le consentement éclairé des époux, en accord avec le principe islamique du mariage basé sur le consentement mutuel. Le Coran, dans la sourate An-Nisa (4:3), permet la polygamie sous certaines conditions, mais met en garde contre les difficultés d'assurer justice et équité, comme précisé dans An-Nisa (4:129).
Cette clause encourage la transparence et la discussion des attentes entre époux. Pour être efficace, cette mesure nécessite une sensibilisation culturelle et éducative sur les droits dans le mariage et les implications de la polygamie, soutenue par des initiatives comme la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW).
Les réformes doivent s'appuyer sur un cadre juridique qui protège les droits des femmes, incluant des conseils prénuptiaux et des campagnes de sensibilisation. Bien que cette clause soit un pas positif, elle doit s'inscrire dans un effort plus large pour promouvoir l'égalité, le respect mutuel et une compréhension claire des droits dans le mariage, respectant les principes islamiques et les normes internationales des droits humains.
FNH : La coresponsabilité parentale pour la tutelle légale des enfants (pendant et après le mariage) est une mesure proposée. Quels avantages et inconvénients voyez-vous à cette réforme ?
A.E.K.B : La coresponsabilité parentale pour la tutelle légale des enfants offre plusieurs avantages, notamment l'égalité entre les parents et une meilleure prise en compte de l'intérêt supérieur de l'enfant, ce qui est en accord avec le principe islamique de justice et d'équité, comme souligné dans le Coran (Sourate An-Nisa, 4:135). Elle renforce également les liens familiaux et offre un modèle positif de coopération.
Cependant, elle peut entraîner des conflits en cas de désaccords, poser des défis juridiques et culturels, et nécessiter des précautions particulières en cas de violence domestique.
Le Prophète Sidna Muhammad (paix et bénédictions sur lui) a également souligné l'importance de la responsabilité parentale et de la bienveillance envers les enfants, comme mentionné dans divers hadiths. Ainsi, bien que la réforme soit bénéfique, elle requiert une mise en œuvre prudente et adaptée aux contextes spécifiques.
FNH : Que pensez-vous de la proposition permettant aux mères divorcées de conserver la garde des enfants après un remariage ? Cette mesure ne risque-t-elle pas d’entraîner des litiges supplémentaires ?
A.E.K.B : Permettre aux mères divorcées de garder la garde de leurs enfants après un remariage peut offrir une stabilité essentielle pour le bien-être des enfants, en préservant la continuité de leur environnement familial. Dans le contexte islamique, la garde est souvent accordée à la mère, surtout pour les jeunes enfants, soutenue par des principes qui privilégient l'intérêt de l'enfant.
Cela peut entraîner des litiges si l'autre parent se sent lésé. Un cadre juridique clair est donc nécessaire, avec des critères pour évaluer l'intérêt supérieur de l'enfant et des mécanismes de médiation.
En s'inspirant de la Convention relative aux droits de l'enfant, les systèmes juridiques peuvent équilibrer les droits des parents et le bien-être des enfants. En conclusion, bien que bénéfique, cette proposition nécessite un encadrement juridique rigoureux pour gérer les litiges potentiels.
FNH : La révision propose de limiter le mariage des mineurs à des cas exceptionnels, avec un âge minimum de 17 ans. Pensez-vous que cette limite est suffisante pour protéger les mineurs ? Quels critères et contrôles judiciaires devraient être renforcés pour éviter les abus ?
A.E.K.B : Fixer un âge minimum de 17 ans pour le mariage des mineurs est un pas important vers la protection des jeunes. Dans le contexte islamique, bien que le mariage soit permis dès la puberté, l'accent est mis sur le consentement mutuel et la capacité à assumer des responsabilités.
Pour garantir l'efficacité de cette limite, il est crucial d'établir des critères stricts et des contrôles judiciaires rigoureux, incluant une évaluation de la maturité des mineurs et leur capacité à consentir librement. Les juges doivent être formés pour détecter la coercition, et des évaluations indépendantes par des professionnels de la santé mentale pourraient être intégrées.
Les normes internationales, comme la Convention relative aux droits de l'enfant, soulignent la nécessité de protéger les enfants contre les pratiques nuisibles.
Des campagnes de sensibilisation peuvent également aider à informer les communautés sur les implications du mariage des mineurs. Cette révision, soutenue par des principes islamiques et des normes internationales, peut contribuer à un cadre juridique plus protecteur pour les jeunes.
FNH : La numérisation des procédures est présentée comme une solution pour réduire les délais des affaires de divorce (six mois maximum). Pensez-vous que cette mesure est réalisable dans la pratique judiciaire actuelle ?
A.E.K.B : La numérisation peut considérablement réduire les délais des affaires de divorce, mais sa réussite dépend d'une infrastructure technologique robuste. Il est essentiel que les tribunaux disposent de systèmes modernes, d'une bonne connectivité Internet et de plateformes sécurisées.
Le système doit être accessible à tous, avec des formations et des services d'assistance. La protection des données personnelles est cruciale, nécessitant des mesures de sécurité strictes.
Les processus judiciaires doivent être simplifiés pour gagner en efficacité. Des exemples internationaux, comme l'Estonie, montrent que c'est possible, mais cela demande une planification minutieuse et un engagement à long terme.
FNH : Quel rôle pourrait jouer la médiation dans ce contexte, et quelles réformes seraient nécessaires ?
A.E.K.B : La médiation est un outil précieux pour résoudre les conflits à l'amiable et pourrait être intégrée efficacement dans le processus numérique. Cependant, cela nécessite une réforme structurelle pour garantir la qualification professionnelle et l'indépendance des médiateurs.
Une formation approfondie est essentielle pour s'assurer que les médiateurs possèdent les compétences techniques nécessaires pour réussir dans ce rôle.
FNH : Comment évaluez-vous les propositions concernant les donations en faveur des filles ou la reconnaissance de la possession de fait ? Ces mesures sont-elles compatibles avec les principes juridiques en vigueur au Maroc ?
A.E.K.B : Ces propositions visent à promouvoir l'égalité entre les sexes en matière de succession et de patrimoine. Elles pourraient être vues comme un moyen de renforcer les droits des femmes, en leur offrant une sécurité économique accrue. Toutefois, leur compatibilité avec les principes juridiques en vigueur dépend de la manière dont elles s'intègrent dans le cadre légal existant, notamment le Code de la famille. Toute modification nécessiterait une analyse approfondie pour s'assurer qu'elle respecte les fondements du droit marocain et les valeurs sociétales.
Cela pourrait offrir une protection juridique à ceux qui occupent un bien sans titre formel, en reconnaissant leur droit à la propriété après une certaine période.
Ce principe existe dans plusieurs systèmes juridiques sous le nom de «prescription acquisitive». Pour qu'il soit compatible avec le droit marocain, il faudrait élaborer des critères clairs et précis pour éviter les abus et garantir que les droits des propriétaires légitimes sont protégés.
En somme, bien que ces mesures puissent apporter des améliorations significatives, leur mise en œuvre doit être soigneusement étudiée pour s'assurer qu'elles sont en accord avec les principes juridiques et culturels du Maroc.