Soutien des artistes par l’achat et l’exposition de leurs œuvres, sensibilisation du public, notamment les jeunes, création de musées privés, restauration de merveilles architecturales, édition d’ouvrages somptueux…, les banques, agissant en avant-garde, ont mis leur argent au service du rayonnement de l’art et de la culture au Maroc, compensant ainsi le désengagement progressif des pouvoirs publics.
Par R. K. Houdaïfa
En tel lieu s’offre à voir l’œuvre tourmentée du peintre Salah Benjkan, en tel autre s’étendent les corps surdimensionnés de Chaïbia, ailleurs les fresques narratives de Fatéma Hassan El Farroujou ou les personnages hauts en couleur de Fatna Gbouri accueillent les visiteurs... Quel dénominateur commun entre ces espaces voués à l’art ? Ils appartiennent respectivement à des banques qui, par leur patronage, concilient deux univers antinomiques : celui de l’argent et, donc, de l’appât du lucre, et celui de l’art, fondé sur la gratuité et le plaisir.
Le mécénat bancaire n’est pas une spécificité marocaine. Il est déjà bien ancré en Occident comme au Japon, pendant qu’au Maroc, en raison de son jeune âge, il est encore balbutiant, mais prometteur. En outre, seules quelques banques puisent dans leur escarcelle pour promouvoir l’art, domaine forcément élitiste – ou peut-être à cause de cela qu’il semble avoir les faveurs des mécènes -; les autres privilégient plutôt les actions sociales, humanitaires ou écologiques, plus gratifiantes pour leur image. Le mécénat en faveur de l’art n’est pas, à l’évidence, monnaie courante, raison majeure pour exalter l’action des banques qui s’y donnent, contre vents et marées, sans contrepartie symbolique notable : Attijariwafa bank, Société Générale Marocaine de Banques (SGMB) ou encore BMCE.
Au commencement, il y avait la BCM
A tout seigneur tout honneur : dirigée à l’époque par Abdelaziz Alami, poète et esthète qui s’est mis à bâtir patiemment une collection d’œuvres d’art dès le début des années 60, la défunte Banque Commerciale du Maroc (BCM) a été la première entreprise, souligne Farid Britel dans son ouvrage, «Le mécénat au Maroc», à opter franchement pour une action culturelle. A cet égard, on peut lui reconnaître le statut de précurseur. Forte d’une collection picturale excédant 800 toiles, c’est sur l’art que la BCM concentrait son intérêt. Alami donne tout son decorum à son siège ainsi que s’en réjouit le critique d’art Khalil M’Rabet, dans «Peinture et mécénat» : «L’ensemble pictural de la BCM n’est pas cantonné dans un espace spécialisé et la présence, à tous les niveaux, de l’art, frappe le visiteur du siège. La peinture épouse les lieux de travail; elle ponctue et valorise l’espace de la banque, au point que plusieurs salles de réunion, de délibérations s’appellent désormais salle Fatima Hassan ou Farid Belkahia, Houssein Miloudi, Hassan El Glaoui, Jacques Majorelle ou Alejandro Reino. Ces pièces sont des repères spatiaux qui contribuent à la répartition équilibrée d’autres œuvres de plus d’une soixantaine d’artistes, dans les bureaux, lieux de passage et de rencontre». Au lieu d’être confinées dans un espace spécialisé, les œuvres s’affichent partout à travers le siège.
«L’art veillant sur les transactions !», belle alchimie grâce au mécénat. Depuis la création de l’Espace Actua en 1996 au cœur du siège de la BCM avec une vocation plurielle, dont celle de promouvoir les arts plastiques contemporains marocains par une politique d’expositions collectives ou monographiques souvent délectables, la banque ne se contente plus de faire veiller l’art sur les transactions prosaïques. Elle le donne à voir au plus grand nombre. Tâche dont elle s’acquitta, avec une régularité de métronome et beaucoup de brio. Que l’on songe à ces moments de bonheur procurés par les expositions «Peintres étrangers au Maroc», «Le Maroc dans le regard de l’Autre», «La Méditerranée a du talent»…. Autant de manifestations coûteuses, de 250.000 DH (avec un petit catalogue) à 600.000 DH (avec un beau livre), mais qui servent les artistes et leur permettent d’exhiber leur talent, sans débourser un liard. A la veille de la fusion de la BCM avec Wafabank, celleci comptait 725 tableaux et 27 sculptures. L’union eut un effet heureux, puisque Wafabank apporta dans sa corbeille près de mille œuvres formant sa collection. Représentative des multiples courants, les collections se soucient moins des affinités esthétiques entre les peintres que de leur rapport à l’histoire de la peinture marocaine. Les acquisitions autrefois sporadiques devinrent régulières en misant, sans prise de risques cependant, sur les valeurs sûres, comblant ainsi les périodes manquantes. Les jeunes ne seront pas négligés pour autant. Attijariwafa bank leur fournira gracieusement le matériel requis et mettra à leur disposition ateliers et résidences.
La SGMB a, elle aussi, mis le cap sur la création esthétique
L’action des banques en faveur de l’art ne date pas d’hier, puisque, dès l’aube des années soixante-dix, la SGMB s’est mise à constituer sa collection. Celleci a trait exclusivement aux œuvres de Marocains ou d’étrangers qui ont peint le Maroc. Bâtie à chaux et à sable, leur collection renferme plus de 800 tableaux et une cinquantaine de sculptures, dont une partie illumine le siège, tandis que le reste est réparti entre les agences qui forment le réseau de cet établissement. Le patrimoine recueilli par la banque n’est pas constitué des seules œuvres picturales. Il recèle aussi une estimable collection numismatique, un florilège de tapis et un grand nombre de poteries. Autant de somptueux trésors qui furent donnés en partage au public, par le truchement d’expos pétries de grâce féconde. Les riches collections de la SGMB hantent le siège – un écrin digne de leur beauté.
Les visiteurs peuvent contempler à satiété les œuvres de peintres qui ont tenu l’art marocain sur les fonts baptismaux ou admirer le talent foisonnant du Nord marocain. Sporadiquement, des expositions viennent meubler l’espace. Elles sont souvent de facture appréciable, pour ne pas dire exceptionnelle. Quand la plupart des lieux d’exposition soutenus par les mécènes aiment à enchaîner les prestations, l’Espace d’art Société Générale, lui, se contente d’une prestation par an. Pas de quoi faire la fine bouche, la restriction étant toutefois compensée par la qualité et l’originalité.
Encourager la création par le truchement d’expos régulières
En 2005, l’action de BMCE, filiale d’affaires d’un groupe bancaire jusque-là porté plutôt sur l’environnement et l’éducation, s’étend désormais à l’art auquel est dévolu un espace d’affichage pouvant contenir jusqu’à soixante toiles. Contrairement à Attijariwafa bank ou à SGMB, BMCE ne dispose pas d’une collection d’œuvres plastiques, ce qui ne tempère nullement son ardeur à encourager la création artistique par le biais d’expositions régulières. Ainsi, ce fut Salah Benjkan qui eut, le premier, les honneurs des cimaises de BMCE, entamant ainsi une suite ininterrompue d’exhibitions de jeunes peintres. Combien de peintres étaient de parfaits inconnus, et sollicitant l’aide des banques – telle une rampe de lancement – ont pris leur envol ? Car telle est la vocation de ces établissements : révéler les talents et mettre en lumière les confirmés.
Sans lésiner sur les dépenses. Une exposition coûte 500 à 600.000 DH. De surcroît, elle est systématiquement accompagnée d’un ouvrage, élaboré dans les règles de l’art. Le mécénat bancaire est d’autant plus louable qu’il s’accompagne d’une frustration. Celle, pour une banque, de ne pouvoir estimer à sa juste valeur son patrimoine artistique, faute d’un véritable marché de l’art – ce qui explique pourquoi aucune ne peut se hasarder à recommander l’objet d’art comme un placement fructueux – et du désintérêt du public à la chose artistique. Elles lui ont beau offrir sur un plateau d’argent de superbes expositions, il n’y vient pas. Ainsi, il ne suffit pas d’ouvrir les portes des richesses nationales pour que chacun s’y rende. Il faut aussi donner à chacun, au préalable, le goût du plaisir de voir.