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Interview : «Il y a une partie de ma vie dans ces pages»

Interview : «Il y a une partie de ma vie dans ces pages»

«Les territoires de Dieu», une plongée dans plus de quarante ans de l’histoire du Maroc, à travers la vie d’un quartier mythique, celui de Hay Mohammadi. Un livre événement. 

 

Propos recueillis par Finances News Hebdo 


Finances News Hebdo : Votre roman «Les territoires de Dieu» est autobiographique. Quel a été le déclic ? Comment avez-vous décidé d'écrire votre histoire ?

Abdelhak Najib : Il y a une partie de ma vie dans ces pages. C’est évident. On n’écrit qu’à partir de ce que l’on a connu, à moins d’inventer des histoires fantastiques pour raconter d’autres types de vécu et d’expériences. Dans mon cas, «Les territoires de Dieu» repose sur un socle réel qui résume plus de quarante ans de ma vie, de l’enfance à aujourd’hui. Mais ce n’est pas une autobiographie du tout. C’est un roman, qui a une grande part de fiction, donc d’imagination, avec des personnages qui ont réellement existé, auxquels je donne une autre vie. Une vie revue et remodelée, selon ce que la vie m’a appris, ce que j’aurais voulu vivre, ce que je n’ai pas vécu, ce qui a marché, ce qui était de travers… 

 

F.N.H. : Mais quel a été le déclic pour revenir sur votre histoire, à travers tous ces visages qui peuplent ce roman à la fois costaud et ironique ? 

A.N. : «Les Territoires de Dieu»est un texte qui a été achevé à New York, il y a de cela plus de vingt ans. Mais, je l’ai laissé se décanter. Je suis revenu à la charge, des années plus tard, parce que d’un côté, je me suis senti prêt à publier. De l’autre, je voulais témoigner d’une période charnière de mon pays, avec moins d’amertume, moins de rage, plus de recul et un zest d’ironie, comme vous l’avez soulevé à juste titre. 

 

F.N.H. : Pourquoi «Les territoires de Dieu» ? 

A.N. : Comme vous l’avez remarqué à la lecture de ce texte, Dieu est présent presque à toutes les pages. Il y a un véritable questionnement sur le pourquoi de la vie, sur le destin, la volonté des uns et des autres de s’en sortir, sur l’injustice, l’absurdité de la vie, le rôle même de la foi pour arriver à faire de sa vie quelque chose qui vaille la peine. Il n’y a strictement rien de religieux dans ce roman, pour que les choses soient claires. Par contre, il y a une remise en question de soi, à travers la religion, ce besoin viscéral de donner un sens aux choses, aux événements de la vie, de justifier l’injustifiable, au nom de quelque concept ésotérique qui nous dépasse… Tout ceci est approché avec drôlerie pour démystifier certains dogmes et appréhender la vie avec plus de légèreté. En somme, «Les territoires de Dieu» est un terrain fertile pour les sceptiques de tous poils. On y rit de tout, on se moque de nous-mêmes, on est comme une espèce de Sisyphe, qui a compris de quoi est fait le jeu, alors à chaque fois qu’il remonte son rocher en haut de la falaise et que celui-ci dévale la pente, il rigole et le prend comme un pied de nez fait d’abord à lui-même puis aux autres. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat dans cette vie, il faut vivre, prendre les jours comme ils viennent, le reste :  un mystère, enveloppé dans un secret, le tout empaqueté dans une devinette. 

 

F.N.H. : Hay Mohammadi est un quartier mythique. A quel point ce quartier a influencé la personne que vous êtes aujourd'hui ?

A.N. : L’Hay, comme on aime l’appeler, est un quartier qui ne ressemble à aucun autre. N’y voyez aucun chauvinisme primaire de ma part. L’hay est un microcosme à part, mais il est aussi un territoire qui en dit long sur le pays, la région, le monde qui nous entoure et les visages qui le façonnent. C’est à Hay Mohammdi que j’ai vu le jour. Mes parents sont connus dans ce périmètre du bon Dieu. Mes frères aussi. D’ailleurs, j’ai un frère qui est une icône locale à plus d’un égard. Ceux qui me connaissent savent de quoi je parle. Dans ce quartier, on a tout inventé. Quartier d’artistes, d’écrivains, de poètes, de dealers, de criminels patentés, de matrones célèbres, de catins légendaires; quartier fou, rythmé par la joie de vivre, le drame poussé à des proportions mythologiques, il se prête  au jeu romanesque avec sa cohorte de figures archétypales qui tutoient la grandeur et le macadam, conjointement. Je suis sorti de là, évidemment, je porte chaque parcelle de goudron et de poussière de ce derb dans mes veines. Là où j’ai été dans le monde, L’Hay était quelque part avec moi. Je sais d’où je viens, je sais où je vais, c’est bon d’avoir des repères solides et de ne pas se faire d’illusions sur nos origines. 

 

F.N.H. : Quelles ont été les rencontres déterminantes de votre vie ?

A.N. : J’ai eu la chance d’avoir un père magnifique dans toute l’acception du terme. Un bonhomme de grande noblesse, comme on n’en fait plus. Résistant de la première heure, soldat, père exemplaire et aimant. J’ai une mère qui est l’incarnation du courage. Elle a participé à la marche verte quand j’avais six ans, c’est vous dire tout son patriotisme et sa conviction que la patrie passait avant ses propres enfants. Et puis j’ai mes frères et ma sœur. C’est ce petit noyau qui a été déterminant dans ma vie. Ils sont présents dans Les territoires. Et je leur rends hommage pour tout l’amour qu’ils m’ont donné. Je les aime aussi pour leurs défaillances et leurs travers. Qui n’en a pas ! Ensuite, j’ai rencontré des hommes et des femmes qui m’ont aidé à vivre, qui ont façonné ma vision du monde, qui m’ont donné des ailes, quand d’autres ont tout fait pour me les couper. 

 

F.N.H. : Vous terminez ce roman par l'amnésie volontaire. Fléau de notre époque et de toute cette génération, pourquoi avoir décidé de terminer sur cette note ?

A.N. : La plus grande invention de l’Homme demeure, de très loin, l’oubli. Dans «Les territoires de Dieu», l’oubli devient une amnésie généralisée de toute une génération sacrifiée sur l’autel des dogmes, de la supercherie, du mensonge, de l’injustice, du hasard, de la manipulation, du poids de l’histoire et des impératifs politiciens. Les deux visages de la fin du livre, qui traversent tous les Enfers possibles et imaginables sont une parabole ultra-moderne pour dire la perdition d’une société aux abois. Comme vous dites, c’est un fléau national, l’amnésie. Mais c’est une cure, un remède sans nulle autre pareille, pour ne pas perdre les pédales. Dans ce roman, on lit la page avant de la tourner, puis on décide d’oublier pour ne pas céder un iota de sa détermination. Dans un sens, c’est un roman de grand courage, de héros sans couronnes ni lauriers, de gladiateurs du bitume, qui ne lâcheront jamais le morceau, qui mordent à pleines dents dans la vie, avec le bon et le moins bon, le pire et le dégueulasse, mais disent qu’au final: «cette vie ne se fera pas sans nous». Amen.

 

*«Les territoires de Dieu», d’Abdelhak Najib, 300 pages. 5ème édition, aux  éditions Orion, décembre 2021

 

 

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