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Mohamed Jaamati : La réalité en face

Mohamed Jaamati : La réalité en face

C’est évident. Il ne suffit pas de triturer quelques traits et quelques contours grossiers pour prétendre faire de la caricature. Tout comme il ne suffit pas d’essayer de rendre son sujet de dessin anecdotique et faussement drolatique pour suggérer l’ironie, l’autodérision ou la moquerie.

 

Abdelhak Najib

Écrivain et critique d’art

 

 

Dresser un portrait juste, profond, suggestif, gorgé d’informations et de non-dits suppose une grande maîtrise d’abord de la nature de ce que l’on dessine. Ensuite, cela implique une certaine approche des êtres et des choses, des situations et des contingences qui en découlent ou qui les sous-tendent pour donner à voir un récit en traits et en formes, en lignes et en courbes pour dire ce qui ne peut être transmis que par ce biais, c’est-à-dire la caricature. 

 

Car, à plus d’un égard, il faut se résoudre à cette évidence artistique, que rien ne ressemble plus à quelque chose que sa caricature. Celle-ci dit de nous ce que nous tentons de dissimuler. Elle brosse des contours effilochés autour de nos différentes représentations et habille toutes les situations d’un filtre qui au lieu de masquer révèle. En somme, l’artiste qui travaille la caricature comme mode d’expression, doit donner vie aux histoires qu’il narre et aux personnages qu’il crée. Il faut qu’il y injecte du sang et une âme doublée d’un esprit qui entre en communication avec celui qui reçoit le dessin. Autrement, la caricature est vide de substance comme une blague surfaite qui utilise des traits gros et grossiers pour forcer le rire. Ernest Hemingway disait à juste titre que «Lorsqu'un écrivain écrit un roman, il doit créer des gens qui vivent; des gens, non des caractères. Un «caractère est une caricature».

 

C’est exactement le propos de Mohamed Jaamati, artiste peintre et dessinateur au parcours très particulier. Chez lui, nul besoin de nous indiquer ce qui doit nous alerter et nous secouer. Il suffit de regarder le dessin et d’y lire ce qui se cache, ce qui refuse d’affleurer à la surface, ce qui demeure toujours au-delà du dire, au-delà des contingences plates du verbe : «Mes caricatures sont des peintures en soi. Ce sont des esquisses à main levée pour donner un certain sens à des situations humaines qui n’en ont pas forcément. J’essaie par le trait et par la ligne de définir quelques contours qui donnent une idée sur tel personnage dans ce qu’il a de foncièrement humain, dans ce qui se dérobe au premier regard et que nous découvrons au fur et à mesure que nous nous familiarisons avec le dessin. C’est cela la caricature pour moi : suggérer sans tomber dans l’artifice. Je refuse de faire rire ou alors celui-ci doit être grinçant. Non pas que je veuille peindre la vie et le monde en noir, mais mes dessins doivent bousculer celui qui les regarde et les lit. Ils doivent l’interroger et le pousser à se poser des questions sur qui il est, sur son existence, sur les réalités multiples de ce qu’il voit et sur les représentations du monde dans lequel il évolue. Autrement, la caricature ne sert à rien du tout», assène Mohamed Jaamati, qui va à l’essentiel refusant de tomber dans la parodie plate et les simagrées d’une certaine frange de caricaturistes qui confondent toujours dérision et rire béat. Ce qui rejoint ce que dit De Tignous : «Un dessin réussi prête à rire. Quand il est vraiment réussi, il prête à penser. S'il prête à rire et à penser alors c'est un excellent dessin. Mais le meilleur dessin prête à rire, penser et déclencher une forme de honte. Le lecteur éprouve de la honte d'avoir pu rire d'une situation grave. Ce dessin est alors magnifique car c'est celui qui reste».

 

De fait, quand on se penche sur cette carrière qui s’étale sur plus d’un demi-siècle de travail, on se rend compte que Mohamed Jaamati, qui navigue entre peinture et caricature, avance avec cette constante : ne jamais se répéter. Toujours innover. Constamment se remettre en question pour donner de la vie à ses dessins qui puisent dans la vie leur essence, leurs sujets et leurs enseignements. Tout y passe : relations humaines, politique, tranches de la vie quotidienne, arrêts sur image, monologue, dialogue décalé, second degré et surtout une acuité toute personnelle de saisir l’instant : «Je suis dans une large mesure un photographe des instants. Je suis un observateur de la vie et de ce qui en fait les manifestations, parfois affichées, souvent voilées. Je vois ce qui m’entoure et je l’exprime avec un trait et une ligne qui peut prendre des valeurs diverses et des chemins insoupçonnés. Mais toujours avec cet impératif : la justesse du regard qui ne se brade pas pour plaire ni pour susciter la moquerie plate. Je veux réfléchir le monde en le partageant avec celui qui reçoit mes dessins. Je veux établir une communication avec celui qui interagit face à mon travail. C’est là que naît le sens», précise Mohamed Jaamati.

 

C’est cette exigence de véracité qui n’est pas du tout vérité qui domine dans les travaux de l’artiste. Une volonté certaine d’apporter un autre regard sur le monde couplé à un désir impérieux de ne pas travestir les réalités multiples de nos existences si semblables et si éloignées les unes des autres. C’est dans cette brèche que se niche le dessin du peintre. Dans cet entre-deux, entre la simplicité et la complexité de ce qui fait les heures et les instants, avec toute cette cohorte de personnages, de caractères, d’archétypes, de succédanés et de faux-semblants. «Le monde est une caricature perpétuelle de lui-même; à chaque instant il moque et contredit ce qu’il prétend», pouvons-nous lire chez Georges Santayana dans Soliloques en Angleterre. Cela trouve un écho dense chez Mohamed Jaamati qui exprime les variations de l’existence en partant des séquences les plus simples de nos vies : une fête, une rencontre, une surprise, une colère subite, un refus, une acceptation, un imprévu, une connerie, une absurdité, une aberration, une évidence, une joie, un commencement, comme celui d’une nouvelle journée que l’on peut décliner en traits si précis dans leur contenu qu’ils en deviennent les porteurs secrets d’un mystère que seule la caricature peut révéler.

 

Car, quoique l’on pense, il faut garder présent à l’esprit ceci : «Une caricature est une vérité à l'état brut», comme le disait George Meredith dans L’égoïste. Une vérité transfigurée qui va vers les sens, qui stimule les méninges, qui fait appel à l’intelligence du cœur pour en définir le propos avant de pousser plus loin la compréhension, parce que le propre même d’une bonne caricature est d’être porteuse de plusieurs strates de signification : «Il y a plusieurs niveaux de lecture d’une caricature comme d’ailleurs pour ce qui fait l’essence de notre vie. Il y a ce qui nous apparaît au premier abord et au premier degré. Puis, viennent les autres niveaux de perception qui passent d’un palier à l’autre et enrichissent à la fois le dessin et notre sens de l’analyse qui en résulte», explique Mohamed Jaamati. 

 

Cela, on le touche dans les caricatures politiques, à titre d’exemple. Chez l’artiste, ce qui semble évident au premier regard finit par devenir plus complexe et plus insaisissable, comme si le caricaturiste voulait nous tromper, nous induire en erreur ou tester notre degré de vigilance et de patience face au travail qui nous est donné à voir. Mais toujours sans la moindre aigreur ni méchanceté : «Il faut comprendre que la caricature n’est pas foncièrement méchante et qu’elle suppose de la connivence avec ce qu’elle moque, et la connivence ne va pas sans la tolérance», comme l’affirme De Tignous, dans une interview à Sociétés et Représentations. Ce qui fait dire à Mohamed Jaamati qui cite Sennep dans Potins de la commère : «L'ennui avec nos hommes politiques, c'est qu'on croit faire leur caricature, alors qu'on fait leur portrait».

 

La nuance est de taille. Et c’est là la différence entre un bon caricaturiste qui maîtrise ses outils et ses matériaux et un amuseur qui donne dans le cliché le plus basique pour satisfaire une certaine inclination au voyeurisme le plus primaire. C’est face à cette exigence envers soi et à l’égard de son travail que l’on réalise comme le disait Alberto Giacometti que : «Le dessin est la base de tout», ce à quoi répond Jean-Auguste Ingres : «Le dessin est la probité de l’art».

 

Mais dans cette démarche de véracité, il faut rester au plus près du sentiment qui est à la source de ce que l’artiste dessine. Il faut veiller à saisir la vérité de l’instant qui fuit, avec ses nuances, ses angles de vision, ses zones d’ombre et ses éclats. C’est cela qui donne une forme profonde et juste à la caricature, comme le disait Edgar Degas précisant que : «Le dessin n’est pas la forme, il est la manière de voir la forme». Là est toute la complexité que requiert la caricature qui doit émaner de l’esprit pour teinter le cœur de ce qui ne peut être transmis qu’en nuances, car comme on peut le lire chez un grand tragique, Eschyle : «Ah ! Triste sort des hommes : leur bonheur est pareil à un croquis léger : vient le malheur, trois coups d’éponge humide, c’en est fait du dessin».

 

 

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