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Ahmed Krifla : Hommage à un génie !

Ahmed Krifla : Hommage à un génie !

L’histoire d'Ahmed Krifla, décédé ce jeudi 17 août 2023, est celle, classique, de ces peintres prodigieux, façonnés par les épreuves de leur enfance et de leur jeunesse. Son existence, empreinte de privations, se trouva sublimée par l'irruption providentielle d'un esthète américain d'une générosité sans bornes, déterminé à le déloger des ombres où il languissait. Ainsi se déploie le tumultueux périple d'un autodidacte inspiré, tracé par les courbes de son destin artistique.

 

Par R. K. H.

 

 

L’enfance de Krifla, on la devine aussi aride que les terres infertiles de sa cambrousse natale, où la monotonie et la solitude règnent en maître. Pourtant, c'est précisément cette période de sa vie qui précipitera le jeune futur peintre vers les bras réconfortants de l'art. Afin de pourvoir aux besoins de sa modeste famille, la mère de Krifla se consacrait à la confection de poteries modestement tarifées. À l'âge tendre de sept ans, l'enfant décida de se joindre à cette entreprise. D'une main douée et inspirée, il transcendait les motifs convenus en insufflant son génie créatif. Le succès est immédiat, et les poteries de la mère Krifla se mettaient à s'écouler comme des petits pains.

 

Consumé par le fiévreux démon de l'art, mais entravé par le manque de ressources pour étancher sa soif créative, le jeune peintre en devenir exerçait son talent sur tout ce qui tombe sous sa main : papiers, cartons, cahiers... Même les murs de sa ville natale, Taza, n'étaient pas à l'abri de son emprise artistique. Un jour, subjugué par la beauté âpre d'un site où trône l'école d'un village, il s'attela à lui rendre hommage à travers son art. C'est alors qu'un enseignant, attiré par l'effervescence de cette créativité débridée, surprend le jeune prodige en plein délire artistique. S'inclinant devant la précision captivante de son œuvre, il implora l'enfant de créer davantage. Le jeune artiste obéit humblement, et en retour, il reçoit quelques modestes centimes, une manne bienvenue qui scella son destin artistique naissant.

 

Krifla devient l’artiste attitré de l’école. Ceci dit, une distinction qui ne lui vaut pas la fortune, mais qui le para d'une notoriété telle que la ville de Taza lui concocta une exposition. Beaucoup de monde, aucun acheteur. A vingt ans, Krifla reste hanté par l'ombre de la mistoufle. L'avenir semblait nimbé d'une obscurité implacable, sans emploi stable, seulement de modestes labeurs pour écarter la faim. L'art, lui, demeura une voie précaire, une source incertaine de revenus. Le désespoir s'insinua dans son âme. Pendant une décennie entière, l'artiste noyait ses tourments dans l'océan furieux de sa créativité dévorante. Il peignait à un rythme effréné, offrant ses toiles généreusement aux âmes qui croisent sa route.

 

L'émerveillement d'un Américain : La découverte de l'art de Krifla

Un Américain, par le plus grand des hasards, se retrouva dans les environs de Taza, où le sort le confronte à une scène captivante en train de prendre forme sous le pinceau de Krifla. L'homme est instantanément ensorcelé par ce qu'il voit. Le peintre, généreux de nature, dévoile ses autres œuvres au visiteur fortuit. Une transaction se dessina alors, à un prix qui défie les espérances les plus folles : 2.500 DH. C'était l'année 1967. Jamais Krifla n’en aurait rêvé. L'Américain, quant à lui, reste sidéré par le dénuement dans lequel vit ce talentueux artiste : il réside dans une modeste cabane de zinc, se drapant de hardes, et sa faim semble toujours l'accompagner. Alors, dans un geste de générosité, il glissa un bon pécule entre les mains de Krifla, souhaitant ainsi apporter un peu de réconfort à son existence frugale.

 

Krifla est submergé par une exaltation débordante, une allégresse qui culmine lorsque la nouvelle parvient à ses oreilles émerveillées : son bienfaiteur, un des responsables du Centre culturel américain de Rabat, avait orchestré pour lui une exposition. C'est une première pour Krifla, une occasion de quitter son humble bourgade. La capitale le subjugue, et l'accueil chaleureux réservé à ses créations pénètre droit dans les méandres de son âme tourmentée. Une plongée dans l'océan du bonheur s'amorce, d'autant plus que ses tableaux s'envolaient littéralement, trouvant preneurs en un battement de cils.

De retour dans ses pénates, Krifla se remit à l’ouvrage avec une humeur euphorique. Le temps presse, car une nouvelle exposition, cette fois au Centre culturel de Marrakech, s'impatiente. Une fois de plus, c'est le bon Samaritain qui se trouva à l'origine de cette initiative, déployant ainsi ses ailes salvatrices pour l'artiste.

 

Après son passage à Marrakech, Krifla s'éveille sous le regard admiratif des connaisseurs, qui ne tarissaient pas d'éloges à son égard. Certains, subjugués par son œuvre, osaient même la comparer à celle du Douanier Rousseau, ce peintre du XIXe siècle dont les toiles, par leur trait naïf, abritent une poésie étrange et une maîtrise plastique incontestable. Toutefois, classer Krifla parmi les naïfs, serait une méprise. De fait, cet artiste est entièrement absorbé par la peinture de son environnement, un peintre qui s'efforce de traduire sur la toile la réalité qui l'entoure. Krifla, c'est un peintre ardemment lié à la réalité vivante de son univers.

 

L'esthète américain, dont la générosité avait illuminé la vie de Krifla, est reparti dans son pays natal. Les adieux ont été échangés, mais l'artiste porta en son cœur un chagrin tenace à cette séparation. Il avait juré à son bienfaiteur de se montrer à la hauteur de la confiance qui lui a été accordée. Ainsi, il se plonge corps et âme dans son travail, affinant son art et s'engageant dans une série d'expositions. Mais hélas, les fruits de son labeur étaient bien maigres. Tel un charlatan de foire, certains galeristes, profitant de sa candeur, «oubliaient» de verser les sommes qui lui revenaient, tandis que des collectionneurs le payaient avec un lance-pierre, et des prétendus amateurs d'art pillaient effrontément son talent.

Krifla demeurait constamment sur le fil du rasoir. Par moments, il peinait même à réunir l'argent nécessaire pour s'approvisionner en matériel de peinture.

 

Il en résultait des tableaux dépourvus de leur éclat coloré, faute de moyens. Tel est le cas d'une certaine composition représentant un groupe de convives réunis autour d'un couscous.

 

Amina Alaoui : L'ange gardien qui lui redonne vie

Forcé par la dèche, Krifla se trouva contraint de frapper aux portes, espérant obtenir un modeste agrément. Que nenni ! C'est en 1985 que Krifla, désillusionné par les autres galeristes, se présente humblement devant Amina Hachimi Alaoui, la propriétaire du Carrefour des Arts. Elle décide alors de prendre l'artiste sous son aile bienveillante, une décision qui éloigna instantanément les «prédateurs»  qui guettaient sa vulnérabilité. Sous sa tutelle protectrice, la cote de Krifla commença par s'élever doucement, puis elle s'élèva de plus en plus, atteignant en fin de compte des sommets vertigineux. Les œuvres les plus modestes, issues de ses mains tremblantes, se négociaient à 30.000 DH, tandis que les formats plus imposants s'envolaient allègrement au-delà des 200.000 DH. Une justice bien méritée !

Quoique atteint de la maladie de Parkinson, Krifla lutta chaque jour pour créer. Car, chacune de ses œuvres était le fruit mûr de longues souffrances endurées.

L'on est enclin à méditer sur la valeur actuelle de ses œuvres, celles de cette école qu'il n'a fréquentée que pour en emprisonner les vestiges sur des morceaux de papier récupérés négligemment dans les rues.

 

 

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