Finances News Hebdo : Quelle lecture juridique faites-vous de la saisie du navire transportant la cargaison des phosphates marocains en Afrique du Sud ?
Abdelatif Laamrani : En matière de droit maritime international, les mots ont leur importance et la terminologie utilisée est très pointue et spécifique. Donc, avant toute chose, il faudrait faire un rappel des faits ayant été à l'origine de ce contentieux, avant de qualifier juridiquement la procédure dont fait l'objet ce navire devant la juridiction de Port Elisabeth en Afrique du Sud.
Il s'agit en effet d'un vraquier (ou phosphatier) battant pavillon des Îles Marshall, le NM Cherry Blossom, appartenant à la société grecque NM Shipping S.A, qui a été affrété par la filiale de l'OCP, Phosboucraa, pour le transport d'une cargaison de 50.000 tonnes de phosphate destinées à la société néo-zélandaise de fertilisants «Ballance Agri-Nutrients». Le 1er mai, la Cour sud-africaine, à la demande de l'avocat du Polisario, a émis une ordonnance provisoire de saisie de la cargaison litigieuse, avant de se prononcer sur le fond de la requête déposée par le mouvement séparatiste, en l'occurrence une demande au fond demandant le retour d'une cargaison qu'il considère comme provenant d'une région dont il conteste la marocanité. En invoquant la décision de première instance du Tribunal de justice de l’Union européenne de 2016 ayant considéré que les provinces marocaines du Sud ne devraient pas se voir appliquer les accords de pêche avec l'Union européenne, arguant de l'illégalité de l'exploitation des ressources de ce territoire, et de leur commerce sans le consentement des populations locales...
Donc, le juge sud-africain rend une ordonnance provisoire de saisie à l'encontre de cinq parties, dont le propriétaire de la cargaison, le propriétaire du navire et les affréteurs, le destinataire de la marchandise, etc. Et comme il s'agit d'une mesure conservatoire, il faut savoir qu'on peut obtenir la levée de la saisie au cas où les défendeurs déposent une garantie bancaire à la Cour émettrice de l'ordonnance, équivalente à la valeur de la cargaison de 50.000 tonnes de phosphates, soit à peu près 5 millions de dollars.
Dans un deuxième temps, la Cour de Port Elisabeth a décidé le 15 juin de renvoyer l'affaire au fond (send the case to trial for a judgment on the merits), cela signifie d’une part, qu'elle a considéré comme fondées les prétentions de la partie demanderesse, en l’occurrence le Polisario, et d’autre part, qu’elle a accueilli favorablement ses griefs.
F.N.H. : Comment interpréter la décision de la Cour sud-africaine ?
A. L. : De prime abord, cette décision est surprenante à plusieurs égards. Car les arguments ayant poussé à accepter la requête du Polisario, et par conséquent, examiner le cas d'espèce violent les principes de base de la Common law et sont notoirement contradictoires. La Cour a justifié sa compétence ainsi : «Consciente de la complexité des questions soulevées dans cette affaire et du fait évident que les questions à résoudre dans la résolution des différends internationaux relatifs au territoire du Sahara occidental sont des questions concernant la communauté internationale au plus haut niveau [...] ce tribunal n'est pas confronté à la question politique plus large, mais plutôt à une question matérielle conforme aux règles de procédure pour permettre aux parties en cause d'accéder à une juridiction devant laquelle elles peuvent résoudre un litige juridique».
Cet argumentaire est non seulement curieux et très discutable, mais laisse apparaître en filigrane la volonté du tribunal sud-africain de s'adjuger un dossier qui dépasse sa compétence aussi bien territoriale que matérielle.
Puisque comment une juridiction de droit commun d'un pays étranger pourrait-elle satisfaire les prétentions sans fondement et purement politiques d'un belligérant dans un conflit international qui reste du ressort du Conseil de sécurité.
D'ailleurs, c'est sur la base de cet argument massue que la Cour maritime du Panama avait rejeté le 7 juin un recours similaire du Polisario, en déclarant qu’«une Cour nationale n’est pas la juridiction compétente pour se prononcer au sujet d’une affaire politique internationale», et conclut en outre qu’il n’y avait aucune preuve démontrant que la cargaison appartenait aux requérants.
F.N.H. : Que prévoit le droit maritime dans le sens où l’un des navires était en escale alors que l’autre était en traversée ? Le juge d’une Cour ou d’un tribunal peut-il ordonner cette saisie ou bien fallait-il se référer à une Cour spécialisée ?
A. L. : Généralement, aux cas de saisies conservatoires de navires comportent des éléments d’extranéité, on applique la Convention de Bruxelles du 10 mai 1952 sur la saisie conservatoire des navires de mer, mais dans la situation qui nous intéresse, il ne s’agit pas d’une saisie au sens de la convention, car aucune créance maritime n’est en jeu, le requérant étant purement et simplement étranger à toute l’opération de transport maritime.
Ce cas d'espèce est régi plutôt par les dispositions de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer conclues à New York le 10 décembre 1982, et particulièrement ses articles 17 et suivants qui instaurent le principe dit de «passage inoffensif des navires». Ce principe signifie que les navires de tous les Etats, côtiers ou sans littoral, jouissent du droit de passage inoffensif dans la mer territoriale. L'escale fait bel et bien partie de l'opération de passage au sens de la convention de New York et, par conséquent, elle doit être protégée par l'Etat du port d'escale, mais à condition que ce passage ne porte pas atteinte à la paix, au bon ordre, à la sécurité de l'État côtier ou aux principes de droit international énoncés par la charte des Nations unies.
L'Afrique du Sud ne doit pas entraver le passage inoffensif du navire étranger dans sa mer territoriale, en dehors des cas prévus par la Convention. En particulier, lorsqu’il applique la Convention ou toute loi ou tout règlement adopté conformément à la Convention, l’Etat côtier ne doit pas :
- Imposer aux navires étrangers des obligations ayant pour effet d’empêcher ou de restreindre l’exercice du droit de passage inoffensif de ces navires;
- exercer de discrimination de droit ou de fait contre les navires d’un Etat déterminé ou les navires transportant des marchandises en provenance ou à destination d’un Etat déterminé ou pour le compte d’un Etat déterminé (c'est ce qui ressort de l'article 23 de la Convention).
L’Afrique du Sud doit appliquer toutes les dispositions de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, car il l’a signée le 5 décembre 1984 et ratifiée le 23 décembre 1997 dont l’autorité est supérieure à toute loi interne.
F.N.H. : La décision de la Cour sudafricaine risque-t-elle de faire jurisprudence ?
A.L : Comme on vient d'en faire la démonstration, il s'agit plutôt d'une décision aux relents politiques, dépourvue de tout fondement juridique. Elle est «indigente» en termes de raisonnement juridique, puisqu'elle viole ouvertement non seulement les principes de droit maritime international que l'on vient d'énoncer, mais bien d'autres liés aux usages et coutumes du droit international tout court. Il est vrai qu’en Common Law (puisque le droit maritime sud-africain est régi par les règles de la Common Law) la jurisprudence est considérée comme une source de droit, et là il faut distinguer le «precedent» du principe dégagé de ce précédent. Néanmoins, le raisonnement de cette décision n’est pas suffisamment solide pour en faire «un ratio dicidendi», car la motivation juridique fait défaut. Alors que tout jugement pertinent de n’importe quel tribunal devrait constituer un argument digne d’être pris en compte de manière respectueuse par un autre tribunal. ■
I. Bouhrara