Propos recueillis par B. Chaou
Finances News Hebdo : Comment la crise de la covid-19 a-t-elle impacté le traitement des dossiers au niveau des juridictions ?
Abbes Sekkat : Pour répondre à cette question, je pense qu'il convient de distinguer entre différentes phases de la crise sanitaire de la covid-19. En effet, je suis d'avis de distinguer entre la phase 1 de suspension de la tenue des audiences au sein des tribunaux (avec quelques exceptions), la phase 2 de la deuxième vague de contamination et la phase 3 de vaccination et de réduction des cas. Durant la phase 1 de suspension des audiences, il est évident que quasiment tous les dossiers étaient à l'arrêt (sous réserve des dossiers concernant des personnes poursuivies en état de détention, des dossiers en référé et des dossiers d’instruction). Cela a bien entendu impacté le traitement des dossiers. Durant la phase 2 correspondant à la deuxième vague de contamination, plusieurs magistrats et greffiers ont malheureusement été touchés par le virus. Parfois, toute la chambre ou collège de juges et le greffier en charge de l'audience ont été contaminés.
Devant la forte propagation du virus au sein des juridictions, plusieurs d'entre elles ont même été momentanément fermées. L'atteinte des magistrats et des greffiers a effectivement eu pour conséquence le report en l'état de bon nombre de dossiers pendant plusieurs semaines. Durant la phase 3 de vaccination et de réduction des contaminations, les juridictions ont retrouvé un rythme quasinormal de fonctionnement et je pense, qu'à ce jour, une partie importante du retard accusé dans le traitement des dossiers a été rattrapée. Aussi, on ne peut nier les efforts déployés par le ministère de la Justice et par les différentes juridictions pour un traitement plus rapide des dossiers.
F.N.H. : A quoi peut-on attribuer ces retards-là : les restrictions ou la hausse des contaminations au niveau des tribunaux ?
A. S. : Durant la phase 1, les retards s'expliquaient par la non-tenue des audiences. Durant la phase 2, les retards étaient dus à la hausse des contaminations touchant des magistrats et des greffiers, ce qui a incontestablement impacté le rythme de fonctionnement des tribunaux en raison justement de l'absence momentanée desdits magistrats et greffiers.
F.N.H. : Quels sont les types de dossiers qui sont les plus suspendus ?
A. S. : Durant la phase 1 de suspension des audiences, tous les dossiers étaient à l'arrêt, sous réserve des dossiers concernant des personnes poursuivies en état de détention, des dossiers en référé et des dossiers d’instruction. Durant la phase 2 de l'épidémie, quasiment toutes les juridictions ont été impactées, indépendamment de la nature des dossiers. Je ne pense pas que la Covid-19 ait touché différemment les différentes juridictions. Néanmoins, il est vrai que plus la juridiction était grande et accueillait beaucoup de personnes, plus la contamination pouvait se propager davantage et impacter plus fortement ladite juridiction.
F.N.H. : Quel impact auront ces retards d’un point de vue social ou encore économique ?
A. S. : Il est certain que les retards accusés dans le traitement des dossiers ont eu un impact sur le plan social et économique. Les opérateurs économiques qui attendaient l'exécution des décisions favorables, d'ores et déjà obtenues, ou qui attendaient la condamnation de leurs débiteurs, ont dû patienter jusqu'à la reprise des audiences. Il en est de même des particuliers qui attendaient la condamnation de leurs locataires, ou encore les salariés licenciés qui souhaitaient faire condamner leurs employeurs en vue du paiement de leurs indemnités de licenciement. Les victimes d'accidents de travail ou d'accidents de la circulation ont dû aussi attendre la reprise d'un fonctionnement normal des juridictions. Il ne faut pas oublier non plus les dossiers relatifs à la pension alimentaire des enfants et à leur garde. Les retards accusés dans le traitement des dossiers a certainement eu un impact social et économique.
F.N.H. : Quelles sont les solutions mises en place pour remédier aux retards de traitement des dossiers ?
A. S. : Je pense que la réduction des contaminations ayant accompagné le démarrage de la campagne de vaccination a eu pour conséquence la reprise d'un fonctionnement quasinormal des juridictions. Cela a donc permis d'absorber une grande partie du retard accusé lors des mois précédents. Aussi, actuellement, les reports d'audiences au niveau du tribunal de commerce sont de deux à trois semaines et au niveau du tribunal de première instance de Casablanca, par exemple, ils sont généralement d'une, voire de deux semaines, ce qui est raisonnable pour les justiciables.
F.N.H. : Les procès à distance donnent-ils des résultats probants ou pas ? Pourquoi ?
A. S. : Il est évident que la tenue des procès à distance en matière pénale a permis de maintenir le traitement des dossiers, notamment ceux des personnes poursuivies en état de détention. Je pense que cette crise sanitaire est un tournant dans le développement du digital dans tous les domaines, y compris en matière judiciaire. D'ailleurs, il n'y a pas de raison qu'il y ait un retour en arrière après la fin de l'épidémie. Au contraire, cette nouvelle tendance de digitalisation ne peut que continuer, voire s'accélérer. Pour certaines matières où la procédure est écrite, je suis d'avis que le procès virtuel devrait, à l'avenir, constituer la règle. Sauf pour certains cas particuliers, je pense qu'un procès à distance devrait être privilégié (en matière commerciale notamment). Il n'y a pas de raisons à tenir physiquement un procès et faire déplacer plusieurs intervenants pour s'échanger des conclusions écrites pouvant parfaitement être envoyées de manière électronique.
D'autant plus que le Maroc dispose qu'un cadre légal régissant l'échange électronique de données. D'ailleurs, le ministère de la Justice déploie d'importants efforts en vue de la numérisation du procès et de la digitalisation de la justice. Il va sans dire que dans d'autres juridictions, les procès sont tenus à distance et la justice ne requiert plus de présence physique pour certaines matières. Bien entendu, cela suppose qu'il y ait un écosystème global incluant tous les intervenants (juridictions, avocats, experts, etc.). Le Maroc ne pourra que s'orienter vers une digitalisation de plus en plus forte de la justice.