Dette publique : «l’argent facile incite aux dérives»

Dette publique : «l’argent facile incite aux dérives»

 

A la fin du premier semestre 2017, la dette publique serait de l’ordre de 870 milliards de dirhams, soit près de 85% du PIB. Pour Najib Akesbi, économiste et professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, le risque de retour à cette situation «d’engrenage de la dette» annonciatrice des crises financières aigues est bien réel.

 

 

 

 

Finances News Hebdo : Le seuil de soutenabilité est sujet à divergence. Dans ce sens, quels sont les critères qui permettent de dire qu’en deçà d’un certain seuil, l’endettement est soutenable et ses effets maîtrisés ?

 

Najib Akesbi : Cette question renvoie en fait à une série de questions, classiques en la matière, et auxquelles les économistes n’ont cessé de tenter de répondre en se situant sur les terrains théorique et empirique : Y a-t-il un «Seuil critique» de la dette ? La dette, telle qu’elle se présente aujourd’hui, est-elle soutenable ? Quand un Etat est-il trop endetté ? Et autant vous le dire tout de suite, l’examen attentif de la littérature existante sur ce sujet est un exercice frustrant car, au bout du compte, ni la théorie économique ni les études empiriques n’apportent de réponses claires et tranchées à ces questions. Tout au plus quelques éclairages possiblement instructifs.

Par exemple, à la question «Y a-t-il un niveau de «soutenabilité» quantifiable au-delà duquel un pays ne peut rembourser sa dette ?», les réponses retiennent théoriquement des critères objectifs et subjectifs, tels le taux de croissance qui devrait être supérieur au coût de la dette (ou le rendement de l’investissement financé par l’emprunt qui devrait être supérieur au taux d’intérêt), l’évolution du solde primaire du Budget de l’Etat qui devrait aller en s’améliorant, ou encore l’appréciation de la capacité économique et politique du pays à réduire le déficit, stimuler la croissance. Mais chacun comprend que, au-delà de la diversité de ces facteurs, nombre parmi eux peuvent être purement subjectifs, et donc facilement manipulables…

Les études empiriques pour leur part peuvent dire des choses très différentes et même leur contraire ! Ainsi, une des études les plus couramment citées dans ce domaine est celle de Reinhart & Rogoff (2010), réalisée sur une période étalée sur deux siècles, 44 pays et 3.700 cas. Sa principale conclusion est que lorsque la dette publique dépasse 90% du PIB, les ponctions sur les ressources pour son remboursement sont telles que la croissance en pâtit.

Et puis, quelques années plus tard, les mêmes économistes modifient sensiblement leurs précédents résultats : au lieu d’une récession de 0.1%, on aurait plutôt une croissance comprise entre 1.8 et 2.8% ! Caner & Al. (2010) pour leur part avaient abouti à la conclusion que le niveau de la dette publique est positivement corrélé à la croissance jusqu’à 77% du PIB ; au-delà, la dette affaiblit la croissance, et pour les PVD, le seuil serait de 64%...

Il existe encore d’autres études, telle celle de la BRI qui a porté sur la période 1980-2010, et pour laquelle l’impact négatif commence à partir de 85%. A cette cacophonie, on peut ajouter le fameux seuil de 60% adopté parmi les critères de convergence de Maastrich et par les institutions financières internationales, et qui lui ne repose clairement sur rien de sérieux et encore moins d’académique !

Ce chiffre est purement politique, et le pire est que c’est celui-là même qui s’est imposé en pratique et que la Doxa financière internationale impose, notamment aux pays en développement.

 


"Soutenabilité de la dette : On voit bien que les études empiriques, souvent fondées sur une «modélisation» discutable, n’apportent guère de réponse claire et consensuelle"


 

On voit bien que les études empiriques, souvent fondées sur une «modélisation» discutable, n’apportent guère de réponse claire et consensuelle. Pour Paul Krugman, ce genre d’étude montre au mieux une corrélation statistique, mais ne dit rien sur les relations de causalité. Pire, elles suggèrent qu’au-delà du «seuil», il faut réduire la dette, alors que pour lui, c’est le contraire qu’il faudrait faire, car c’est le manque de croissance qui fait monter le ratio dette/PIB.

En fait, on rejoint ainsi le débat plus général sur les politiques publiques et leurs soubassements doctrinaux, entre néoclassiques, keynésiens, post-keynésiens, les uns recherchant un ajustement «par le haut» (maintien de la demande et multiplicateur des dépenses publiques) et les autres «par le bas» (restriction des dépenses, austérité budgétaire).

Pour le Maroc, le HCP a trouvé, me semble-t-il, une formule originale. Ainsi, au lieu de soutenabilité, le haut-commissaire parle de «tenabilité»… Selon des calculs effectués par ses services sur la période 2010-2014, on a abouti à la conclusion que la seule stabilisation du taux d’endettement du Trésor implique que le déficit primaire, qui avait atteint une moyenne de 3% du PIB entre 2010 et 2014, soit ramené à un surplus de 0.8% du PIB…

Et d’en conclure que «C’est donc intenable !». Si les études ne sont guère très éclairantes, ce débat reste pourtant plus actuel que jamais. Je crois cependant que les expériences conduites un peu partout dans le monde depuis la crise de 2008 peuvent apporter quelques réponses utiles. Notamment, on sait maintenant que les «sorties» par les politiques restrictives conduisent à l’impasse, et relèvent de la «médecine imaginaire de Molière», au sens où le remède se révèle pire que le mal.

Quant aux tentatives de sortie par les politiques de relance et l’endettement, elles atténuent le mal mais ne peuvent le guérir, et leur efficacité dépend de toute façon du fameux «multiplicateur»… Et il faut tout de même ajouter que les partisans de la relance par la demande, quitte à dépasser les «seuils» de la dette, n’envisagent cette possibilité que de manière tout à fait transitoire, en attendant que les réformes de fond, à même de renforcer les ressources ordinaires (telle une réforme fiscale conséquente), commencent à produire leur effet, et précisément permettre de réduire le besoin d’endettement.

 

 

 

F.N.H. : Avec une dette en hausse constante qui dépasse les 80% du PIB, le Maroc ne frôle-t-il pas la menace de revivre le même scénario d’avant l’ajustement structurel ?

 

N. A. : Selon les dernières statistiques disponibles à la fin du premier semestre 2017, la dette publique serait de l’ordre de 870 milliards de dirhams, soit près de 85% du PIB ; et si l’on s’en tient au simple prolongement des tendances des dernières années, on aura probablement terminé l’année 2017 à un niveau pas trop éloigné de 90% du PIB.

Alors, à ce niveau, y a-t-il risque d’un retour à la période sombre de «l’ajustement structurel» ? D’abord, si vous entendez par cela une époque où ce sont les institutions financières internationales qui imposent leurs orientations en matière de politique économique et financière, le pays perdant une bonne partie de sa souveraineté en la matière, eh bien je vous dirai que nous y sommes déjà !

Notamment depuis 2013 avec les 3 «lignes de précaution et de liquidité» signées depuis avec le FMI. J’ai déjà eu l’occasion dans ces mêmes colonnes d’expliquer le mécanisme des «LPL» et comment tout cela revient à pratiquer aujourd’hui encore de «l’ajustement structurel» sans le dire…

 


"Nos finances publiques sont déjà en état d’addiction grave à la dette, et nous sommes depuis plusieurs années embarqués dans le cycle infernal de «la dette qui appelle la dette»"

 


 

Ceci étant, si vous entendez par votre question le risque de retour à cette situation «d’engrenage de la dette» annonciatrice des crises financières aigues et des «tutelles» de toutes sortes, eh bien là aussi je vous répondrai que nous y sommes déjà depuis plusieurs années !

On entend par «engrenage» ou «impasse» de la dette, cette situation où l’endettement et le service de la dette deviennent tels que l’Etat est acculé chaque année à emprunter non guère pour investir et se développer, mais seulement pour rembourser la partie de la dette arrivée à échéance et ses charges financières. Et si l’on s’en tient à cette acception, eh bien oui, nous sommes déjà dans cette spirale infernale.

Regardez les Lois de Finances depuis plus de 5 ans déjà, vous constaterez que chaque année, on emprunte presque l’équivalent de ce que l’on rembourse ! Prenez la Loi de Finances pour 2018 : vous y constaterez que cette année, l’Etat devra rembourser 68 milliards de dirhams, et pour y faire face, il devra au cours de la même année s’alourdir d’une nouvelle dette additionnelle de 62 milliards de dirhams.

En 2017, on a dû emprunter 70 milliards de dirhams et rembourser 73 milliards… Le seul service de la dette absorbe plus du quart de l’ensemble des recettes fiscales de toute une année, et dans le même temps, les nouveaux emprunts représentent près de 30% des recettes du Budget général de l’Etat, et sans lesquels on n’ose pas imaginer le déficit budgétaire abyssal qui en résulterait.

Les faits et les chiffres sont là, et il ne sert à rien de nous voiler la face : nos finances publiques sont déjà en état d’addiction grave à la dette, et nous sommes depuis plusieurs années embarqués dans le cycle infernal de «la dette qui appelle la dette» et se nourrit de ses excès pour alimenter un nouvel engrenage, jusqu’au jour où…

Il y a donc certes le «stock» de la dette qui est en lui-même déjà tout à fait inquiétant (soit dit en passant 870 milliards de dirhams, ce n’est pas seulement plus de 85% du PIB, mais c’est aussi près de 25.000 DH de dette par tête de Marocaine et de Marocain, bébés et vieillards compris ! C’est aussi près de 4 années de recettes fiscales…).

Mais au-delà du «stock», plus inquiétant encore est l’engrenage dans lequel nous nous débattons au niveau des «flux» annuels, le service de la dette représentant chaque année une ponction de l’ordre de 6 à 7 points de PIB, soit quasiment le double de la croissance moyenne enregistrée… Peut-on qualifier une telle situation de soutenable, voire de tenable ?!

 

F.N.H. : La dette publique a franchi le seuil de 80% contre 50% il y a dix ans. Cela ne doit-il pas interpeller quant à l’efficience des investissements en cours et ceux à venir ?

 

N. A. : Vous savez, on a coutume de comparer la dette au cholestérol : il y a le bon et il y a le mauvais… En soi, la dette n’est ni bonne ni mauvaise, tout dépend de l’usage que vous en faites. Pour un individu comme pour un pays, si vous empruntez à 5% pour financer un investissement qui vous rapporte 10%, la dette aura joué son rôle «d’effet de levier», et la rentabilité de l’investissement vous aura permis de rembourser votre dette tout en gardant un bénéfice respectable.

 


"On s’endette soit pour consommer soit pour investir, mais dans des projets dont la rentabilité est très insuffisante"


 

Or, s’agissant de la dette publique de notre pays, c’est là où le bât blesse : on s’endette soit pour consommer soit pour investir, mais dans des projets dont la rentabilité est très insuffisante quand elle n’est pas nulle, voire négative.

Les barrages aux trois-quarts vides, les autoroutes au taux de fréquentation ridicule, les aéroports qui n’accueillent que quelques avions par semaine, les stations balnéaires qui ne fonctionnent que deux mois sur douze, le TGV qu’il va falloir subventionner pour lui assurer un minimum de voyageurs…

Bref, tous ces «éléphants blancs» ont été financés par la dette, qu’il faut rembourser et rémunérer, mais qui ne rapportent rien, quand ils ne continuent pas de saigner les finances publiques pour leur fonctionnement et leur maintenance… Comment dans ces conditions éviter l’engrenage, puisque, faute de ressources suffisantes générées par les investissements en question, il faut bien honorer le service de la dette par une nouvelle dette ?

 

 

F.N.H. : Aussi, la facilité de l’accès au crédit auprès d’institutions comme la Banque mondiale n’encourage-t-elle pas la dérive budgétaire ?

 

N. A. : On ne répétera jamais assez cette réalité triviale que la Banque mondiale est avant tout une banque ! Une banque qui, comme toutes les banques, fait de l’argent avec de l’argent… Et tant que le Maroc apparaît un pays encore solvable, c’est-à-dire qui, coûte que coûte, rembourse sa dette arrivée à échéance, eh bien il n’y a aucune raison de ne pas continuer à lui accorder de nouveaux emprunts, source de nouveaux profits… Et croyez-moi, tout le reste n’est que littérature et désinformation. La pertinence des investissements objet du crédit, leur efficacité, leur efficience, tout cela pèse très peu dans la balance, même si naturellement, au niveau de la forme, on veillera toujours à accompagner les crédits en question de savants rapports aux conclusions toujours mirobolantes et au verdict (presque) toujours favorable !

 


"Du côté de l’Etat marocain, la dette a toujours été perçue comme la solution de facilité permettant de faire l’économie d’une réforme fiscale forcément plus difficile"


 

De ce point de vue, oui, bien sûr que l’argent facile encourage toutes les dérives. Du côté de l’Etat marocain, la dette a toujours été perçue comme la solution de facilité permettant de faire l’économie d’une réforme fiscale forcément plus difficile et plus périlleuse. Du point de vue des institutions financières, surtout dans un contexte de relative abondance des capitaux -qu’il faut bien fructifier- et de raréfaction des clients solvables, un pays comme le Maroc reste un «bon placement», et on ne va pas faire la fine bouche pour lui chipoter de nouveaux crédits. Là est l’essentiel. Quant à la qualité des projets, objet du crédit… Du reste, depuis 1964, si les centaines de projets que la Banque mondiale finance à coups de crédits avaient eu un impact palpable sur le développement du pays, on l’aurait su !

 

 

F.N.H. : De 85% dans les années 90, les recettes fiscales couvrent moins de 60% des dépenses du budget de l’Etat actuellement. Quel rôle justement de la non réforme fiscale dans le recours massif à l’endettement ?

 

N. A. : Oui, je pense que vous faites allusion au concept «d’autosuffisance fiscale» que je calcule et surveille depuis de nombreuses années, et qui me paraît particulièrement pertinent pour signifier à la fois les défaillances du système fiscal et l’inéluctabilité de l’endettement dans le cadre d’une structure de financement publique donnée.

En effet, le ratio recettes fiscales/dépenses du Budget général de l’Etat exprime et mesure la capacité de l’Etat à financer ses dépenses par ses «recettes propres», celles puisées dans l’activité économique du pays par l’intermédiaire du système fiscal. Il est effectivement arrivé à ce ratio d’atteindre 85% dans les années 1990, mais depuis six ou sept ans, il s’est effondré à près de 60%. Calculé à partir des données de la Loi de Finances 2018, ce ratio devrait rester contenu dans une limite de 61-62%.

Le Maroc n’étant guère un pays pouvant disposer de ressources non fiscales significatives (une rente pétrolière par exemple), un tel taux de couverture des dépenses par les recettes fiscales implique automatiquement l’impérieuse nécessité de recourir à l’endettement, en l’occurrence pour près de 30% des besoins de financement du budget. D’une certaine manière, on peut lire dans ce ratio l’ampleur de l’endettement à venir… D’autant plus que le système fiscal dont il témoigne des défaillances, ne semble malheureusement guère en passe de s’engager dans un processus de réforme à même d’en améliorer l’efficacité, notamment grâce à une plus grande équité.

L’examen des mesures prises depuis les dernières Assises de la fiscalité de 2013, dans leur grande majorité, témoigne au contraire d’une véritable contre-réforme en cours, en ce sens qu’elle a plutôt tendance à consacrer le caractère à la fois inefficace et inéquitable du système fiscal marocain, mais ceci est une autre affaire… ■

 

 

Propos recueillis par I. Bouhrara

 

 

 

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