► L’économiste et ancien ministre, Abdeslam Seddiki, fait un diagnostic sans concession de la crise actuelle, la façon dont elle a été gérée par le gouvernement et les opportunités que peut en tirer le Maroc.
► Selon lui, cette période que nous traversons actuellement a montré la nécessité d’un Etat fort, stratège, régulateur, mais démocratique.
► Il prône aussi la lutte contre l’esprit de rente qui se propage dans notre société comme un virus, mais reste surtout persuadé qu’au-lendemain de cette crise, beaucoup de certitudes et d’idées reçues vont sauter, dont la croyance aveugle aux bienfaits de la mondialisation et du libre-échange. Détails.
Propos recueillis par F. Ouriaghli
Finances News Hebdo : Quelle lecture faites-vous de la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement et des mesures prises pour soutenir l’économie ?
Abdeslam Seddiki : En toute objectivité, il faut reconnaitre que la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement a été sans faille. Toutes les mesures prises, à commencer par la fermeture de nos frontières, l’instauration de l’urgence sanitaire, la création d’un Fonds dédié sur instruction du Roi, l’indemnisation des personnes mises en chômage partiel, l’octroi des aides financières aux familles pauvres et sans ressources, les différentes mesures pour soutenir les entreprises en difficulté… ont été bien étudiées et s’articulent parfaitement entre elles. Fait rarissime dans les politiques publiques marocaines, on trouve pour la première fois une certaine logique qui sous-tend l’ensemble des mesures. Dans le passé, on se plaignait, à juste titre, de l’absence de convergence entre différents programmes.
Cette fois-ci, la convergence y est. L’efficacité aussi. D’ailleurs, les citoyens savent faire le discernement. Et ce n’est pas un hasard que le pays jouisse d’une unanimité sans faille et connait un élan de solidarité à toute épreuve. Même certains milieux connus par leur excès de langage au point d’apparaitre comme des nihilistes qui ne voient que la moitié vide du verre, ont été amenés à «mettre de l’eau dans leur vin» et à tempérer leur jugement. D’ailleurs, on rappellera que le Maroc est donné par beaucoup de pays comme exemple de réussite et de «best practices». Mais cette réussite ne doit pas nous pousser à dormir tranquillement sur nos lauriers. Au contraire, ça doit nous stimuler à persévérer davantage et être plus inventifs pour affronter les difficultés qui nous attendent.
F. N.H. : Pensez-vous que dans la gestion de cette crise, le secteur privé, notamment financier, a pleinement joué son rôle ?
A. S. : Le moment n’est pas prompt à faire des appréciations pointues sur le rôle des différents acteurs. Nous sommes en train d’éteindre le feu et on ne va pas perdre le temps à compter le nombre des pompiers. L’état d’urgence dicte à chacun d’assumer les responsabilités qui sont les siennes. Force est de reconnaitre, cependant, la contribution du secteur privé, à l’instar de tous les citoyens, au Fonds covid-19. De même, le secteur privé a fait preuve de créativité en se reconvertissant vers la production de certains produits stratégiques dans la lutte contre la propagation de la pandémie, tels que les masques, les respirateurs, les liquides hydro-alcooliques. C’est le secteur privé qui a continué à travailler pour produire et approvisionner la population en produits alimentaires de base...
Je crois comprendre que vous faites allusion, dans votre question, au secteur bancaire et aux critiques qui lui ont été adressées récemment, lui reprochant de ne pas jouer pleinement son rôle. C’est une vaste question sur laquelle on devra revenir à l’avenir, car ce malentendu entre le secteur bancaire et l’entreprise ne date pas d’aujourd’hui. Il est, j’allais dire, structurel. L’entreprise et la banque ont deux logiques de fonctionnement différentes, même si elles font partie toutes les deux d’un même capitalisme. La banque représente la fraction bancaire du capital et l’entreprise la fraction productive du capital. La banque est présente aux extrémités du cycle du capital, alors que l’entreprise est au cœur du processus productif.
La plus grande différence réside dans le fait que la banque gère des fonds qui ne lui appartiennent pas. Elle possède dans le meilleur des cas 20% des fonds qu’elle distribue sous forme de crédit. Les 80% restants appartiennent aux épargnants, personnes physiques et institutionnels. Elle est donc tenue d’observer un maximum de prudence pour ne pas perdre la confiance des épargnants. C’est pour cela que la faillite d’une banque est plus grave que celle d’une entreprise, toutes proportions gardées. Mais tout cela ne justifie pas une certaine frilosité du secteur bancaire observable ici et là et qu’il doit faire preuve de plus de solidarité, en rognant davantage sur ses marges.
F. N. H. : Cette crise sanitaire a mis à nu les fragilités du tissu économique, en particulier la vulnérabilité des TPME. Faudrait-il craindre des faillites en cascade ?
A. S. : Tout à fait. Nos entreprises sont dans leur grande majorité fragiles. On le savait avant. Ce sont des entreprises à structure familiale, gérées par des méthodes traditionnelles, très mal encadrées, etc… La crise actuelle a mis à nu cette réalité. Les chiffres provisoires avancés officiellement ne laissent le moindre doute. Ainsi, sur un total de 216.000 entreprises, 130.000, soit 60%, ont déclaré avoir rencontré des difficultés et ont procédé soit à l’arrêt de leur activité, soit à la réduction de leurs effectifs.
Le nombre d’employés indemnisés par la CNSS s’est élevé, selon les derniers chiffres, à 900.000. Mais espérons que le pire n’adviendra pas ! Car il est à craindre que des faillites s’annoncent en masse. D’où la nécessité pour le gouvernement de faire tout pour sauver l’entreprise et éviter des faillites en séries. Car une faillite, c’est de la richesse en moins et du chômage en plus.
F.N.H. : Aujourd’hui, comme dans beaucoup de pays, l’Etat dépense sans compter et s’affranchit de la fameuse orthodoxie financière. Cette situation est-elle soutenable à long terme, sachant que même après le déconfinement, l’activité économique va redémarrer au ralenti ?
A. S. : Oui, on dépense sans compter pour ainsi dire. C’est l’ère de «l’argent hélicoptère» à l’œuvre partout dans le monde. J’ai parlé précédemment de l’incendie. Pour éteindre le feu, on ne compte pas non plus le volume d’eau utilisé. Nous sommes en situation de «guerre». Sur les 32 milliards mobilisés par le Fonds Covid-19, on dépense chaque mois, sous forme d’aide et d’indemnités, plus de 6 milliards de DH. Sans compter les dépenses qui interviendraient au fur et à mesure, d’autant que personne n’a une idée précise ni sur la date du déconfinement, ni sur les modalités de sa mise en œuvre.
Tout ce que l’on sait, et aussi paradoxal que cela puisse paraitre, c’est que le déconfinement est plus complexe que le confinement. Ajouter à cela le coût de l’intervention de l’Etat pour continuer à produire les biens publics et soutenir les entreprises à redémarrer leur activité sera exorbitant. Mais avons-nous le choix de faire autrement ? Absolument pas.
F. N. H. : Qui va payer la facture pour un retour aux équilibres macroéconomiques ?
A. S. : Avant de savoir qui va payer la facture, il faut qu’on précise comment on va mobiliser tout cet argent qui se chiffrera en dizaines de milliards DH. Même si le coût de la relance économique n’a pas, à ma connaissance, fait l’objet d’une évaluation, on peut se hasarder à avancer le montant d’au moins 100 milliards DH, dont une bonne partie sera allouée à l’investissement public sous forme d’infrastructure physique et sociale, de lancement de divers chantiers d’intérêt public et créateurs d’emplois.
L’argent ainsi dépensé aura certainement des effets bénéfiques sur l’ensemble de l’économie et de la société, eu égard aux «effets d’entraînement» keynésiens selon lesquels 1 DH investi aujourd’hui générerait, à terme, un revenu de 5 DH. Ce qui veut dire qu’il y aura une création de richesse. Un autre exemple est relatif aux dépenses dans l’éducation et dans la santé. Celles-ci sont considérées plus comme un investissement qu’un simple coût. Car toute dépense dans ces secteurs contribue à terme à améliorer la productivité du travail et donc à créer plus de richesse.
Pour financer un tel programme, il n’y a pas mille façons de procéder. Les économistes n’en connaissent que trois : la fiscalité, le déficit budgétaire et donc l’emprunt et la planche à billets.
Pour rembourser, il faut créer plus de richesse pour pouvoir prélever plus de ressources fiscales, améliorer le rendement fiscal à travers une réforme rapide de la fiscalité et d’autres mesures qu’il serait fastidieux d’énumérer. Toutefois, il convient de distinguer entre la dette extérieure et la dette intérieure. Cette dernière, qui représente les deux tiers de la dette publique, ne constitue aucun problème. Son remboursement, en monnaie nationale est facile, quitte à recourir au concours de la Banque Centrale.
En revanche, pour la dette extérieure, il faut nécessairement disposer d’un matelas confortable de devises. Comme il est difficile de s’attendre à une reprise du secteur touristique et d’un afflux des IDE, on ne peut que compter sur l’apport de nos concitoyens résidant à l’étranger et sur nos exportations qui seront à leur tour limitées par les mesures protectionnistes que prendront nos principaux partenaires. Cela nous oblige à adopter des mesures restrictives sur nos achats à l’étranger pour nous limiter aux produits strictement nécessaires à la vie des citoyens (biens alimentaires) et à la vie de l’entreprise (biens d’équipement), en plus des hydrocarbures bien évidemment.
F. N. H. : Quels enseignements peut-on justement tirer de cette crise pour construire le nouveau modèle de développement ?
A. S. : A chaque chose malheur est bon. Tout le monde s’accorde aujourd’hui sur la nécessité de mettre un place un nouveau modèle de développement qui marque une véritable rupture avec le modèle en cours et dont on a mesuré les limites et les insuffisances. Le NMD, doit mettre l’homme et la nature au centre des préoccupations de l’activité économique. En d’autres termes, la satisfaction des besoins sociaux de la population doit être le mobile fondamental de la croissance et non la réalisation du profit. Un modèle à la fois économique, mais aussi écologique.
L’Etat et le secteur public doivent être réhabilités. La crise que nous vivons a montré la nécessité d’un Etat fort, stratège, régulateur, mais démocratique. On préconisera une complémentarité entre l’Etat (et le secteur public) et le secteur privé, conformément au principe de «subsidiarité». A chaque fois que l’entreprise privée serait en mesure de réaliser un bien marchand répondant au meilleur rapport prix qualité, qu’elle le fasse.
Mais dès lors qu’il s’agit de biens publics non marchands comme l’éducation, la santé, l’énergie, l’eau, le transport public ou de certaines activités stratégiques pour le pays (comme les télécommunications et le numérique à titre d’exemples), c’est le secteur public qui doit avoir la prééminence. Par ailleurs, vu son coût élevé pour l’économie et son caractère néfaste pour la société, il faut bannir à jamais l’économie de rente et combattre l’esprit de rente qui se propage dans notre société comme un virus. Eradiquer la gangrène de la corruption et protéger toute les personnes qui la dénoncent.
A cet égard, nous avons besoin d’une justice réellement indépendante pour consolider l’Etat de droit et mettre fin à tous les arbitraires, y compris de la part de l’administration. Enfin, nos institutions, à tous les niveaux, doivent être fortes et crédibles. C’est le seul moyen de réconcilier le citoyen avec le politique et d’en faire un acteur du changement. Il faut espérer que la CSMD que préside Mr Benmoussa aille dans ce sens. Notre pays a besoin d’un changement, d’un vrai changement et non d’un simple lifting au niveau de la méthode de réfléchir et de la manière de faire et d’agir.
F. N. H. : Enfin, pensez-vous que les principes de la mondialisation seront remis en cause et que les relations du Maroc avec ses partenaires seront redéfinies ?
A. S. : Après chaque grande crise, le monde connait des transformations structurelles qui le conduisent soit au meilleur, soit au pire. L’histoire avance en général, mais il lui arrive de reculer ! Et la crise que nous vivons, plus sévère que celle de 1929, ne sera pas une exception. Le monde d’après sera différent de celui d’avant, même s’il est encore tôt d’en tracer les principaux contours. Mais beaucoup de certitudes et d’idées reçues vont sauter, dont la croyance aveugle aux bienfaits de la mondialisation et du libre-échange (ou plutôt du libre-échangisme).
On assistera probablement à des remises en cause dans ce domaine, même si ceux qui ont profité de ce système, à savoir le capital financier international et les grandes sociétés multinationales vont afficher une résistance. Beaucoup de responsables de par le monde redécouvrent l’intérêt de l’économie nationale et du marché intérieur, parlent de l’indépendance économique, de la souveraineté alimentaire, et même d’un retour aux nationalisations. Qui osait en parler avant la crise sanitaire à part des milieux de gauche qu’on accusait de dogmatiques ?!
Dans ce contexte, notre pays n’a d’autre choix que de prendre le taureau par les cornes et de faire de cette crise une opportunité pour donner la priorité au marché local, à notre production nationale, en favorisant le «made in Morocco» et en apprenant à vivre essentiellement en fonction de nos moyens. Bien sûr, il sera amené à revoir aussi bien ses priorités nationales que ses relations avec les principaux partenaires, y compris une révision des accords de libre-échange qui nous ont causé beaucoup de mal. Notre indépendance économique, dont en premier lieu notre indépendance alimentaire et notre souveraineté médicale, passe avant tout.
Compter sur nos propres forces ne saurait signifier un quelconque isolement ou un repli sur notre propre jardin. Au contraire, le Maroc est un pays historiquement ouvert. Et il le restera. Mais entre une ouverture subie et une ouverture voulue, quelle différence !