Intégrer la trajectoire climatique du Maroc dans les arbitrages budgétaires et mobiliser les bons outils fiscaux pour y parvenir sont des défis de taille. Entretien avec Oussama Ritahi, professeur de sciences économiques à l’université Hassan II de Casablanca.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : Comment évalueriez-vous l’intégration actuelle de l’objectif climatique dans la programmation budgétaire triennale du Maroc, et quels ajustements budgétaires structurels seraient nécessaires pour atteindre la cible de 53% d’ici 2035 ?
Oussama Ritahi : Le Maroc a récemment renforcé l’incorporation des enjeux climatiques dans sa planification budgétaire. En 2024, le gouvernement a pour la première fois intégré explicitement la Contribution déterminée nationale (CDN) au cycle des programmes triennaux de dépenses de l’État. Une unité climat a été créée au sein du ministère de l’Économie et des Finances pour coordonner ces efforts et veiller à l’alignement du budget sur les objectifs de la CDN. Conformément à la circulaire n°5/2025 du Premier ministre, la prise en compte des objectifs climatiques est devenue obligatoire dans les projets de politiques publiques sectorielles, garantissant ainsi la cohérence entre les engagements internationaux et le cadre financier national. Concrètement, des critères d’«étiquetage climat» sont en cours d’élaboration pour identifier et suivre les dépenses publiques vertes. Pour tenir la cible de –53% d’émissions d’ici 2035 relative au «Business as usual», le Maroc devra opérer d’importants réajustements structurels.
Le plan national (CDN 3.0) prévoit environ 96 milliards de dollars d’investissements climatiques jusqu’en 2035, dont 21 milliards dans les réseaux électriques et 13,9 milliards dans les transports (plus de 33 milliards conditionnels). Il s’agit notamment de tripler la part des renouvelables et d’éliminer progressivement le charbon (sortie prévue en 2040). Cela implique d’orienter les dépenses publiques et les grands projets d’infrastructures vers la transition énergétique (éolien, solaire, réseau intelligent, transports propres) et l’adaptation (stockage d’eau, dessalement, agriculture durable, etc.). Parmi les mesures budgétaires clés, figure l’introduction d’une taxe carbone explicite, prévue en 2025, destinée à réduire la facture pétrolière de l’État et à mobiliser des recettes nouvelles pour la transition. De même, le pays a déjà amorcé la réforme de ses subventions : il a supprimé en moins de deux ans la quasi-totalité des aides aux carburants et à l’électricité, ne maintenant aujourd’hui que la subvention du gaz butane, très sensible du point de vue social. Pour atteindre –53%, il faudra aller jusqu’au bout de cette réforme sociale en veillant à accompagner les ménages vulnérables (par des filets sociaux ciblés), tout en réallouant les économies vers les secteurs verts (recherche, infrastructures de transport durable, R&D, etc.).
F. N. H. : Quels instruments fiscaux sont les plus appropriés dans le contexte marocain, et quels risques économiques et sociaux leur adoption pourrait-elle poser ?
O. R. : Dans le contexte marocain, plusieurs instruments peuvent encourager la décarbonation, mais chacun comporte des avantages et des risques. La taxe carbone explicite est sans doute incontournable : c’est l’application du principe «pollueur-payeur», et elle devrait générer des recettes fiscales non négligeables (des estimations évoquent un gain potentiel de l’ordre de +0,8% du PIB), tout en incitant les entreprises et ménages à réduire leurs émissions. Elle est d’ailleurs prévue dès la Loi de Finances 2025 (peut-être appliquée en 2026) pour accompagner le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE (MACF) et protéger la compétitivité des exportateurs marocains. En revanche, cette taxe doit être calibrée avec prudence : elle risque d’augmenter les coûts de production des industries carbonées (phosphates, ciment, agroalimentaire, etc.) et de pénaliser les ménages modestes via la hausse des prix de l’énergie. Des compensations ciblées (crédits d’impôt, aides sociales, ou réformes tarifaires progressives) seront nécessaires pour garantir l’acceptabilité sociale. La réaffectation des subventions aux énergies fossiles est déjà largement engagée au Maroc. Les analyses soulignent que les dernières réformes (2014-2016) ont quasiment supprimé les aides aux carburants et à l’électricité. Ces économies substantielles ont été réinvesties dans des projets d’énergies renouvelables (notamment le complexe Noor) et d’efficacité énergétique, renforçant l’indépendance énergétique du pays. La principale «subvention résiduelle» est celle du gaz butane, très populaire : la lever définitivement permettrait de dégager de nouvelles ressources, mais comporte un risque de mécontentement social, comme en témoignent les protestations survenues lors des premières tentatives de libéralisation des prix de l’électricité.
Les crédits verts bancaires sont un autre levier. Les banques marocaines proposent déjà des prêts à taux préférentiels aux projets durables (grâce à des lignes de refinancement internationales ou à des partenariats avec Tamwilcom et la BERD). Ce mécanisme est adapté au contexte national : il facilite le passage du secteur privé à l’investissement vert (bâtiment écoénergétique, agro-industriel durable, réseaux intelligents, etc.) sans peser directement sur le budget de l’État. Le risque principal est de créer un endettement mal ciblé si les critères verts sont mal définis : il faut veiller à ce que ces prêts financent effectivement des projets décarbonés et non des dépenses ordinaires redéclarées «vertes». Les obligations vertes se développent au Maroc. Le pays a été pionnier en Afrique en émettant une dette labellisée verte dès 2016. Depuis, plusieurs émissions - publique ou privées - ont financé des centrales solaires, des projets d’efficacité énergétique et de gestion des déchets. Par exemple, en 2022, la Banque Centrale Populaire a levé 135 millions d’euros en obligations vertes pour l’énergie renouvelable. Ces instruments attirent des investisseurs internationaux et diversifient les sources de financement de la transition. Les risques associés tiennent principalement au coût financier (risque de refinancement et de change si l’obligation est en devises) et à la qualité des projets financés (il est indispensable de respecter les directives de l’AMMC pour éviter le «Greenwashing»). Une transparence rigoureuse sur l’affectation des fonds et des indicateurs de performance (tonnes de CO₂ évitées, nombre de ménages électrifiés, etc.) est cruciale pour que les obligations vertes produisent les bénéfices climatiques attendus.
F. N. H. : Quelle est, selon vous, la capacité du Maroc à mobiliser et à absorber efficacement les financements internationaux conditionnels nécessaires à la mise en œuvre des 31,4% de réduction dépendants de l’appui externe ?
O. R. : Atteindre les 31,4% de réduction conditionnels fixés par la CDN 3.0 (soit environ 30-34 milliards de dollars d’investissements climat dépendant de l’étranger) exigera de combler un important déficit de financement. Le Maroc dispose d’atouts pour attirer ces fonds : il bénéficie d’une image de stabilité politique et d’engagement climatique (stratégie nationale, NMD, hôtesse de COPs) qui rassure les bailleurs. De plus, il a noué de solides partenariats multilatéraux - Banque mondiale, BERD, AFD/UE, Green Climate Fund (GCF), Fonds pour l’environnement mondial (FEM) - qui fournissent des subventions et prêts concessionnels. Par exemple, plusieurs grandes opérations d’infrastructure verte (barrages, dessalement, réseaux électriques renforcés) sont déjà appuyées par des financements internationaux. Cependant, l’ampleur des besoins rend la mobilisation difficile. Les données officielles pointent un écart criant : sur la période 2021–2024, seuls 3% des besoins d’adaptation identifiés ont été financés.
L’institutionnalisation récente d’un groupe de travail finance climat et d’un mécanisme de «traçabilité» des flux climatiques tente de renforcer la confiance des donateurs, mais le pays doit encore développer sa capacité à élaborer rapidement des projets bancables et à absorber les ressources disponibles. La CDN 3.0 appelle à mobiliser massivement le secteur privé : elle fait explicitement référence à la Stratégie de développement de la finance climat (SDFC 2030), qui prévoit notamment des outils de partage de risques pour attirer l’épargne privée. Le Maroc s’est doté d’une architecture institutionnelle (unité climat, comités nationaux, stratégie financière climat) qui facilite la coordination et la traçabilité des financements. D’après les experts, le pays a accompli «des progrès notables» dans le suivi du financement climatique en s’appuyant sur ces structures. Pour l’avenir, il faudra renforcer cette infrastructure (formations, système d’information commun, coordination ministérielle) afin d’augmenter la capacité d’absorption. En l’état, le Maroc reste crédité par les donateurs internationaux, mais un déploiement rapide de la gouvernance et une forte mobilisation du secteur privé seront indispensables pour réellement exploiter les financements conditionnels promis.
F. N. H. : Quelles structures de gouvernance et mécanismes de suivi-évaluation seraient indispensables pour assurer que les flux budgétaires, fiscaux et financiers convergent vers des résultats mesurables en matière de réduction des émissions et de résilience climatique ?
O. R. : La convergence des flux publics, fiscaux et privés vers des résultats climatiques tangibles nécessite un cadre de gouvernance solide et des mécanismes de suivi-évaluation rigoureux. Au Maroc, ce cadre s’appuie sur plusieurs instances : la Commission nationale sur le changement climatique et la biodiversité (CNCCDB) et la Commission nationale du développement durable, proches du gouvernement, fixent les orientations stratégiques. Le ministère de l’Économie et des Finances abrite l’Unité climat, chargée de traduire ces orientations en budgets et de mobiliser les ressources (internes et externes) pour le climat. Ces instances coordonnent également le suivi national des émissions (système SNIES) et des indicateurs de résilience. Sur le plan pratique, le Maroc développe des outils de budget vert pour mesurer l’impact climatique des dépenses. Il est prévu que chaque département identifie et étiquette ses dépenses relevant du climat, puisque ces informations guident les décisions budgétaires. Une lettre circulaire de novembre 2022 du MEF (n°10322) formalise cet engagement en «alignant les politiques budgétaires et financières sur les objectifs de lutte contre le changement climatique». Le Parlement et le gouvernement exigent désormais que tout programme public soit évalué au prisme de son influence carbone et résilience, en cohérence avec les principes «d’Helsinki» de la charte budgétaire verte.