Démocratie: les paradoxes du label Maroc

Démocratie: les paradoxes du label Maroc

Dans l'espace régional, arabe et continental, nul doute que le Maroc jouit d'atouts particuliers : la légitimité de la monarchie et sa centralité liée au statut constitutionnel et politique du Roi, chef d'Etat, ainsi qu'à celui religieux d'Amir Al Mouminine; les avancées de la nouvelle Constitution de juillet 2011, exemplaire et d'avant-garde à bien des égards; un pluralisme historique et socioculturel; et puis tout le reste qui fonde l'attachement aux constantes de la nation. Cette situation est le fruit de longs développements historiques depuis l'indépendance - elle n’a pas été un «long fleuve tranquille»... Elle a connu des étapes et des séquences, parfois heurtées - cabossées même - que l'on peut résumer à grands traits. La première a trait à «La Longue Marche» de l'intégration institutionnelle de l'opposition historique. Elle n'a pu se faire qu'avec le gouvernement d'alternance dirigé par Me Abderrahmane Youssoufi, Premier secrétaire de l'USFP (mars 1998-octobre 2002)  : elle avait été préparée deux ans auparavant par le vote oui - pour la première fois depuis l'indépendance - à la Constitution de 1996.

A partir de là, l'on a commencé par parler de transition démocratique. Deux autres cabinets ont suivi, Driss Jettou (2002-2007) et Abbas El Fassi, Secrétaire général du parti de l'Istiqlal, autre composante avec la formation socialiste du mouvement national. Pour ce qui est du premier, la «méthodologie démocratique» - pour reprendre la critique de Me. A. Youssoufi - n'a pas été respectée. En revanche, tel ne fut pas le cas avec le second dirigé par le responsable istiqlalien. La donne va profondément changer avec la nouvelle loi suprême adoptée par référendum populaire en juillet 2011. C'est qu'en effet le chef du gouvernement est désormais nommé par le Roi «au sein du parti politique arrivé en tête des élections des membres de la Chambre des représentants». Cela s'appelle une compétence liée.

 

Capacité d'intégration

Comme la formation islamiste du PJD s'est classée première (107 députés), le Souverain n'avait pas d'autre choix. Ce n'était pas vraiment l'option la plus souhaitable, mais les urnes avaient tranché. Le PJD a bénéficié d'un effet d'aubaine liée à l'onde de choc du «Printemps arabe» et à sa déclinaison marocaine du Mouvement du 20 février. N'empêche : la démocratie y a gagné, sans doute, et partant la capacité d'intégration politique du système : tous les partis s'y retrouvent et il n'y a plus d'opposition en dehors du cadre institutionnel. Un grand acquis donc. Les partis héritiers du Mouvement national (PI, USFP, PPS) ont accusé un déclin de leur légitimité historique : ils ne sont plus l'alternative - comme ils l'avançaient depuis des décennies, surtout l'USFP d'ailleurs -, mais se contentent désormais de composer avec des partis dits «administratifs» tels le RNI ou le MP (1998-2011). Ils vont également faire les frais de l'intrusion du PJD depuis 2011 dans le champ politique, lequel se taille même une place léonine dans les deux cabinets qui se sont succédé jusqu'en 2021. Les cartes sont ainsi grandement rebattues par rapport aux règles qui avaient prévalu jusqu'alors. Et l'une des conséquences en est le trend baissier de la Koutla au profit de la formation islamiste. Le système partisan qui prévalait (Koutla / partis administratifs) n'était plus opératoire : il s'est trouvé en situation de minoration.

 

Confusion des clivages

Qu'en est-il pour la nouvelle césure inaugurée aujourd'hui par le cabinet Aziz Akhannouch, investi par la Chambre des représentants en octobre dernier ? Les dix ans des deux gouvernements PJD sont considérés comme une parenthèse, ce parti accusant un échec historique le 8 septembre dernier avec seulement 13 députés, alors qu'il en comptait 125 dans la Chambre sortante. L'exécutif en place a été limité à trois partis qui disposent d'une confortable majorité de 270 voix (RNI, 103; PAM, 86; PI, 81). Il est présidé par Aziz Akhannouch, responsable du RNI, avec deux alliés, le PAM d'Abdellatif Ouahbi et le PI de Nizar Baraka. Une formule politique bien particulière, à plusieurs titres : un parti «administratif» qui surclasse tous les autres; un autre parti de la même veine comme le PAM créé en 2008-2009 et qui était rejeté dans l'opposition depuis douze ans; et puis la formation istiqlalienne, héritière du mouvement national. La Koutla historique est éclatée; le Wifak des partis de l'administration aussi, avec la relégation du MP et de l'UC dans l'opposition avec le PJD, mais aussi de surcroît l'USFP et le PPS, membres de la Koutla... Avec ce tableau, les paradoxes ne manquent pas : tant s'en faut.

Cela témoigne en effet de ce qu'il faut bien appeler une confusion des clivages : qui est avec qui ? Contre qui ? Et pour quoi faire ? L'historique des camps de la majorité et de l'opposition depuis le cabinet d'alternance en 1998 n'aide point à la clarification : tant d'allers et venues depuis près d'un quart de siècle - difficile d'y voir bien clair... La grille des programmes des six cabinets recensés est-elle plus explicative ? Pas vraiment. Ce que l'on peut en revanche en tirer regarde ce qui suit : globalement, un tronc commun des différents programmes de 1998 à 2021, avec cependant des déclinaisons différentes suivant le cabinet. Aujourd’hui, c'est l'Etat «social», inspiré et fondé sur une vision royale, qui est le marqueur central témoignant d'une forte inflexion des politiques publiques. L'on peut y ajouter la régionalisation, même si elle peine encore dans son opérationnalisation. Le rapport du nouveau modèle de développement (NMD) participe bien de cette nouvelle vision : de la prospective, des axes stratégiques et des leviers de changement à l'horizon 2035.

 

Insuffisances des offres partisanes

Dans ce registre -là, force est de faire ce constat : les partis sont-ils à la hauteur des enjeux et des défis d'aujourd'hui et de demain ? Une réponse affirmative est difficilement soutenable. Leurs programmes respectifs, lors des campagnes électorales de 2021, attestent bien de cette difficulté. Autre paradoxe : les insuffisances des offres partisanes alors que l'on compte pas moins de 34 formations ! En principe, les citoyens et les électeurs ont, devant eux, sur le marché électoral et politique, un large éventail de propositions, de mesures et de réformes. Comment se fait-il que tout cela n'imprime pas, pourrait-on dire, et qu'il y ait si peu d'intérêt, d'attractivité et d'adhésion en la matière ? Le scrutin du 8 septembre 2021, avec 50,18% de votants, a sans doute enregistré près de huit points de plus par rapport à celui d'octobre 2016. L'on a ainsi relevé 8.786.000 bulletins dans les urnes. Mais ce chiffre est à relativiser, puisque les électeurs inscrits totalisaient, eux, 17.509.000 citoyens, soit pratiquement le double. Plus encore, les citoyens en âge de vote sont évalués à 25 millions de personnes.

La conclusion à en tirer est préoccupante : un tiers seulement des électeurs potentiels exerce son droit de vote. Sur ces bases-là, comment ne pas s'interroger sur l'étroitesse de la base électorale et portant politique de la démocratie quand elle ne concerne et n'implique qu'un tiers des citoyens ? Leur encadrement demeure fortement insuffisant. Ils sont des électeurs sans doute, mais tous ne sont pas des adhérents; leur vote est souvent volatile. Au fond, c'est le «système» institué qui pose problème : 4% dans les partis, 1% de jeunes inscrits, ... Même les syndicats ne comptent qu'un médiocre taux de l'ordre de 8% de salariés encartés. Cela ne signifie pas la dépolitisation, mais autre chose: la concurrence d'une sorte de «marché parallèle» accordant peu de place aux structures instituées (partis, syndicats,...). La politisation est en effet ravivée dans les réseaux sociaux et dans le numérique. Une autre manière de faire de la politique s'impose à l'évidence. Faute de quoi, il y aura les structures institutionnelles de la démocratie d'un côté et celles en dehors... Qui s'en préoccupe vraiment ? 

 

 

Par Mustapha SEHIMI Professeur de droit, Politologue

 

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