Tarik Haddi, président du Directoire de Azur Innovation Fund et vice-président de l'Association marocaine du capital investissement (AMIC), nous parle, en compagnie de Farid Benlafdil, fondateur de la banque d'affaires indépendante Wise Company, de l'essor du capital-risque au Maroc.
Propos recueillis par A. Hlimi
Finances News Hebdo : Quelle est votre évaluation du secteur du capital-risque au Maroc, notamment en termes de levées de fonds, d'investissements, de désinvestissements et de rendement ?
Tarik Haddi : Le secteur du capital-risque au Maroc connaît aujourd’hui une dynamique notable, portée en grande partie par la stratégie Innov Invest de Tamwilcom. Cette stratégie se traduit à la fois au niveau de la demande et de l’offre. Côté demande, on observe un renforcement du deal flow grâce à un tissu de structures d’accompagnement de plus en plus spécialisées par stade de développement, et de plus en plus expérimentées. Ainsi, près de 500 startups ont été accompagnées à ce jour par le programme Innov Invest, tandis que l’Agence de développement du digital (ADD) recense actuellement 380 startups technologiques actives. En parallèle, l’offre s’est considérablement étoffée. On compte aujourd’hui une dizaine de fonds actifs sur le marché marocain, contre seulement deux ou trois il y a huit ans. Les structures issues du programme Innov Invest mobilisent à elles seules près d’un milliard de dirhams. À cela s’ajoutent de nouvelles initiatives telles que Al Mada Venture, 212 Founders (porté par CDG Invest), ou encore UM6P Ventures.
L’intérêt des investisseurs internationaux s’est également renforcé, comme en témoigne l’engouement suscité par des évènements comme Gitex Africa. En termes de résultats, les montants investis en capital amorçage et risque par les sociétés de gestion membres de l’AMIC s’élevaient à fin 2023 à 943 millions de dirhams, répartis sur 121 opérations. En 2024, les startups marocaines ont levé 70 millions de dollars, selon le rapport Africa : The Big Deal, contre 17 millions en 2023. Ce bond spectaculaire intervient dans un contexte continental de recul des levées de fonds (-25%), ce qui permet au Maroc de se hisser à la 5ème position à l’échelle africaine. Les perspectives pour 2025 sont encourageantes. La maturation de l’écosystème devrait entraîner une augmentation de la taille moyenne des levées, et l’internationalisation croissante des startups et des fonds marocains constitue un levier important. S’ajoutent les effets attendus de la stratégie Digital Morocco 2030, qui vise l’émergence de dix «gazelles» d’ici 2026, et de une à deux licornes à l’horizon 2030. Enfin, le lancement de nouveaux fonds dans le cadre du FM6I, appuyés par CDG Invest et Tamwilcom, renforcera cette dynamique. En matière de désinvestissements et de rendement, le recul reste insuffisant pour tirer des conclusions fermes. Aucun fonds n’a encore été liquidé pour permettre le calcul d’un TRI consolidé pour les investisseurs, et peu de sorties significatives ont été enregistrées à ce jour. Cela dit, certaines participations présentent un TRI potentiel estimé entre 25% et 50%, même si, comme dans toute activité à risque, des pertes sont également à prévoir.
F.N.H. : Quelles mesures devraient être mises en œuvre pour que le Maroc devienne un leader en Afrique dans le domaine du capital-risque ?
Tarik Haddi/Farid Benlafdil : Pour faire émerger un capitalrisque fort, il faut avant tout des startups solides. Aujourd’hui, les montants investis dans les startups marocaines restent modestes par rapport à d’autres pays africains. Ce n’est pas tant un problème d’offre de capitaux que de qualité des projets. Avec seulement 380 startups technologiques recensées, le vivier est trop limité pour espérer produire un volume suffisant de gazelles, et encore moins de licornes. Il est donc impératif d’agir en amont pour renforcer le système national d’innovation. Cela passe par un système éducatif qui encourage l’autonomie, la créativité, la collaboration et l’esprit d’initiative dès le plus jeune âge. Le système universitaire et scientifique, lui, doit soutenir des innovations disruptives capables d'intéresser un marché mondial, afin de dépasser la contrainte d’un marché domestique restreint. Des politiques industrielles ciblées sont également nécessaires, notamment dans les secteurs stratégiques que sont le Big Data, l’IA, la Fintech, l’AgriTech, la CleanTech ou encore l’industrie 4.0. Ces politiques doivent s’appuyer sur des partenariats public-privé à l’image du modèle américain ARPA, et sur des dispositifs d’appui dédiés aux entreprises innovantes pour faciliter leur accès à la recherche, aux compétences, aux marchés publics et extérieurs. L’émergence d’écosystèmes intégrés regroupant entreprises, universités, laboratoires, incubateurs, clusters et une base industrielle de proximité est également cruciale pour industrialiser l’innovation. Parallèlement, l’environnement réglementaire doit devenir plus favorable, notamment dans les secteurs de prédilection des VC mondiaux (comme la Fintech ou la Climatech), et le cadre de la concurrence doit protéger les modèles disruptifs. Enfin, une meilleure intégration du Maroc dans les grands marchés régionaux (UE, CCG, Zlecaf) et une gouvernance unifiée des politiques d’innovation sont indispensables pour assurer cohérence, lisibilité et impact.
F.N.H. : Quelle est la transaction idéale pour vous en tant que gestionnaire d’un fonds d’investissement startup ?
T. H. : La transaction idéale est celle qui maximise la création de valeur pour l’investisseur, notamment via un fort TRI, ce qui suppose l’accès à un marché important susceptible d’attirer des investisseurs internationaux. Elle est aussi celle qui génère le plus d’impact, qu’il soit technologique, économique ou social, avec une attention particulière portée à la création d’emplois, à l’inclusion des jeunes et à la parité hommesfemmes.
F.N.H. : Pouvez-vous nous donner des exemples de startups marocaines qui ont réussi à lever des fonds, à se développer efficacement et à offrir une bonne sortie pour les investisseurs ?
T. H. : Les exemples de sorties restent encore rares. On peut citer DabaDoc, dont Orange a acquis une participation majoritaire en 2021, ou Chari, qui a connu une sortie partielle en 2023 par Orange Digital Ventures. InstaDeep, bien que basée au Royaume-Uni, a été cofondée par un Marocain et a été active au Maroc avant son rachat par BioNTech pour plus de 600 millions de dollars. Ces quelques cas demeurent isolés, mais plusieurs signaux positifs sont à relever : une maturité croissante des entrepreneurs, des modèles d'affaires plus robustes et l’intérêt de plus en plus marqué d’investisseurs stratégiques internationaux. Parmi les startups issues de l’initiative Innov Invest, Cloudfret et Sowit apparaissent comme particulièrement prometteuses.
F.N.H. : Quel est votre principal conseil à un entrepreneur souhaitant présenter une opportunité d’investissement à Azur Innovation ?
T. H./F.B. : Un entrepreneur doit prouver la traction commerciale de son projet, en présentant notamment un nombre d’utilisateurs croissant, une Lifetime Value en progression et un Churn rate en diminution. Il doit également démontrer sa capacité à dégager un EBITDA positif à court terme, ainsi qu’une scalabilité crédible, c’est-àdire la capacité à croître rapidement tout en restant rentable. Il est donc essentiel de privilégier des faits tangibles sur la performance plutôt que de longues démonstrations sur le caractère «révolutionnaire» de la solution proposée.