Par D. William
29 août 2017 : l’ancien président de la Commission de la CEDEAO, Marcel De Souza, laissait entendre, à l’issue de sa rencontre avec Nasser Bourita, ministre des Affaires étrangères, que le Maroc était disposé à adopter la future monnaie unique de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). De Souza déclarait ainsi que le Roi Mohammed VI a indiqué dans une lettre que «le Maroc s'engage à l'adhésion à une monnaie unique le jour où elle sera adoptée par la CEDEAO».
Cet engagement du Royaume suscite, depuis lors, des débats passionnés. Et cela encore davantage depuis que le projet de monnaie unique, qui traîne depuis plus de 30 ans, ne semble plus relever d’une vue de l’esprit. Elle tend, au contraire, à se concrétiser : l’Eco est, en effet, dans les starting-blocks. Un accord a été, à ce titre, conclu le 21 décembre 2019 pour mettre en place la monnaie unique, d’ici juillet prochain, dans huit pays de la CEDEAO, dans une première étape. Il s’agit de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Mali, du Burkina Faso, du Bénin, du Niger, du Togo et de la Guinée Bissau qui ont décidé d’abandonner le FCFA au profit de l’ECO. Et ce, tout en maintenant dans un premier temps un régime de change fixe et la garantie de convertibilité avec la France.
La deuxième phase devrait voir l’entrée des autres pays, et certainement la mise en place du régime de change flexible adossé à un panier de devises.
Vers l’abandon du Dirham ?
Question saugrenue ? Pas tout à fait. Prématurée ? Peut-être bien. En septembre 2017, le wali de Bank Al-Maghrib, Abdellatif Jouahri, avait une réponse toute tranchée. «Avant de parler de la question de la monnaie, il faut d’abord se situer par rapport à tout ce qui régit la CEDEAO, l’existant. Qu’on passe en revue les aspects juridiques, politiques, etc. La monnaie unique est le stade final de toute intégration économique, budgétaire et fiscale», avait-il notamment déclaré.
C’était d’ailleurs la même posture adoptée à l’époque par Omar Fassal, responsable du Développement de l'investissement à l'international à CDG Capital. «Il ne faut pas concevoir une monnaie unique comme un point de départ, mais plutôt comme une ligne d’arrivée. Il faut d’abord construire une aventure commune basée sur des valeurs culturelles réciproques, et en cela la proximité culturelle entre le Maroc et nombre de pays africains n’est plus à démontrer. Il faut également construire un espace fortement intégré d’un point de vue économique, financier, fiscal, douanier et même budgétaire, qui permette une mobilité facilitée des biens, des capitaux et des personnes. La monnaie unique ne peut être conçue que comme la résultante de ce long processus, qui permet de l’amener à terme», précisait-il.
Hormis la nécessaire convergence économique et fiscale prônée, certains soulèvent une autre problématique : le processus en cours de flexibilisation du Dirham. «La situation est loin d’être mûre, à commencer par nos réserves de change, le problème du commerce extérieur, de la balance des paiements…», relève l’économiste Najib Akesbi, non sans relever que le Maroc a adopté un système qui, dans sa logique, est appelé à élargir la bande de fluctuation et, à la limite, va vers le flottement.
«Est-ce que cette situation est compatible avec le fait d’être dans une zone où, en principe, il y aurait une monnaie unique? Est-ce que l’ECO qui serait flottant ? Est-ce que le Maroc est disposé politiquement à renoncer au Dirham ? Est-ce que la CEDEAO dispose d’une économie capable de générer suffisamment de ressources en devises pour défendre la monnaie unique ?», se demande Akesbi.
Au-delà de ces interrogations, il appelle à sortir de la logique purement financière et économique et à placer le débat sur une autre dimension, surtout que l’on parle de la disparition d’une monnaie nationale. «Le Dirham qui disparaît dans le cadre d’une monnaie unique au niveau maghrébin, dans l’hypothèse de la construction d’un Grand Maghreb uni, a certainement plus de sens que le Dirham qui se fond dans la monnaie unique de la CEDEAO. Cela a plus de portée symbolique et politique», analyse-t-il. Tout en se demandant si «les Marocains sont prêts à renoncer à cette belle idée du Grand Maghreb dont on leur parle depuis au moins 60 ans».
ECO, des opportunités pour le Maroc ?
Le spécialiste principal en gestion des finances publiques, Ousmane Kolié, émet, pour sa part, un autre son de cloche. Car, selon lui, l’ECO pourrait présenter de réelles opportunités pour le Maroc. «Si la réforme de l’ECO était menée à terme et aboutissait à la mise en place effective d’un régime de change flexible adossé à un panier de devises, elle serait proche du modèle du Dirham marocain qui est en train de faire ses preuves», explique-t-il. Un modèle qui a subi une réforme en trois phases, dont la première, en 2006, a consisté à l’indexation du Dirham à l’Euro et au Dollar respectivement à hauteur de 80% et 20%. S’en est suivi en 2015 un ajustement du panier de devises (60% Euro et 40% Dollar) pour refléter la composition des échanges commerciaux du moment. Enfin, la dernière phase est survenue en janvier 2018 avec l’introduction de bandes de fluctuation de +/- 2,5% (contre +/- 0,3%) par rapport à un cours central déterminé par la Banque centrale, et sur la base d'un panier de devises de 2015. «Après l’immobilier, les télécommunications, le secteur bancaire et financier, domaines dans lesquels son expertise et son modèle ont su s’exporter, le Maroc pourrait trouver dans la mise en place de l’ECO une opportunité de partager son expérience en matière de réforme monétaire. Cette expérience graduelle et prudente a permis de réformer la monnaie tout en protégeant le pouvoir d’achat des populations contre les dérives inflationnistes», analyse Kolié.
Par ailleurs, ajoute-t-il, «la mise en place envisagée de l’ECO, fondée sur une approche similaire à la réforme du Dirham, devrait contribuer à lever les craintes qui pourraient être formulées par les marchés financiers et les acteurs économiques marocains sur
l’adhésion du Royaume à la CEDEAO. Elle constitue un argument supplémentaire pour consolider la demande d’adhésion du Maroc à la CEDEAO, vu que conceptuellement les systèmes monétaires seraient convergents».
Autre avantage et non des moindres : au plan économique et financier, l’ECO faciliterait les échanges entre le Maroc et l’Afrique de l’ouest et réduirait les coûts de transactions associés aux opérations de change. De même, «le mécanisme de solidarité monétaire, à travers la mise en commun des réserves de change en vigueur avec le FCFA, et qui sera transposé avec l’ECO, sera profitable à tous les pays, y compris au Maroc», poursuit notre expert.
«Enfin, la libre circulation des capitaux déjà en cours dans les 8 pays utilisant le FCFA et prévue dans la future zone monétaire ECO serait à l’avantage des grands groupes marocains ayant des filiales dans les pays de la CEDEAO. Cela, dans un contexte marqué par l’implantation de ces groupes dans les 7 autres pays de la CEDEAO, particulièrement le Ghana», conclut-il.
Quid des risques ?
Pour beaucoup de spécialistes qui prennent l’Euro en exemple, la monnaie unique profitera davantage aux pays à forte croissance et augmentera l’inflation, tout en contribuant au déséquilibre d’une économie nationale marocaine qui reste encore fragile. Et ce, dans un contexte où, justement, la préservation des équilibres macroéconomiques est érigée en sacro-saint principe.
Néanmoins, comme l’ont fait les 7 autres pays membres de la CEDEAO qui n’auront pas dans l’immédiat l’ECO comme monnaie, si l’adhésion du Maroc à la CEDEAO était actée, il peut être envisageable que le Royaume soit membre de l’instance régionale tout en continuant à utiliser le Dirham, le temps de mûrir la réflexion sur cette nouvelle monnaie et sur les risques potentiels. Car, des risques, il y en a. Ousmane Kolié met en orbite trois facteurs de risques à considérer.
«Premièrement, celui lié aux défis de l’adhésion du peuple marocain, qui devrait accepter de se séparer du Dirham au profit d’une autre monnaie. Il convient à ce titre de se rappeler que (i) le Dirham vient du mot arabe issu du grec drachmè et désignant la monnaie d'argent islamique; (ii) il est utilisé pour la première fois dans le Royaume depuis le VIIIème siècle sous le règne d’Idriss 1er et rétabli en 1959, et (iii) sur chaque billet et pièce en dirham figure l’effigie de Sa Majesté; que Dieu l’assiste. Tous ces symboles séculaire et identitaire doivent être pris en considération pour prendre en compte l’opinion publique.
Deuxièmement, le risque lié à la mise en commun des réserves de change. Cette solidarité monétaire présente de nombreuses vertus et permet de palier les insuffisances de pays fortement affectés par des chocs économiques cycliques, notamment les pays pétroliers ou dépendant du cours des matières premières. Elle pourrait toutefois exposer le Maroc – pays plus résilient et doté d’une économie relativement diversifiée – au risque de voir une partie de ses réserves de change mise au profit d’autres pays. Ce qui pourrait affecter sa couverture monétaire et ses capacités d’importation.
Troisièmement, et allant au-delà de l’ECO, mais plus généralement de l’adhésion à la CEDEAO, le risque de réexportation vers le Maroc de produits manufacturés entrant dans la zone CEDEAO par des pays côtiers dits «entrepôts». Même si ce risque est contenu par l’éloignement géographique du Maroc par rapport à ces pays, il conviendra de le prendre en compte dans les analyses au regard de la porosité des frontières, et de ne pas sous-estimer l’ingéniosité des commerçants. Si ce risque se matérialise alors, il pourrait affecter l’industrie locale marocaine sur certains produits. A titre d’illustration, le Nigeria a fermé ses frontières avec le Bénin en raison de ce phénomène de réexportation de produits manufacturés importés, fragilisant son industrie locale».
Le Maroc, la voie médiane
“Ces évolutions économique et monétaire en cours au sein de la CEDEAO offrent l’opportunité de relance du débat de l’adhésion du Maroc à cet ensemble géographique représentant plus de 5 millions de km², 368 millions d’habitants, et dont le PIB global s’élève à 565 milliards de dollars US», souligne Ousmane Kolié.
Il faut rappeler que la demande officielle formulée en février 2017 par le Royaume pour adhérer à la CEDEAO, cet ensemble régional de 15 pays (Bénin, Burkina, Cap Vert, Côte d'Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Liberia, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Togo), est jusqu’à présent restée en suspens. S’il y a bien eu un accord de principe, il y a tout autant des résistances de la part de certains pays, en particulier le Nigeria, qui souscrit du bout des lèvres à l’adhésion du Maroc, pays qui dispose d’entreprises suffisamment compétitives pouvant remettre en cause le leadership de certaines entreprises nigérianes dans la région.
Il faut croire que, durant ces dernières années, la montée en puissance du Royaume dans cette partie du continent fait peur. Depuis 2015 en effet, le Maroc est parmi les premiers investisseurs africains en Afrique de l’ouest, principalement dans le secteur bancaire et financier, des télécommunications, de l’assurance, de l’industrie et de l’immobilier.
Néanmoins, les postures de certains pays pourraient devenir moins rigides, d’autant que, estime Kolié, «pendant que le processus d’adhésion poursuit son cours sur le plan politique en dépit des interrogations légitimes de part et d’autre, d’autres évolutions susceptibles d’avoir un effet catalyseur sont en cours. Il s’agit notamment de la signature en mai 2019 de l’accord sur la Zone de libre-échange continentale (ZLECA) qui, à travers la libre circulation des biens et des services ainsi que des capitaux en Afrique, devrait lever les dernières réserves émises par certains pays de la CEDEAO sur l’adhésion au Maroc».
De même, dans ce débat sur l’opérationnalisation de l’ECO, l’adhésion du Maroc pourrait être la troisième voie médiane à explorer et qui transcende les clivages entre pays anglophones (adeptes d’un régime de change flexible) et francophones du FCFA, engagés dans une première étape de réforme avec un régime de change fixe. «Cette adhésion et intégration d’un troisième acteur obligerait les pays de la CEDEAO à prendre en compte l’expérience marocaine caractérisée par une réforme graduelle et semi-flexible», fait remarquer notre spécialiste principal en gestion des finances publiques.
Citant l’adage ouest africain «Seul on va plus vite, mais ensemble on va plus loin», il conclut qu’«avec le Maroc dans la CEDEAO, cet ensemble irait encore plus loin en dépit des défis politiques et techniques qu’il conviendra de traiter».