La Turquie traverse une crise de change sans précédent. La Livre n’arrive pas à freiner sa dégringolade : elle a perdu 46% de sa valeur en 2021, avec un effondrement brutal sur les deux derniers mois de l’année. Mais pour comprendre la crise que traverse l’économie turque, il faut prendre du recul et remonter à 2016. Cette année là, un coup d’Etat avorté a plongé le pays dans l’incertitude. Les performances de l’économie turque ne sont plus les mêmes, avant et après ces événements. Avant 2016, la croissance réelle moyenne du PIB s’élevait à +7,3%; depuis elle a été divisée par deux à +3,8%. La croissance réelle moyenne du PIB par habitant est passée de +6,0% avant, à +2,5% après.
Le taux de chômage est passé d’une moyenne de 9,6% à 12%. Le déficit budgétaire de -1,7% du PIB à -3,9% avant le Covid, puis à -5,5% après la crise sanitaire. Le solde budgétaire primaire (c’est-à-dire avant le remboursement de la dette) est passé d’un surplus de 0,5% du PIB à un déficit de -2,5%. La dette publique brute de 27% du PIB à 38% en 2021. Depuis 2016, les investissements directs étrangers (IDE) en Turquie sont sur une trajectoire baissière, passant de près de 18,5 milliards de dollars en 2015 à 7,5 milliards en 2020. Ces entrées de capitaux sont importantes, car malgré les prouesses avérées de ses industries exportatrices, l’économie turque reste cloitrée dans un déficit commercial structurel de -6% du PIB en moyenne, avec un taux de couverture de 78% des importations par les exportations.
L’économie turque compte donc beaucoup sur les entrées de capitaux et sur les revenus du tourisme pour compenser sa balance commerciale déficitaire. Certes, l’inflation dans les pays émergents est supérieure à celle des pays développés en raison d’une plus forte croissance, et bien sûr, l’inflation turque a toujours été élevée – de l’ordre de +7,8% entre 2009 et 2016 –, mais 2021 a marqué une hausse conséquente. L’inflation moyenne avait déjà doublé pour atteindre +14,6% entre 2017 et 2020. Puis en 2021, la Turquie n’a pas échappé à la tendance mondiale inflationniste, alors que le niveau était déjà élevé, pour atteindre des chiffres jamais atteints depuis 20 ans : un pic de +36% en décembre sur une année glissante, une hausse des prix de l’électricité de +125% pour les industriels et de +50% pour les particuliers. Cette inflation a pesé à la baisse sur le taux de change.
Dans ce contexte marqué par une inflation galopante, un taux de change sous pression, et un resserrement de la politique monétaire des grandes Banques centrales (FED et BOE), la Turquie aurait dû relever son taux directeur. Mais les autorités ont refusé. Pire encore, elles ont choisi le chemin inverse. Elles ont baissé le taux en septembre de 19% à 18%, en octobre à 16%, en novembre à 15%, puis en décembre à 14%. L’effet sur le change fut immédiat, provoquant un crac de la Livre. La Banque centrale et l’exécutif défendent l’idée que des taux bas vont booster les exportations et les investissements, relancer la croissance économique, stimuler la création d’emplois, et in fine, stabiliser le change pour mettre un terme à l’inflation. Un raisonnement non-orthodoxe, qui va à l’encontre aussi bien de la théorie que de l’expérience. Nombreuses sont les Banques centrales dans l’histoire qui se sont lancées dans cette fuite en avant, convaincues de pouvoir freiner l’inflation au bon moment, avant que celle-ci ne s’emballe. Pour pallier cette crise, la Turquie a annoncé deux mesures phares.
La première est le relèvement du salaire minimum de +50% à 274 dollars en 2022, ce qui concerne 40% des travailleurs. Cette mesure louable sur le court terme– car elle offre un supplément de pouvoir d’achat aux travailleurs durement touchés par la hausse du coût de la vie – aura un effet contreproductif sur le moyen terme. Elle risque de mettre en place un cercle vicieux, fait de hausse des prix, de hausse des salaires, qui provoque une nouvelle hausse des prix. La seconde mesure phare est la mise en place d’une couverture contre la dépréciation future de la Livre. Au moment où les ménages et les entreprises cèdent la Livre pour placer leur épargne sur des comptes en dollars et se protéger contre la baisse, l’exécutif tente de mettre un terme à cette dollarisation. Les banques vont offrir – uniquement aux particuliers – des comptes couverts contre toute dévaluation future. Les fonds doivent être bloqués entre 3 et 12 mois. Le client obtiendra un taux d’intérêt sur son dépôt rémunéré par la banque.
Si jamais la baisse de la Livre face au Dollar dépasse le rendement offert par le compte, l’Etat s’engage à payer la différence pour que le client conserve a minima la valeur de son capital en Dollar. Cette démarche est également contreproductive, car si jamais la Livre se déprécie, l’Etat compensera la différence certainement en empruntant auprès de la Banque centrale. Cela correspondra à une nouvelle injection monétaire, et accentuera l’inflation, alors que l’inverse est requis. De plus, pareille mesure peut s’avérer risquée, car elle revient à signer un chèque en blanc, vu l’incertitude qui pèse sur la facture finale pour l’Etat. Ces deux mesures ne sont pas la panacée, car elles s’attaquent aux symptômes, sans remédier au fond du problème. On le sent déjà. Malgré la baisse des taux d’intérêt, les rendements exigés par les investisseurs sur la dette publique augmentent - passant sur le 10 ans de 12% à 22% -, car les marchés anticipent une hausse du risque de crédit. Le coût de l’assurance pour se couvrir contre un défaut de la dette turque (spread sur les CDS) a doublé en 2021. Alors que 60% de la dette publique est libellée en devises, toute baisse de la Livre rend plus difficile le service de la dette. Il en va de même pour les entreprises turques, fortement endettées en devises.
En réalité, la Turquie devrait actionner trois principaux leviers, mais aucun ne semble d’actualité. D’abord, il faudrait resserrer la politique monétaire en relevant les taux, mais elle ne le fera pas puisqu’elle a choisi le chemin inverse. Ensuite, il faudrait resserrer la politique fiscale pour soutenir le change. Mais là aussi, la Turquie s’engage dans le chemin inverse, puisque le schéma de garantie des dépôts coûtera de l’argent, avec une facture finale encore indéterminée. Enfin, il faudrait obtenir un prêt du FMI pour soutenir les réserves de change qui ont beaucoup baissé. Les réserves nettes sont passées de 20 milliards de dollars en novembre à moins de 5 milliards à fin décembre, car elles ont été largement consommées pour soutenir le change. Mais là aussi, la Turquie ne semble pas encline à le faire pour des raisons diplomatiques.
A quoi s’attendre du coup sur 2022 ? L’inflation devrait continuer sur sa lancée pendant les premiers mois de l’année, avant de diminuer progressivement, mais tout en restant au-delà des deux chiffres, ce qui restera problématique pour les agents économiques. Le taux de change a déjà énormément baissé, ce qui le rapproche de sa valeur d’équilibre, mais il devrait rester sous pression, car les flux de portefeuille sortants du pays se poursuivent, en raison des rendements réels négatifs sur les obligations. Le pays pourrait solliciter la Chine, la Russie ou un pays du MoyenOrient pour obtenir un prêt et renouveler ses réserves, évitant ainsi un recours au FMI. A son avantage, la Turquie peut compter sur son niveau d’endettement bas (seulement 38%) qui laisse une grande marge de manœuvre, à condition de susciter la confiance des investisseurs, et sur des exportations qui maintiennent le cap (croissance moyenne de +7%), contre vents et marées.
(*) : Omar Fassal travaille à la stratégie d’une banque de la place. Il est l'auteur de trois ouvrages en finance et professeur en Ecole de commerce. Retrouvezle sur www.fassal.net.