Comparativement aux pays à développement similaire, les entreprises marocaines subissent une pression fiscale lourde dépassant parfois leur capacité contributive. Jamal Saad El Idrissi , directeur-associé du cabinet KPMG Maroc, spécialisé dans les métiers de l’audit, du conseil, de la fiscalité et de l’expertise-comptable, décortique les lacunes de la fiscalité d’entreprise au Maroc, tout en livrant des pistes de nature à encourager les entreprises à rejoindre le circuit formel.
Finances News Hebdo: Pour certains, des initiatives publiques louables ont été prises pour intégrer les entreprises dans le circuit formel (statut de l'autoentrepreneur, création d'un ministère de tutelle, etc.). Et pourtant, certains experts estiment que la fiscalité, du fait de sa lourdeur, continue de décourager les entreprises qui ont l'ambition de sortir du circuit informel. Quel est votre avis sur la question ?
Jamal Saad El Idrissi: Sortir du circuit de l’informel, c’est d’abord et avant tout une question d’état d’esprit, et de moralité de tout un chacun, car quand on opère dans l’informel, on sait d’entrée de jeu qu’on évolue dans un cadre qui n’est pas légal.
Ceci étant précisé, et théoriquement, la lourdeur fiscale est effectivement liée au développement du circuit de l’informel, mais pour se prononcer sur cette lourdeur, on devrait se référer à la notion de pression fiscale qui, justement, mesure l'importance relative des impôts dans l'économie nationale en pourcentage du PIB. Et à ce titre, malheureusement, on constate que le taux de pression fiscale au Maroc est très élevé par rapport à d’autres pays économiquement comparables.
Ceci amène automatiquement à se poser la question «capitale», notamment pour les PME et, surtout, les TPME et les personnes physiques, de savoir si l’on doit oui ou non subir cette «lourde charge» additionnelle. Et au niveau microéconomique, cette interrogation pousse quasi-totalement l’entreprise à travailler hors contrôle de l’administration fiscale; ce qui constitue intrinsèquement un manque à gagner pour l’Etat en termes de recettes fiscales. De ce fait, l’assiette fiscale se trouvera réduite et un nombre limité de contribuables se verra subir cette pression fiscale. Et là aussi, la contagion pourrait pousser quelques-uns d’entre eux à entrer dans le circuit informel ou pratiquer la fraude fiscale pour minimiser les impôts à payer.
Ces constats ont bien été confirmés par plusieurs institutions indépendantes nationales et étrangères. Ainsi, le FMI, dans un rapport sur la «fiscalité équitable au Moyen-Orient et Afrique du Nord», a conclu que l'étroitesse de l'assiette et les taux élevés d'imposition sont des obstacles essentiels à la croissance. De même, le Conseil économique, social et environnemental (CESE), dans son avis sur le système fiscal marocain, a mis l’accent sur la pression fiscale engendrée par quelques impôts et l’injustice fiscale dont souffrent quelques agents économiques.
A cet effet, les recommandations préconisées en matière de lutte contre l’informel et l’évasion fiscale consistent en une réforme fiscale se basant essentiellement sur la revue et l’adaptation des taux d’imposition, des sanctions ainsi que sur le développement d’outils efficaces de la Direction générale des impôts (DGI) en matière de suivi et de contrôle.
Enfin, et dans le même ordre d’idées, les Assises fiscales de 2013, et après avoir constaté le rôle négatif de la pression fiscale dans le développement du secteur informel ont, entre autres, recommandé l’intégration progressive de ce secteur via une fiscalité réellement incitative.
F.N.H.: Selon vous, quels sont les impôts qui sont de nature à pousser certaines entreprises à basculer vers l'informel ou à recourir à des pratiques peu recommandables pour se soustraire de leur obligation fiscale ?
J. S. E .I: La TVA est l’impôt de «tous les jours», et bien qu’il ne constitue pas réellement une contrainte économique de par son mécanisme de récupération, il est souvent tronqué dans le circuit de l’informel : soit que cette TVA n’est pas appliquée sur les ventes, soit qu’elle est appliquée mais pas reversée à l’Etat, constituant autant un manque à gagner pour les recettes publiques qu’une marge supplémentaire pour celui qui l’a facturée. Cependant, ces pratiques ne peuvent être faciles à utiliser que si l’entrepreneur s’approvisionne lui-même en amont auprès de fournisseurs qui eux-mêmes sous déclarent ou travaillent dans l’informel. A ce titre, il y a lieu de rappeler que les pouvoirs publics et l’Administration fiscale œuvrent continuellement pour le renforcement de plus en plus du dispositif de contrôle en matière de suivi des factures et de recoupements.
L’Impôt sur les sociétés «IS» et l’Impôt sur le revenu «IR» frappent directement les revenus. Le principal problème que pose l’IS est qu’on appliquait un taux unique aux entreprises, quels que soient leurs résultats fiscaux dégagés. Ce problème a été atténué par l’institution de taux proportionnels dans la Loi de Finances 2016. Je crois que si les prochaines Lois de Finances prévoient davantage de tranches d’imposition avec une réduction des taux, cela pourrait encourager les entreprises à intégrer le secteur formel.
L’IR, quant à lui, constitue une charge salariale de plus que l’entreprise devrait opérer à la source sur les salaires des employés. Il s’agit évidemment d’un impôt subi par le salarié au titre de son revenu qui est le salaire. Mais, bizarrement, le non-paiement de cet impôt est parfois perçu à tort par quelques entreprises comme une économie sur leur masse salariale. A ce titre, il faut souligner que le scope dont on parle est constitué de TPME qui versent généralement des salaires très bas n’ayant pas d’impact significatif sur les recettes de l’Etat, et qu’une forte diminution, voire même une totale exonération de ce type de revenus, contribuerait largement à intégrer ces entreprises dans le circuit formel. Ce sont donc les impôts dont les problématiques poussent à basculer vers l’informel, à côté bien sûr des cotisations sociales qu’il ne faut pas oublier et qui constituent elles aussi des entraves lourdes pour intégrer l’économie réelle.
F.N.H.: D'après vous, quels sont les leviers à actionner pour rendre la fiscalité d'entreprise moins lourde et moins pénalisante, tout en tenant compte de la nécessité de doter de ressources financières suffisantes l'Etat pour alimenter le Budget ?
J. S. E .I: Naturellement, la réduction des taux des différents impôts et taxes est toujours souhaitable et considérée louable par les entreprises, et plus particulièrement par les PME et TPME. Une telle mesure ne serait pas forcément pénalisante pour l’Etat, puisqu’elle incitera plusieurs entrepreneurs à quitter l’informel, et permettra par conséquent d’élargir l’assiette fiscale. D’autres mesures pourraient notamment s’articuler autour de la simplification des procédures et formalités fiscales : la simplification et unification des taxes locales frappant quelques activités ( tourisme) ; l’exonération sur les investissements réalisés par les entreprises et la réduction des taux de la taxe professionnelle; le raccourcissement des délais de remboursement des crédits de TVA qui pénalisent la trésorerie des PME; le renforcement du dispositif de contrôle et de sanctions de la DGI.
Mais cela ne peut être que conjoncturel, car pour éradiquer le phénomène de l’informel de façon permanente et pérenne, il est important de raisonner dans un cadre long-termiste et de s’attaquer à ses causes et pas seulement à ses conséquences. A ce titre, ce n’est pas encore fini, car avec la globalisation, l’ouverture et la libéralisation, l’économie a tendance à entraîner plus d’informel et l’Etat se doit de le contenir. Les leviers devraient donc être d’ordre macroéconomique et non seulement d’ordre fiscal; le tout devant à la fois aboutir à une compétitivité de nos entreprises et à la génération d’une croissance suffisante pour l’alimentation du Budget de l’Etat.
Parmi ces leviers, j’en citerai trois : d’abord, on doit particulièrement et impérativement repenser la politique générale de développement du secteur primaire (agriculture) et secondaire (industrie). Ensuite, poursuivre, voire accentuer les mesures d’incitation à l’investissement, et donc à la création d’emplois. Et enfin, mettre en place une vraie politique de formation et de redéploiement du personnel avec des protections sociales suffisantes, ce qui forcément finira par amenuiser le nombre de personnes physiques travaillant dans l’informel et trop souvent avec de très petits revenus.
Propos recueillis par M. Diao