Suite à la présentation du projet de Loi de Finances 2015, l'économiste Najib Akesbi, avec le franc parler qui le caractérise, revient sur les principales dispositions d’ordre fiscal, économique et social de ce document-phare. Il attire ainsi l’attention sur la nécessité d’être prudent envers les prévisions (croissance, déficit budgétaire, etc.) en raison de l’étroite relation entre le PIB agricole, la croissance et d’autres facteurs. Akesbi tire aussi la sonnette d’alarme sur la fulgurante détérioration du taux de cou-verture des dépenses du budget général de l’Etat par les recettes fiscales. Ce qui, selon lui, génère le «cercle vicieux» de l’endettement. Transcendant la bataille des chiffres que suscite d’ores et déjà le pro-jet de Loi de Finances 2015, Najib Akesbi s’est penché sur les questions de fond, notamment les créa-tions d’emplois, les mesures incitatives pour y parvenir et la réforme de la TVA qu’il juge par ailleurs assez régressive.
Finances News Hebdo : Avec une production céréalière de 68 millions de quintaux en 2014, la croissance risque de se situer autour de 2,5% en fin d'année. Or, on s’aperçoit que sur la base des prévisions de 70 millions de quin-taux, le gouvernement table sur une crois-sance de 4,4% du PIB en 2015. Cet objectif du PLF 2015 vous semble-t-il réalisable ?
Najib Akesbi : Je pense que vous avez raison de mettre l’accent sur le chiffre de la production céréa-lière qui est en effet la donnée clef dans tout exercice de prévision macro-économique au Maroc. Il est clair que la production agricole reste la condition de la croissance ou de la non croissance de l’économie marocaine au cours d’une année. Chacun sait qu’il subsiste une relation extrêmement forte entre le résultat de la campagne céréalière et la production agricole (PIB agricole en fait) d’une part, et d’autre part entre cette dernière et la croissance du PIB glo-bal, c’est-à-dire de l’économie dans son ensemble. C’est une double relation qui, malheureusement, continue de perdurer. Pour ce qui est des prévisions de la croissance contenues dans la note de présen-tation du PLF 2015, honnêtement, je n’ai ni à dire que c’est un chiffre trop optimiste ni à prétendre qu’il serait réaliste, pour la simple raison que personne aujourd’hui ne peut prévoir le déroulement et l’issue de la campagne agricole qui ne fait que commencer. Ce n’est qu’au mois de mars 2015 que l’on pourra estimer avec un minimum de sérieux la consistance de la campagne agricole. Atteindre 4,4% de taux de croissance l’année prochaine nécessitera certes la réunion de beaucoup de conditions, mais en tout état de cause, la condition majeure est une bonne campagne agricole, ce qui suppose un PIB agricole important et notamment une production céréalière plutôt supérieure à 70 millions de quintaux. Car, au cours de cette année 2014, on aurait fait 68 millions de quintaux, et pourtant les prévisions de croissance tournent à peine autour de 2.5%. A moins que d’autres facteurs décisifs n’interviennent (que le gouvernement ne nous explique pas), je vois mal comment on pourrait atteindre 4,4% de croissance avec une récolte de 70 millions de quintaux. En ce qui concerne le commerce extérieur, il est vrai que depuis l’année dernière, l’ampleur du déficit de celui-ci s’atténue. Pour autant, nous sommes bien loin du compte. Le taux de couverture des importations par les exportations se situe encore autour de 50%, et le déficit de la balance commerciale reste énorme, et en tout cas supérieur à 20% du PIB. Encore qu’il s’agit de rester lucide quant aux vraies raisons de ce relatif allègement du déficit commercial : on sait bien qu’il est moins dû à de réelles performances des exportations qu’à une évolution moins défavorable des importations, elle même liée à deux facteurs essentiellement. Le premier est la chute des cours des matières premières et denrées alimentaires importées. Le deuxième est plus inquiétant du point de vue de la croissance puisqu’il s’agit de la baisse des importations des biens d’équipement, témoin d’une baisse des investissements. L’allègement du déficit du commerce extérieur ne serait ainsi que le reflet du marasme de l’économie.
F.N.H. : On observe une tendance baissière du défit budgétaire (7% du PIB en 2012 et 5,2% en 2013). A cela s'ajoute, d'après le gouver-nement, le fait qu'il devrait retomber à 4,9% du PIB en 2014 et 4,3% en 2015. Sous l’angle de l’assainissement des finances publiques, que vous inspirent ces chiffres ?
N. A. : Moi, mon rôle n’est pas de commenter des chiffres manifestement trop maquillés pour être cré-dibles, mais d’attirer l’attention sur les problèmes de fond, qui sont têtus, incontournables, et crèvent les yeux dès lors qu’on prend la peine d’y voir de plus près. Pour moi, le coeur de la problématique budgé-taire du Maroc réside dans les défaillances de son système fiscale, de moins en moins apte à générer un niveau de ressources suffisantes pour financer une partie raisonnable des dépenses budgétaires et éviter ainsi de se trouver en situation de crise permanente des finances publiques. De ce point de vue, le ratio clé qu’il faut suivre très attentivement (mais que le gou-vernement s’obstine à ignorer), est celui du taux de couverture des dépenses du budget général de l’Etat (BGE) par les recettes fiscales. Pour un pays comme le Maroc, dépourvu de ressources extra-fiscales conséquentes, notamment d’une rente naturelle, telle que celle du pétrole par exemple, l’Etat ne peut princi-palement compter que sur les ressources fiscales, qui sont en fait ses «ressources propres», pour financer sainement ses dépenses publiques. Or, après avoir atteint 85% dans les années 90, ce ratio n’a cessé de se détériorer depuis, au point de tomber au-dessous de 60%, et dans le projet de loi de finances 2015, il devrait même encore tomber à 58%. Quand vous prenez conscience du niveau atteint par ce ratio, vous êtes en mesure de comprendre tout le reste, et même de vous faire une idée très précise de l’endettement du pays au cours des prochaines années. Car il n’y a pas de mystères, les quelques «bricoles» que rapportent les revenus des domaines de l’Etat et des participations publiques (y compris l’OCP…) peuvent peut-être relever le taux de 58% à 65%. Mais il restera toujours dans le budget un «trou» béant de l’ordre de 35% qu’il faudra bien couvrir, et comment le faire autrement que par le recours de plus en plus massif à l’endettement ? Là réside le vrai problème, qui montre à quel point l’endettement est désormais un paramètre incontournable, et durable, dans l’équation budgétaire du pays. J’ajoute que depuis que le déficit de la balance des paiements est lui aussi devenu très élevé, l’Etat ne peut plus se contenter de s’endetter sur le marché intérieur, mais doit impérativement recourir à l’endettement international puisque celui-ci lui permet de faire d’une pierre deux coups : combler son déficit budgétaire et renflouer ses réserves en devises, tombées ces dernières années à des niveaux inquiétants. Autrement dit, on est bien pris dans l’étau des déficits jumeaux. Ce faisant, l’impact sur l’équilibre budgétaire est déjà catastrophique et donne la mesure des dilemmes qui nous attendent. Pour s’en convaincre, il suffit de savoir que, dans le projet de Loi de Finances pour 2015, l’Etat compte emprunter près de 66 Mds de DH et dans le même temps dépenser pas moins de 68 Mds de DH au titre du seul service de sa dette ! On est donc déjà dans le fameux «cercle vicieux» de la dette qui génère la dette et encore plus de dette, jusqu’au jour où… Quoiqu’il en soit, vous voyez bien que cela va au-delà d’un taux de déficit budgétaire apparent qui peut être «arrangé» au gré des contingences (internes ou externes), mais qui ne règle en rien le problème de fond. Bien au contraire, en se focalisant sur des querelles de chiffres insignifiants (4,3%, avec quelques décimes en plus ou en moins), on s’interdit de prendre conscience des dangers réels qui guettent le pays. Surtout que, s’agissant de l’endettement externe, l’histoire du Maroc est malheureusement trop chargée pour ne pas en faire un sujet extrêmement sensible.
F.N.H. : Au regard de la progression des dépenses au titre du PLF 2015, en particulier avec la prévision d'une hausse des dépenses d'investissement au titre du BGE (54 Mds de DH en 2015, contre 49,5 Mds de DH en 2014), peut-on parler d'un PLF de relance ?
N. A. : Même si on devait prendre ces chiffres à la lettre, les 4,5 Mds de DH de plus que vous évoquez ne représentent que près d’un demi point de PIB. Peut-on avec une progression aussi modeste parler de «relance» ? Il reste qu’une fois de plus, il ne faudrait pas aller trop vite en besogne puisqu’il ne s’agit que de prévisions. Le gouvernement lui-même reconnaît qu’il n’exécute pas tous les investissements annoncés. Le taux de réalisation des investissements au cours des années précédentes ne dépassait pas 60%, et cette année on admet devoir reporter sur 2015 plus de 17 Mds de DH sur le montant annoncé pour 2014 (ce qui revient à reconnaître implicitement que le taux de réalisation ne devrait guère dépasser 65%). On peut étendre le même raisonnement aux 189 Mds de DH annoncés pour l’enveloppe globale des investissements publics. Ceci étant, il reste que, au-delà de cet aspect quantitatif, il faut savoir que ce qui pose problème au niveau des investissements publics aujourd’hui, c’est surtout leur dimension qualitative… Que fait-on avec ces milliards investis? Répondent-ils à de réels besoins de la majorité de la population ? Quel est leur impact sur les créations d’emplois et l’amélioration des conditions de vie des Marocains ? A quels critères d’efficacité et d’efficience répondent-ils ? Voilà les vraies questions que les responsables doivent bien commencer à se poser, et auxquelles ils devraient apporter des réponses convaincantes.
F.N.H. : Que pensez-vous des créations d’emplois annoncées ?
N. A. : Le PLF 2015 prévoit la création de 22.500 emplois. On peut penser que ce chiffre est ou n’est pas suffisant. Mais moi, ce que je voudrais souligner, c’est que déjà, en soi, ce chiffre est un leurre parce qu’il comprend surtout les simples remplacements des départs à la retraite ! Ce chiffre est un chiffre brut. Selon des statistiques officielles, nous sommes dans une phase pendant laquelle chaque année on enregistre près de 16.000 départs à la retraite parmi la population des agents de la fonction publique. De sorte que les créations nettes d’emploi ne sont pas 22.500, mais moins de 7000 emplois. D’autant plus que la note de présentation du PLF 2015 précise que si la moitié des 22.500 emplois va être ouverte à l’embauche au début de l’année, l’autre moitié ne le sera que, au fur et à mesure des départs à la retraite dans les différents ministères. Cela veut dire qu’en cas d’accord sur le relèvement de l’âge de la retraite, la conséquence immédiate en sera que cette moitié-là restera purement virtuelle et ne donnera donc lieu à aucune création d’emploi. Dans le même ordre d’idées, il convient de se pencher sur les incitations fiscales pour la création d’emploi sous forme de prise en charge par l’Etat des cotisations sociales et de l’impôt sur le revenu des salariés concernés. Il s’agit là d’une vieille recette néo-libérale utilisée partout en Europe et ailleurs et qui n’a jamais produit les effets qui en étaient attendus. Son seul impact tangible est d’offrir aux entreprises, qui devaient de toute façon embaucher, un énième cadeau de nature à leur permettre d’accroître encore plus leurs profits. En tout cas, si cette mesure avait réglé le problème du chômage quelque part, croyez-moi, cela se saurait ! Mais là où les choses deviennent cocasses dans cette loi de finances marocaine, c’est lorsqu’elle nous dit que dans le même but (incitation à la création d’emplois), l’Etat ne se contentera pas de prendre en charge la part patronale des cotisations sociales, mais prendra aussi en charge l’impôt sur le revenu des salariés (dans la limite de 5), et cette mesure est présentée comme étant une faveur pour l’entreprise ! C’est très curieux parce que l’on croyait que l’impôt sur le revenu est un impôt sur le revenu des personnes physiques et ne concerne en aucun cas les personnes morales… En clair, l’IR en question est légalement dû par le salarié et non par l’entreprise, et celle-ci ne fait que le prélever à la source (sur le salaire brut) pour le verser à l’Etat. Certes, on sait bien que certaines entreprises, lorsqu’elles tiennent à un cadre particulier, négocient son salaire «hors impôt», ce qui revient à prendre en charge son IR en lui accordant un salaire net plus élevé. Mais ceci est une dérive qui ne concerne qu’une toute petite minorité de cadres très convoités, et en tout état de cause il s’agit d’une pratique illégale. Or, c’est l’Etat qui, en l’espèce, reconnaît implicitement, cautionne et «parraine» cette pratique illégale, en faisant même croire qu’elle constituerait un argument pour inciter à la création d’emplois. Outre le fait que l’efficacité d’une telle mesure est loin d’être avérée (notons au passage que, au moment où l’Etat continue de discourir sur la nécessité d’élargir l’assiette fiscale et réduire les dépenses fiscales, il ne cesse d’en rajouter et d’en créer des nouvelles !), c’est l’Etat qui déclare prendre en charge l’IR et même considère cela comme une faveur accordée au patronat. Cela signifie que ce gouvernement admet implicitement qu’il y a des entreprises qui paient l’IR pour le compte de leurs salariés, alors que cela est tout bonnement illégal. Le fait que l’Etat valide cette pratique illégale me paraît proprement scandaleux, et je me demande si les «grosses têtes» dans l’Administration qui laissent passer ce genre de bêtises prennent un moment pour réfléchir à ce qu’ils font.
F.N.H. : Et qu’en est-il des autres mesures fiscales ?
N. A. : En ce qui concerne les quelques autres mesures fiscales contenues dans ce projet, force est de constater d’abord que rarement une loi de finances n'aura été aussi pauvre en la matière. Cela est d’autant plus étonnant que, dans son discours, le gouvernement ne cesse de se référer aux recommandations des fameuses Assises fiscales de 2013. Il faut quand même se rappeler que ces assises fiscales avaient abouti à l’annonce de pas moins d’une soixantaine de recommandations, très variées, allant de la réforme de l’IR (notamment à travers un meilleur équilibre entre les contributions des revenus du travail et du capital, une refonte du barème d’imposition pour une meilleure progressivité…), à celle de l’IS (meilleure maitrise de l’assiette de l’impôt…), en passant par celle de la TVA ou de l’Administration fiscale… Or, le gouvernement ne semble avoir retenu de toutes ces recommandations que celles concernant la TVA. Et encore, dans une vision extrêmement régressive, avec cet objectif d’arriver à restructurer cette taxe autour de deux taux seulement, un de 10%, et l’autre de 20% (qui n’est autre que le taux commun). Je le dis clairement et avec force : ceci n’est pas une réforme mais une contre-réforme, parmi les plus régressives et les plus injustes qui soient. Il faut tout de même savoir que si la TVA est certes un impôt très commode pour l’Etat (puisqu’il est «caché» dans les prix des biens et services), il est aussi et par là-même l'un des impôts les plus injustes qui soient (puisqu’il est «aveugle», et ne tient donc aucunement compte de la «capacité contributive» des consommateurs). Les théoriciens qui ont créé la TVA (dans les années 50 du XXème siècle), étaient conscients de cette tare et c’est pour cela qu’ils s’étaient empressés de proposer une solution qui est de nature à atténuer (et non supprimer) ce caractère inéquitable. Cette solution consistait précisément à plutôt multiplier les taux en fonction du caractère plus ou moins courant ou plus ou moins luxueux des biens et services soumis à la taxe. Les premiers étaient soit exonérés, soit soumis à de faibles taux, tandis que les seconds étaient assujettis à des taux élevés, en tout cas supérieurs aux taux commun. C’est du reste précisément ce qui existait au Maroc, notamment avec un taux qui atteignait 30% sur une liste de produits de luxe. Seulement, dans le cadre des contre-réformes néo-libérales poursuivies dans les années 90, on avait commencé par supprimer ce taux, au moment où on augmentait le taux commun (de 19 à 20%) et qu’on commençait peu à peu à soumettre de nombreux biens et services courants ou vitaux à des taux plus élevés. Finalement, ce gouvernement ne fait rien d’autre que poursuivre cette tendance en accentuant encore son caractère régressif et outrageusement injuste. Et c’est d’autant plus inacceptable que déjà le taux commun au Maroc, qui est de 20%, est l'un des plus élevés dans le monde. Et c’est donc en fait vers ce taux très élevé que l’on veut faire converger ce qui reste de biens et services encore soumis à des taux de 7, 10 ou encore 14%. Difficile de matérialiser une politique plus anti-sociale que celle-là.
Propos recueillis par Momar. Diao