Pour connaître l’histoire économique et financière du Maroc, nul besoin de se rendre à la bibliothèque. On peut s’adresser à Abdellatif Jouahri. Cet homme de 78 ans, né le 10 juin 1939 à Fès, et très loin de faire son âge, en connaît toutes les arcanes. Au cœur du système depuis plus d’un demi-siècle, il en est même l’un des principaux architectes.
Quand il intégra la Banque centrale en 1962, du haut de ses 23 ans, il était sans doute loin d’imaginer qu’il allait avoir une carrière aussi riche et brillante. Il y restera jusqu’en 1978, avant de changer d’horizon. Il assumera ainsi de très hautes fonctions, en ayant été notamment ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé de la Réforme des entreprises publiques (1978) et ministre des Finances (1981–1986).
Son passage aux Finances, il en garde certainement toujours un souvenir vivace. Et pas des plus plaisants. Car c’était la période sombre de l’histoire économique du Royaume. Celle du plan d’ajustement structurel imposé en septembre 1983 par le Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, alors que l’économie marocaine était chahutée par le cours élevé du pétrole, la flambée du Dollar, la hausse des taux d'intérêt, mais également des faiblesses structurelles liées, entre autres, à la forte dépendance de la production vis-à-vis des aléas climatiques, la vulnérabilité des exportations à l'égard des cours internationaux, particulièrement des phosphates… Avec six jours de réserves de devises, le Maroc était en cessation de paiement.
Cette épreuve douloureuse, Abdellatif Jouahri a réussi à la traverser, pour se retrouver à la tête de la BMCE (1986-1995), mais également du Groupement professionnel des banques du Maroc (GPBM). Entre 2002 et 2003, il se retrouve à la tête de la Caisse interprofessionnelle marocaine de retraite (CIMR). Après ce bref passage à la Caisse, il signe son retour aux sources. Tout en prenant du galon. En 2003, il est en effet nommé gouverneur de Bank Al-Maghrib.
Jouahri est donc un homme d’expérience, qui a repris les rênes de la Banque centrale l’escarcelle pleine. Et cela fait maintenant 14 ans qu’il dirige cette institution emblématique avec panache, à travers une politique monétaire rigoureuse, qui ne tolère guère les compromis douteux. Une rigueur qui lui vaut certaines inimitiés à peine voilées au sein du milieu bancaire. Et c’est peut-être cela qui fait sa force : quand bien même c’est un homme de dialogue, très ouvert à la concertation et assez pédagogue dans l’âme, il n’est pas là pour se faire des amis. Il est là pour s’acquitter de sa mission, au nom de l’intérêt suprême de la Nation. Quitte à passablement irriter, parfois, la profession bancaire. Laquelle essuie, assez souvent, ses diatribes.
Jouahri détone par son franc-parler. Un fait assez rare dans ce milieu où le maniement de la langue de bois est porté en bandoulière. Cette franchise et la transparence qu’il cultive plaisent certes aux observateurs et journalistes, mais bien moins à la profession et aux politiques qui sont aux manettes. Qu’importe, il ne s’émeut guère de ces appréciations. Cela, Jouahri le rappelle souvent : «le Maroc fait face à des défis qu’il peut relever, mais il faut favoriser la concertation, imposer de la rigueur et, surtout ne pas hésiter à se remettre en cause».
Raison pour laquelle il plaide souvent pour une cohérence et une convergence entre la politique monétaire, la politique budgétaire et le régime des changes, non sans interpeller régulièrement le gouvernement afin qu’il respecte les contenus des Lois de Finances en matière de déficit budgétaire. Tout comme il gronde et somme les banques de transmettre la politique monétaire en faisant bénéficier de la décrue des taux à l’ensemble des opérateurs.
Le brillant parcours de Jouahri est émaillé cependant de passages difficiles. Le plus délicat est vraisemblablement le plan d’ajustement structurel évoqué plus haut. Le plus douloureux, certainement, la réforme du régime des changes. Sa réforme. Celle qu’il a menée techniquement de bout en bout avec son équipe pendant plusieurs mois. Celle qui devait entrer en vigueur début juillet dernier.
Le gouvernement, qui a eu le dernier mot en décidant d’enterrer cette réforme, a eu raison de sa forte conviction qu’il fallait la mener. Car, il reste persuadé que tous les prérequis nécessaires pour entamer la réforme étaient réunis : la soutenabilité budgétaire, une inflation maîtrisée, des réserves de change à un niveau adéquat, un système bancaire solide, la modestie de l’élargissement de la bande de fluctuation du Dirham … Le tout soutenu par une démarche transparente, à travers les différentes réunions d’information (une vingtaine) tenues avec le patronat et les autres opérateurs.
Mais quand bien même on lui a tiré le tapis sous le pied, Jouahri a su rester grand. Au point même d’en arriver à dédouaner l’équipe gouvernementale. «On peut percevoir positivement cette décision si le gouvernement l’a prise pour mieux apprécier les conséquences de la réforme et la soutenir, surtout qu’elle s’étale sur le long terme», disait-il dans un point de presse.
Trahi par le gouvernement, mais également par tous ceux qui ont spéculé sur le Dirham à la veille de l’entrée en vigueur de cette réforme, il a su néanmoins rester stoïque. Et c’est dans ce contexte, qu’aujourd’hui, il continue sa mission. Imperturbable.
Avec le revers essuyé dans le cadre de cette réforme, certains se sont vite empressés de dire que, pour marquer le coup, il fallait qu’il démissionne, non sans glisser dans leur argumentaire… son âge.
Mais, ne dit-on pas qu’ «avec les vieilles marmites, on fait de la bonne soupe». Surtout, Jouahri reste un homme fringant, et son dynamisme tranche avec le nombre d’hivers qu’il a connus sur cette terre. Au-delà de cela, il est compétent.
Mais même à supposer qu’il rende le tablier, qui pourra prendre la relève ? Qui peut succéder à ce haut commis de l’Etat qui aura été le digne épigone de Mohamed Seqat ?
Beaucoup de noms ont circulé dans la presse, comme notamment Salahddine Mezzouar, Hassan Bouhemou ou encore Noureddine Bensouda. La compétence et les diplômes suffisent-ils pour autant pour diriger une institution comme la Banque centrale ?
Assurément non. Outre l’expérience, il faut pouvoir gérer cette puissance que représente le GPBM, composer avec l’Etat, avoir une certaine sagesse, savoir taper sur la table quand il le faut (charisme) et être un homme de compromis sans se compromettre. Ce sont ces qualités qui valent à Jouahri sa longévité à la tête de Bank Al-Maghrib, en servant notamment sous quatre gouvernements : Jettou, El Fassi, Benkirane et El Othmani.
Y en a-t-il deux comme lui au Maroc ? Certainement. Tant il est vrai que personne n’est irremplaçable. Mais pour un banquier de la place, «il y a quand même quelque chose qu’il ne faut pas perdre de vue :
Les profils qui se rapprochent le plus de ces critères donnés par notre interlocuteur ne sont en tout cas pas sur la liste qui circule dans la presse : il s’agit notamment de l’ancien ministre des Finances, Mohamed Berrada, qui a succédé à Jouahri en tant qu’argentier du Royaume en 1986, et de l’ancien Premier ministre, Driss Jettou, qui dirige actuellement la Cour des Comptes. Pourquoi pas ?
Par David William