◆ La Zone de libre-échange continentale africaine vise à stimuler le commerce intra-africain en offrant un cadre commercial global et mutuellement bénéfique entre les Etats membres.
◆ Le Maroc a été précurseur dans la mise en relief de l’importance d’une plus grande coopération Sud-Sud à l’échelle du continent.
◆ Fathallah Sijilmassi, président-fondateur de Positive Agenda Advisory, ancien ambassadeur et ancien secrétaire général de l’Union pour la Méditerranée, analyse dans cet entretien les enjeux de l’entrée en vigueur des échanges commerciaux sous ZLECAF.
Propos recueillis par B. Chaou
Finances News Hebdo : Le lancement officiel des échanges commerciaux sous ZLECAF a eu le 1er janvier. Dans combien de temps pourront-ils se concrétiser réellement ?
Fathallah Sijilmassi : La Zone de libre échange continentale africaine (ZLECAF est l’un des projets phares de l’Agenda 2063 de l’Union Africaine, qui constitue un cadre commun pour une croissance inclusive et un développement durable pour l’Afrique, à réaliser au cours des prochaines décennies. La ZLECAF vise à stimuler le commerce intra-africain en offrant un cadre commercial global et mutuellement bénéfique entre les Etats membres, couvrant le commerce des biens et des services, les investissements, les droits de propriété intellectuelle et la politique en matière de concurrence. La ZLECAF est avant tout un projet politique ambitieux, volontariste et qui est l’expression d’un continent qui veut renforcer son développement, sa croissance et sa résilience. Sur le plan économique et opérationnel, il s’agit d’un processus qui nécessite encore beaucoup de travail, de coordination et dont les résultats vont apparaître progressivement.
Des délais sont par ailleurs prévus par l’accord pour permettre aux Etats de s’adapter par rapport aux dispositions de la ZLECAF. Les périodes de transition et d’adaptation, parfois différenciées entre les pays en fonction de leur niveau de développement, sont une pratique courante dans les accords commerciaux internationaux. A titre d’exemple, le texte de la ZLECAF propose aux pays un délai de cinq ans pour abaisser à zéro les droits de douane sur 90% de leurs marchandises échangées, avec la possibilité de garder une liste restreinte de produits sensibles (7% de lignes tarifaires au maximum) ou même exclus de l’accord (3% de lignes tarifaires au maximum).
F.N.H. : La crise sanitaire actuelle pourrait-elle retarder cette concrétisation ?
F. S. : La crise sanitaire mondiale a perturbé tous les calendriers. Elle a de surcroît généré une récession mondiale, qui a impacté tous les pays du monde. L’Afrique n’est pas épargnée. Il y avait déjà des déséquilibres structurels avant la crise dans la diversité des situations de chacun des 54 pays africains : des endettements, des déficits budgétaires, des déficits commerciaux, des déficits de la balance des paiements, des déficits sociaux, des déficits territoriaux… D’une manière générale, il y avait déjà des déficits structurels pré-Covid-19. La Covid-19 a apporté son lot de difficultés socioéconomiques additionnelles. De par l’ampleur des dégâts économiques et des répercussions sociales de la pandémie de la Covid-19, les perspectives qui se dessinent demeurent entachées d’incertitudes, non seulement en Afrique, mais aussi dans le monde.
Selon les estimations de la Banque mondiale, jusqu'à 100 millions de personnes dans le monde seront repoussées dans la pauvreté, à la suite de la pandémie, et parmi elles une grande partie de citoyens africains. L’équation est donc à la fois plus complexe, mais peut-être estce également une source d’inflexion pour des accélérations de réformes, des accélérations qui, elles-mêmes, peuvent être sources d’opportunités. L’entrée en vigueur de la ZLECAF à un moment charnière de l’histoire du continent jouera sans aucun doute un rôle central dans la relance économique de l’Afrique en s’appuyant sur les avantages de la libéralisation des échanges. L’opportunité est donc aujourd’hui dans la reconfiguration des chaînes de valeurs internationales, qui peut être en faveur de l’Afrique, et dans la création de nouvelles résiliences, à la fois nationales et régionales.
F.N.H. : L’accord vise entre autres la suppression des droits de douane et des mesures tarifaires afin de renforcer le taux d’intégration de l’économie africaine, qui demeure aujourd’hui faible en comparaison avec ceux observés au sein des autres continents. De combien seront supprimés lesdits droits de douane dans un premier temps ? Et quel serait l’objectif visé ?
F. S. : L’intégration régionale aux niveaux continental et sous-régional est sans aucun doute un élément clé dans les perspectives de relance de l’économie africaine. Les niveaux d’intégration régionale en Afrique demeurent faibles en comparaison à d’autres continents. Le niveau d’intégration régionale au Maghreb est le plus faible au monde ! Tout ce qui peut conduire à une accélération de l’intégration économique régionale est une priorité. La ZLECAF ainsi que toutes les actions entreprises au sein des huit Communautés économiques régionales seront donc des éléments clés à cet égard. La baisse des barrières tarifaires et non tarifaires, les différentes questions techniques qui doivent encore être finalisées et ajustées (règles d’origine, normes techniques et sanitaires, règles et disciplines…) ainsi que toutes les questions liées à la facilitation du commerce et à l’amélioration de l’environnement des affaires sont autant d’aspects qui nécessitent un travail continu, un suivi, du monitoring et des ajustements permanents par rapport à l’évolution de l’environnement international. La ZLECAF n’est donc pas un processus isolé. Il doit faire partie d’une stratégie plus globale de développement, tant au niveau de chaque pays qu’à celui du continent. A titre d’illustration, et sur le segment purement commercial, il existe le Plan «Boosting Intra-African Trade» (BIAT) de l’Union africaine, qui fixe des milestones concrets afin de poursuivre les progrès vers l’augmentation des flux commerciaux intra-africains.
F.N.H. : Quels avantages auront ces suppressions tarifaires pour les pays du continent ?
F. S. : Les avantages sont multiples, à la fois à l’échelle interne, mais également concernant l’insertion de l’Afrique dans l’économie mondiale. Concrètement, elles auront comme effets de développer le commerce stimuler les IDE et la création d’emplois. En effet, les suppressions tarifaires auront des effets directs en tant que leviers de la croissance endogène en ouvrant de nouvelles perspectives de croissance aux exportations des pays africains. L’effet induit sera la contribution à un nouveau paradigme de la coopération Sud-Sud, une coopération renouvelée, renforcée et assainie.
F.N.H. : Quelles sont les retombées que pourrait avoir cette avancée sur l’investissement étranger ?
F. S. : L’Afrique est un continent à haut potentiel de croissance qui se caractérise par une urbanisation accélérée, une croissance démographique élevée. Cela implique une transformation des modes de vie et de consommation, et représente ainsi certes des défis, mais également des opportunités pour les entreprises internationales en quête de nouveaux horizons de croissance. Selon la CNUCED, les flux d’IDE vers l’Afrique se sont établis à 56,6 milliards de dollars en 2015 et à 53,2 milliards en 2016, avant de reculer à 41,8 milliards en 2017. Ces flux ont augmenté d’environ 20% en 2018 pour atteindre 50 milliards de dollars et se sont établis à 45 milliards de dollars en 2019. Avec un flux se situant donc sur les dernières années autour des 50 milliards de dollars, l’Afrique est à la fois un grand continent d’attraction des IDE, mais est également très largement en deçà de son véritable potentiel. Une partie de l’explication est liée à la fragmentation des marchés. En ce sens, la dynamique de la ZLECAF permettrait de créer à la fois des conditions de croissance endogène plus forte et également de promouvoir l’existence d’un marché de 1,3 milliard de consommateurs, deux paramètres essentiels pour une plus grande attractivité des IDE.
F.N.H. : Qu’apporterait la levée des barrières douanières pour les entreprises marocaines en termes d’accès aux nouveaux marchés ? Et quels seraient les risques auxquels il faudrait que le pays soit attentif ?
F. S. : Le Maroc, sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, a été précurseur et visionnaire dans la mise en relief de l’importance d’une plus grande coopération Sud-Sud à l’échelle du continent. Selon le ministère de l’Economie et des Finances, et sur la période 2009-2019, les échanges commerciaux du Maroc sur le continent africain ont enregistré une croissance annuelle moyenne de 6,1%, passant de 8,3 milliards de dirhams à 21,6 milliards de dirhams. Ces échanges sont par ailleurs marqués par un changement structurel à partir de l’année 2015. Les investissements directs marocains en Afrique ont également évolué au cours de cette période, affichant un taux d’accroissement annuel moyen de 8,3% entre 2009 et 2019. Ils sont désormais présents dans 29 pays contre 9 seulement en 2009.
Une présence appelée à se renforcer sur les prochaines années au regard du potentiel du continent, des voies de progrès ouvertes, mais aussi des excellentes relations que le Maroc a su bâtir avec ses partenaires africains. Les principaux critères de sélection des pays ciblés par les entreprises marocaines sont le potentiel du marché, son accessibilité ainsi que sa stabilité. La conjonction de ces facteurs a conduit la majorité des entreprises marocaines à se tourner dans un premier temps vers les marchés d’Afrique de l’Ouest pour des raisons de proximité géographique évidentes. Mais le commerce et l’investissement marocain sur le continent se sont beaucoup diversifiés au cours des dernières années en direction des pays d’Afrique anglophone, et en particulier l’Afrique de l’Est.
F.N.H. : Concrètement, de manière globale, que va apporter cet accord pour le continent ?
F. S. : La dynamique enclenchée par l’entrée en vigueur de la ZLECAF permet à notre continent d’atteindre plusieurs objectifs, qui se traduisent par le renforcement de sa compétitivité et sa résilience à travers une intégration régionale accélérée. Toutes les projections montrent un impact positif sur la croissance du PIB africain et sa part de marché dans l’économie mondiale. Elle permettra également le renforcement de la position de l’Afrique à l’échelle mondiale. En effet, les relations de l’Afrique à l’international ne peuvent être sources de bénéfices mutuels et d’échanges équilibrés que si la relation de l’Afrique à elle-même dispose d’une fondation solide.
En particulier, et dans la perspective du prochain Sommet Union européenneUnion Aaricaine, la ZLECAF (entre autres paramètres) permet de construire un nouveau partenariat entre les deux continents. Le grand paradigme classique de coopération Nord-Sud avec lequel nous avons fonctionné pendant des décennies doit évoluer vers ce qu’on peut appeler aujourd'hui le Nord-Sud-Sud. Il n’y a meilleure coopération Nord-Sud que s’il y a un véritable renforcement de la coopération Sud-Sud et les éléments tels que la ZLECAF, les Communautés économiques régionales et toutes les dynamiques de coopération qui peuvent exister en Afrique sont des composantes essentielles pour le renforcement de la coopération Sud-Sud. Le Maroc, sous l’impulsion du Souverain, a montré clairement l’importance d’avoir une relation Sud-Sud forte, qui elle-même donne plus de pertinence et plus de valeur ajoutée à la coopération Nord-Sud qui devient une coopération Nord-Sud-Sud.