Le renouveau de la relation entre la France et le continent africain est plus que jamais à l’ordre du jour. La jeunesse africaine et sa diaspora seront au cœur du débat.
Sans la présence des chefs d'Etat qui n'ont pas été conviés à ce rendez-vous, le sommet s’annonce inédit et promet de grands changements.
Entretien avec Taoufiq Boudchiche, économiste et ancien fonctionnaire international.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Le Sommet du 8 octobre se tiendra sans chefs d’Etat et sans autorités institutionnelles, du jamais vu depuis 1973. Un souffle nouveau entre le continent africain et la France s’impose-t-il ?
Taoufiq Boudchiche : Le Sommet Afrique-France se tient dans une ambiance où la relation entre la France et l’Afrique, du moins avec plusieurs pays dans ce qu’il est convenu d’appeler le pré-carré africain de la France, devient extrêmement problématique. Il y aurait comme une ambiance de «dégagisme de la France» qui s’exacerbe en Afrique francophone. Le vent de contestation de l’opinion publique africaine touche aussi bien la présence française au plan militaire, qu’économique, voire culturelle. Et, selon mon avis très personnel, tenant compte de cet état des lieux, le Président Macron prend l’initiative, à l’occasion de ce 28ème Sommet Afrique-France, de vouloir organiser une rencontre d’un nouveau genre. Une rencontre destinée à repenser la relation entre l’Afrique et la France, étayée dans ses moments forts par un face-à-face avec des représentants de la jeunesse et de la société civile soigneusement choisis, en l’absence des institutionnels.
C’est sans nul doute un pari audacieux pour l’avenir. Il est risqué et loin d’être gagné d’avance. Car jusqu’à quel point peuton faire de la coopération sans un cadre étatique approprié ? Mais, selon les informations recueillies, les chefs d’Etat et de gouvernement seront conviés au Sommet Europe-Afrique prévu lors de la présidence de la France de l’Union européenne en janvier 2022. Selon le programme, le Président Macon irait lors du Sommet de Montpellier directement au contact avec les participants présents (pour reprendre une expression sécuritaire). Il va reprendre langue avec certains représentants de la société civile soit directement, soit indirectement, à travers des dialogues, rencontres et débats. La programmation promet d’être intéressante et riche, où les jeunesses française et africaine vont aller à la rencontre l’une de l’autre.
F.N.H. : Quel est l’intérêt du Sommet Afrique-France, économiquement, culturellement et financièrement ? Des voix critiquent cette démarche française, et on en appelle même à un contresommet ?
T. B. : Selon les informations reprises dans la presse, 3.000 participants sont attendus, dont 1.000 à 1.200 représenteront les 54 pays africains. Seront présents ceux qui viendront spécialement pour le Sommet, aux côtés également des membres africains de la diaspora. Ceuxci auront leur mot à dire vu la sensibilité particulière de la diaspora à une relation apaisée entre la France et l’Afrique. Une diaspora qui a à cœur aussi de contribuer au développement du continent d’origine, lequel est éreinté par des crises à n’en plus finir. La crise sanitaire se conjugue à la crise économique, à une crise sécuritaire et institutionnelle dans nombre de pays, compromettant des projets de développement intégrés. La croissance économique a régressé de plus de 2% en 2020 et plusieurs pays ont subi des coups d’Etat, ramenant l’armée au pouvoir. D’autres sont en proie aux mouvements «jihadistes», qui profitent de ces crises pour proliférer selon un mode opératoire «guerrier et mafieux» extrêmement préjudiciable à la sécurité des populations et à la stabilité institutionnelle des pays, comme au Sahel. Mais pas seulement, le Nigéria, le Cameroun, le Mozambique… connaissent également sporadiquement une forte instabilité sécuritaire par les mouvements jihadistes et/ou rebelles.
F.N.H. : Le Sommet saura-t-il répondre aux enjeux actuels de l’Afrique ?
T. B. : Il faudra que ce Sommet puisse ébaucher de nouvelles réponses économiques, financières et institutionnelles pour en faire un moment original de la nouvelle relation souhaitée par les deux parties. Les enjeux sont nombreux et l’Afrique évolue vite. Par exemple, de nouveaux acteurs pénètrent en force sur la scène africaine, qui devient un champ concurrentiel de ces mêmes acteurs. La Chine, la Russie, la Turquie… sont de plus en plus présents pour tirer avantage des ressources du continent, en échange de projets de développement. Non seulement au plan économique, mais également sur des domaines régaliens. On note par exemple des tensions diplomatiques, notamment avec la France, provoquées par la présence de sociétés de sécurité privées, téléguidées par le pouvoir russe, qui investissent des domaines normalement relevant de l’armée et de la coopération militaire. Serait-ce un point de bascule ? Certainement, il y a un mouvement fort en Afrique qui cherche à diversifier ses partenariats et sortir du face-à-face avec les partenaires historiques traditionnels. Il y a en somme une logique de la mondialisation qui traverse le continent africain dont il faut en tenir compte. Il faut également tenir compte du désir africain de développer la coopération Sud-Sud dans le cadre d’une intégration panafricaine qui est une tendance lourde pour les années à venir. Notamment, pour réaliser des agendas africains majeurs comme la création d’une Zone de libre-échange africaine (Zleca-63). Il y a, en outre, les enjeux de transformation structurelle des économies africaines associés à ces agendas, celui de la souveraineté économique et monétaire, la lutte contre le changement climatique, la sécurité alimentaire, la sécurité sanitaire…
F.N.H. : Que peut attendre la jeunesse africaine de ce Sommet ?
T. B. : L’évolution des forces en présence en Afrique reflète une dynamique où plusieurs forces contradictoires interagissent sur le continent. La bataille est aussi symbolique et culturelle dans la relation avec l’Afrique, liée au sentiment des Africains quant au respect de leur souveraineté, à l’importance accordée aux valeurs ajoutées des projets de coopération au plan économique, social et industriel. La sensibilité des sociétés civiles et de la jeunesse devient forte sur les impacts des projets de coopération sur l’emploi, l’écologie, les droits humains, la démocratie… qu’il faut manier avec précaution, tant la coopération elle-même est à revoir du fait de son instrumentalisation pour des intérêts parfois très opaques. Par exemple, puisqu’il s’agit de la France, elle représente aux yeux de bien des Africains l’ancien pays colonial. Si elle intervient maladroitement, elle sera nécessairement accusée d’ingérence par ceux qui seront visés par une condamnation. Si elle n’intervient pas, elle sera rendue coupable de complicité avec les gouvernants corrompus et impopulaires. La jeunesse est sensible à ces enjeux à la fois économiques, mais aussi sociaux, culturels et symboliques.
F.N.H. : Le choix de l’écrivain camerounais, Achille Mbembe, sera-t-il plus convaincant en termes d’approches nouvelles de la relation Afrique-France pour contrecarrer le contre-sommet également annoncé par les opposants à cette rencontre ?
T. B. : C’est un exemple des visions contradictoires qui traversent l’Afrique et c’est le propre du débat démocratique. Un contre-sommet sera organisé pour dénoncer le principe même de ces rencontres considérées d’une autre époque. On leur reproche de perpétuer la relation «paternaliste» et «néocoloniale» qu’inspirent ces rencontres d’un chef d’Etat français qui invite, ou du moins convoque ces homologues africains pour leur faire la leçon. On se souvient du Sommet de la Baule en 1990 où le Président Mitterrand avait plus ou moins tancé les chefs d’Etat africains sur la question de la démocratie et des droits de l’Homme. Un sommet mal perçu à l’époque, car mal préparé avec les leaders africains de l’époque et qui s’est vite heurté aux réalités. Aussi, l’Elysée a-t-il opté de confier les contenus de la rencontre à un «chef d’orchestre» qu’on peut difficilement soupçonner de complaisance avec la mémoire coloniale. L’essayiste camerounais, Achille Mbembe, est une personnalité connue pour ses écrits anticoloniaux sur l’Afrique postcoloniale. Il a été en charge de mettre en musique cette rencontre spéciale. Un rapport a été rédigé qui sera rendu public lors du Sommet. La confidentialité dont ce rapport est entouré avant le Sommet, pourrait être un indicateur ou le signe d’une certaine originalité et d’innovations dans la réflexion.
F.N.H. : Cinq grandes thématiques seront au menu de ce sommet, dont l’entrepreneuriat et l’innovation, l’enseignement supérieur et la recherche, sans oublier la culture et le sport ? Le choix des thèmes est-il un signe avant-coureur du changement ?
T. B. : En effet, le choix des thèmes intéresse particulièrement la jeunesse et constitue en soi des axes stratégiques importants pour contribuer à une sortie de crises en Afrique. Le continent possède de nombreux atouts sur ces sujets, avec des forces vives particulièrement dynamiques dans ces domaines. Une coopération renforcée dans ces secteurs selon de nouveaux mécanismes plus intégrateurs et qui ciblent les vrais acteurs parmi les forces vives africaines, serait un pas important. A mon avis, en observateur extérieur, je crois que la France possède les outils et les moyens à cet effet, comme par exemple, l’Agence française de développement (AFD), les chambres consulaires, la francophonie, l’aide publique au développement… Mais il convient de rénover les mécanismes selon une nouvelle vision de la coopération plus efficace, peut-être plus inclusive, moins institutionnelle et plus dans la proximité. Néanmoins, à un moment ou un autre dans la réflexion sur la nouvelle relation Afrique-France, il faudra inclure les institutionnels africains qui ne sont ni présents, ni invités à ce Sommet. Rien ne peut se faire non plus dans les pays africains sans impliquer les Etats, le cadre institutionnel adéquat et les pouvoirs publics. Ce serait une grossière erreur de penser le contraire. Le Sommet devrait clarifier ce point.
F.N.H. : La campagne électorale française aura-t-elle une influence sur les enjeux du sommet ?
T. B. : Il est certain que l’agenda électoral en France et l’implication personnelle du Président Macron dans ce Sommet, lequel va mettre en jeu son deuxième mandat au cours des prochains mois, sera probablement une donnée essentielle selon les résultats atteints par la rencontre. En cas de succès, la majorité actuelle qui soutient le Président pourra en tirer des éléments électoraux favorables. Par ailleurs, en s’adressant à la jeunesse africaine, le Président Macron s’adressera également à la jeunesse française susceptible de voter lors des prochaines échéances, et dont une partie est d’origine africaine, incluant les Maghrébins. Celle-ci, pour l’heure, fait plutôt les frais de discours très stigmatisants à travers les débats sur l’immigration et autres sujets sensibles comme l’islamisme, l’insécurité…. où les candidats extrémistes ne font pas dans la nuance quand ils évoquent ces questions. Cela n’arrange pas l’image de la France dans les pays d’origine. Ce sommet sera peut-être l’occasion de corriger l’impact des propos désobligeants portés sur la jeunesse africaine française et améliorer un tant soit peu l’image que se renvoient l’Afrique et la France, dans un jeu de miroir relativement complexe «d’amour-haine» parfois difficile à décortiquer.