L’introuvable équation de l’investissement

L’introuvable équation de l’investissement

Le 15 février, le wali de Bank Al-Maghrib, Abdellatif Jouahri, a fait une longue intervention devant la Commission des finances et du développement économique de la Chambre des représentants. Une initiative à saluer. Il est utile en effet que cette institution s'informe au mieux des questions importantes à l'ordre du jour, dont celle en l'espèce de l'investissement au Maroc. Surtout que cette réunion s'est tenue en dehors de l'agenda normal des sessions parlementaires. Les interrogations - voire les paradoxes - ne manquent pas à ce sujet. D’un côté, le Maroc a un taux d'investissement parmi les plus élevés du monde, soit 32,2% du PIB - il n'est surclassé que par la Chine (42,1%) et l'Inde (34,3%). Un niveau donc qui devrait être suffisant pour escompter un rattrapage économique - comme les pays des «miracles économiques».

Pourtant, tel n'est pas le cas : le rendement de cet investissement reste modeste, peu rentable même. Il s'en suit un médiocre impact sur la création d'emploi. Durant la période 2010-2019, l'économie nationale n'a en effet généré annuellement que 72.000 emplois, la moitié d'ailleurs des 144.000 emplois annuels entre 1999 et 2009. Un tel rythme demeure insuffisant pour conduire à une baisse significative du chômage, lequel s'est situé autour de 1,1 million au cours des deux dernières décennies. La population active a baissé entre 1999 (55%) et 2019 (46%), alors que la moyenne internationale se situe à 70% environ, et que celle des pays à revenu intermédiaire (tranche inférieure) se situe à 56% environ.

 

Recul de l'investissement

L'investissement a, par ailleurs, enregistré une contraction, avec un taux de croissance annuelle moyenne de 2,9% entre 2010 et 2019 - il était de 8,5% dans la précédente décennie. Sur la base des comptes nationaux, quelle est la nature de l'investissement au Maroc ? Au premier rang, le secteur public : 245 milliards de DH en 2022, plus que les 230 milliards de DH en 2021. Il se décline autour des administrations publiques (20%), des entreprises et établissements publics (10%) et des collectivités territoriales (5%). Reste la place du secteur privé autour de 65%. Pour ce qui est de l'investissement direct étranger, il est établi que le Royaume bénéficie d'une certaine attractivité. En atteste le flux net annuel de 22 milliards de DH durant les 16 dernières années, soit un taux de 2,6% - un taux de proche de la moyenne mondiale et supérieur à celui des pays à revenus intermédiaires. Quant à l'investissement dans l'entreprise, il est lié à la conjugaison de plusieurs facteurs (qualité des mécanismes institutionnels, visibilité, politique monétaire, inégalité des revenus, structure et maturité du secteur financier, etc.). Le tissu productif marocain présente des traits particuliers: une structure fragmentée, une large place des TPE et peu d'entreprises exportatrices.

Dans le détail, l'Observatoire mis en place par la Banque centrale en 2013 précise que 92% des unités sont des microentreprises avec un chiffre d'affaires de moins de 3 millions de DH et que 84% ne réalisent qu'un chiffre d'affaires de moins d'un million de DH. La pression fiscale est concentrée, avec 2% seulement des entreprises qui versent 80% de l'IS. Les entreprises exportatrices actives, elles, ne dépassent pas 4.500 - un chiffre très bas par rapport à la population, soit 0,2 par mille habitants – alors qu’il est de 0,9 pour la Turquie, de 1,5 pour la France, de 3,4 pour l'Espagne,...

 

Difficile accès au financement

L'investissement, c’est aussi le mode de financement des entreprises. Leur dette financière est de 20%, moins que l'Espagne (30%), le Portugal (33%), l'Allemagne (36%) ou la France (37%). Au Maroc, l'investissement est réalisé à hauteur de 8% par des emprunts bancaires. Le crédit bancaire couvre toutefois la quasi-totalité du financement externe (96,6%). A noter ici la faiblesse du recours au marché des capitaux, utilisé surtout par les établissements financiers spécialisés. Le crédit bancaire représente 51% du PIB, un niveau supérieur à la Pologne (44%), l'Afrique du sud (34%), le Mexique (26%), l'Argentine (21%), mais voisin de ceux du Brésil (53%) et de la République Tchèque (54%). Il faut faire état de la problématique de l'accès de la TPME au financement. Ainsi, 69% de ces entreprises ont des difficultés à ce sujet. Un tiers d'entre elles ont vu leurs demandes rejetées, soit pour insuffisance de garanties (52%), soit pour manque de confiance dans l'entreprise (20 %). Ces chiffres d'une enquête du HCP en 2019 sont désormais à revoir, dans la mesure où les enquêtes trimestrielles de BAM, pour l’année 2021, traduisent, elles, une amélioration. Telles la main-d’œuvre insuffisamment formée (13% - 3,5%) ou encore l'instabilité politique (7,7% - 1,9%).

Dans la grille des freins et obstacles au développement des entreprises, il apparaît que seuls 4% des entreprises jouissent de l'accès au financement- ce chiffre était de 10% en 2013. La corruption a régressé durant cette même période de cinq points (1%), mais d'autres obstacles se sont accentués : taux de taxation (8,8% - 15,2%), procédures fiscales (3% - 14,2%), transport (2,8% - 8,7%), foncier (2,2% - 6,7%), électricité (2,4 % - 6,3 %). D'autres indications ont été données à la commission parlementaire. Ainsi, le niveau des garanties demandées par les banques a largement diminué; ainsi encore, subsistent des obstacles du développement des entreprises. S'agissant de la corruption, le Maroc a reculé dans les classements internationaux, passant de la 73ème (2018) à la 87ème place (2021). La pression fiscale reste élevée à hauteur de 33% pour ce qui est du niveau des impôts sur les revenus, les profits et les gains en capital - un taux largement supérieur à certains pays : Jordanie (13%), Tunisie (15%), Turquie (18%) ... Le taux de l'IS est aussi dans le même palier avec 31% (au-dessus de 1 million de DH), alors que la moyenne mondiale est de 23,7% et de 25,5 % dans les moyennes africaines. Avec le secteur informel, voilà encore un obstacle principal. Son poids est de 11,5% du PIB et de 36% dans l'emploi non agricole.

Une enquête de BAM, en 2018 et en 2020, a montré à propos de ce qu'elle appelle «l'économie non observée» (production souterraine, production illégale, production informelle et production des ménages pour leur propre compte) que celle-ci représentait 30% environ du PIB au Maroc. Globalement, en 2019, ce secteur informel représentait 80% du volume global de l'emploi. Ce taux est de 25% en Europe et en Asie centrale, de 40% en Amérique, 68% en Asie et Pacifique, de 68% dans les Etats arabes et de 86% en Afrique.

 

Retards de paiement : toujours…

Autre obstacle au développement des entreprises : les délais de paiement, longs, surtout pour les TPME et leur trésorerie. Il faut relever à cet égard que des mesures ont été prises pour les réduire. Il a été décidé en effet l'harmonisation des délais à 60 jours pour les commandes publiques; de même, ont été fixées les modalités de calcul des intérêts moratoires. Il faut y ajouter la mise en place de plateformes électroniques pour les réclamations des fournisseurs des établissements et entreprises publics (EEP) et le dépôt électronique de leurs factures. Un Observatoire des délais de paiement a été également créé; il a tenu sa première réunion en juillet 2018, avec un rapport publié en 2021.

Un projet de texte est, par ailleurs, en voie de finalisation portant sur un dispositif de sanctions pécuniaires frappant les entreprises ne respectant pas les limites réglementaires. Voilà en effet qui appelle l'application de mesures réclamées par les entreprises. C'est que plus de la moitié d'entre elles sont payées au-delà du délai de 60 jours; plus encore, 35% dans des délais de plus de 120 jours. Les fournisseurs, eux aussi, ne sont pas exempts de reproches, 60% d'entre eux dépassant les délais de 120 jours... A noter au passage que ce sont surtout les petites structures qui pâtissent le plus de cette situation, avec parfois des délais allant au-delà ... de 200 jours ! Le wali de Bank Al-Maghrib a encore traité de l'impact et de la crise et du défi du décollage pour les entreprises. Celle-ci a réduit le nombre de leurs travailleurs permanents de 47% entre la fin 2019 et juin 2021.

Dans cette même ligne, une récente enquête du HCP publiée voici deux semaines à peine montre que «71% des entreprises ne prévoient aucun projet d'investissement en 2022». La relance ? Par l'importance de l'investissement public qui a un effet multiplicateur et qui conforte également le climat de confiance. Un ambitieux programme a été lancé par le gouvernement -sur instructions Royalespour la relance économique, avec une enveloppe de 120 milliards de DH. Le Fonds Mohammed VI pour l'investissement doit y participer à hauteur de 45 milliards de DH; le tiers doit être budgétaire, le reste venant des institutionnels nationaux et internationaux. A préciser cependant, ici, que le Fonds précité n'est pas encore opérationnel... Une équation donc problématique que celle de l'investissement au Maroc ! Il est le moteur de la croissance, de la création de richesses et d'emplois. Accélérer les réformes, davantage de volontarisme, restaurer la confiance avec un cap, de la visibilité et de la lisibilité des politiques publiques : autant de paramètres à maitriser par le nouveau gouvernement. Son discours officiel se veut réformateur; on peut le créditer d'une volonté de réforme; reste la faisabilité et la concrétisation de cette ambition proclamée...

 

 

Par Mustapha SEHIMI Professeur de droit, Politologue

 

 

 

 

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