Douze projets stratégiques viennent d’être validés pour un montant global de 45 Mds de DH. Ces investissements visent la création d’emplois et le renforcement de la compétitivité. Le Royaume tente de concilier attractivité, compétitivité et justice territoriale. Entretien avec Khalid Doumou, économiste et expert financier.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo: Les 12 projets d’investissement validés par la Commission nationale, d’une enveloppe de plus de 45 Mds de DH, concernent des secteurs stratégiques. Quel impact cette dynamique d’investissement peut-elle avoir sur l’économie marocaine ?
Khalid Doumou : Tout d’abord, et compte tenu de la situation sociale délicate que traverse notre pays avec les revendications de la GenZ 212, il faut souligner que pour avoir un impact favorable et durable sur l’économie, nos décideurs doivent accorder plus d’attention à l’investissement public dans les services de base, à savoir une école publique de qualité, un accès facilité au logement, une santé publique accessible aux plus démunis, et une lutte sérieuse contre le chômage des jeunes (37% des 15-24 ans). Le modèle social-démocrate, auquel le chef du gouvernement a fait plusieurs fois référence, semble tout à fait pertinent, c’est le modèle idoine que nous devrions appliquer. Il s’agirait d’utiliser les deniers publics pour élever le niveau des services sociaux fondamentaux. Cela dit, notre pays a fait des progrès notables en matière d’attractivité. Le soft power marocain est en plein essor, illustré par les 17,4 millions de touristes en 2024, les partenariats internationaux, les avancées diplomatiques sur le Sahara, et même le football. Le relèvement de la note souveraine par Standard & Poor’s à BBB-/A-3 est une très bonne nouvelle. Il facilite l’accès aux financements internationaux à des taux plus avantageux (150 à 200 points de base en moins). Le développement doit donc être abordé sous un double prisme : économique et financier, mais aussi spatial, social et environnemental. Le climat des affaires se porte assez bien en réalité, et la Coupe du monde 2030 constitue une opportunité exceptionnelle pour améliorer les infrastructures et le cadre de vie dans toutes les régions. Toutefois, le social demeure le talon d’Achille du modèle actuel. Des notions essentielles comme la péréquation régionale ou la discrimination positive ont disparu du discours officiel, alors qu’elles restent indispensables pour que personne ne soit exclu des fruits de la croissance.
F. N. H. : Les investissements validés peuventils réellement générer de l’emploi et de la valeur ajoutée locale ?
Kh. D. : Les Commissions nationales d’investissement ont pour objectif de promouvoir les investissements publics et privés, de faciliter leur mise en œuvre, et de renforcer la compétitivité de l’économie. Le Maroc a déjà obtenu d’excellents résultats dans des secteurs comme l’automobile, l’aviation, les énergies renouvelables, les télécoms, la bancassurance, ou encore l’exportation de fruits et légumes. L’exploitation potentielle des ressources marines (hydrocarbures, terres rares, halieutiques) est également prometteuse. Mais une «branding nation» réussie repose d’abord sur des services sociaux solides et équitables, à travers une régionalisation avancée touchant aussi bien les montagnes, les oasis que les zones côtières. C’est d’ailleurs un point soulevé par Sa Majesté le Roi Mohammed VI dans son dernier discours. La montée de la valeur ajoutée locale entraîne mécaniquement une création d’emplois. Néanmoins, selon la loi des rendements décroissants (théorie de Rostow), une croissance durable exige une montée en gamme technologique. Or, les chiffres du HCP montrent que le chômage persiste. En effet, sur les quatre premiers exercices de la mandature actuelle, le solde net d’emplois reste négatif (-27.000, -157.000, -82.000, +5.000). Cela empêche le Maroc de profiter de son dividende démographique. Les écosystèmes industriels créent des emplois directs durables (tant que la structure productive n'est pas totalement amortie), mais les emplois indirects dépendent fortement de la viabilité des projets, surtout lorsqu’ils sont portés par des investisseurs principalement intéressés par le rendement. Il faut donc des partenariats bien négociés, intégrant des obligations d’embauche locale et des transferts de technologie. Le Maroc progresse dans ce sens, le taux d’intégration visé pour le secteur automobile étant de 75% d’ici 2030. Enfin, la formation brute de capital fixe est passée de 30% à 32% du PIB entre 2023 et 2024. Ce dynamisme est porté par des secteurs comme l’énergie ou les télécoms. Toutefois, la productivité du capital reste faible : avec un ICOR (Incremental capital output ratio) de 8,1, il faut investir 8,1% du PIB pour générer 1% de croissance, contre 6,8 pour la Turquie, 6,4 pour le Vietnam et 4,0 pour l’Inde. Quant au besoin de financement de l’économie, il est passé de 1,4% à 3,2% entre fin 2023 et fin 2024.
F. N. H. : Dans le cadre de la Nouvelle charte de l’investissement, quelle place l’entreprise marocaine peut-elle réellement occuper dans cette relance économique ? Dispose-t-elle aujourd’hui des moyens nécessaires pour y jouer un rôle de premier plan ?
Kh. D. : Bien sûr, l’entreprise marocaine doit être pleinement encouragée à tirer profit de la Nouvelle charte de l’investissement. Toutefois, il faut bien admettre que l’investissement public reste le principal moteur de la croissance nationale, représentant 66% du total en 2024. L’investissement privé, lui, ne constitue encore que 34% de l’investissement global. Ce déséquilibre a des répercussions évidentes sur l’impact social et territorial des projets réalisés. L’un des enjeux majeurs aujourd’hui est donc de parvenir à désengager progressivement le budget de l’État du financement systématique des grands projets, dans un contexte de pressions croissantes sur les finances publiques et de revendications sociales de plus en plus fortes. Les subventions allouées chaque année aux établissements et entreprises publics (EEP) avoisinent les 40 milliards de dirhams. L’Agence nationale de gestion stratégique des participations de l’État (ANGSPE) a d’ailleurs recommandé, dans un rapport, de transformer certaines de ces entités en sociétés anonymes, afin de moderniser leur gouvernance et d’assurer une gestion plus transparente des deniers publics. Il me semble sage de distinguer deux types d’investissements publics :
• Ceux à vocation lucrative, qui doivent générer des retours financiers et devenir contributeurs nets au budget de l’État.
• Et ceux à vocation sociale et environnementale, qui peuvent légitimement bénéficier de subventions s’ils permettent de renforcer l’équité territoriale et d’améliorer les services essentiels dans les régions les plus marginalisées (zones montagneuses, oasis, littoraux, etc.).
L’État social, que certains appellent encore l’État-providence, a la responsabilité d’investir dans l’amélioration des conditions de vie des populations laissées-pour-compte. Il s’agit là d’une condition sine qua non pour construire un Maroc plus équilibré, plus solidaire et véritablement inclusif. Pour que la régionalisation avancée réussisse, il faut d’abord remédier aux dysfonctionnements structurels des établissements et entreprises publics (EEP), afin qu’ils deviennent de véritables vecteurs de convergence des politiques publiques et qu’ils gagnent en efficacité. L’ANGSPE, créée en juillet 2021, devait initialement auditer 271 entités : 223 établissements publics non marchands et 43 entreprises publiques à participation directe. Le portefeuille public marocain comprend également 479 filiales et participations, couvrant des secteurs clés comme le logement, l’agriculture ou le social. Bien entendu, les EEP ont un rôle à jouer lorsqu’ils pallient des lacunes dans l’investissement privé. Mais lorsqu’ils deviennent eux-mêmes des machines à but lucratif, reléguant les services sociaux au secteur privé marchand, alors le modèle de société de bien-être est détourné de son objectif. C’est la huitième Commission nationale de l’investissement, tenue le 26 juin 2025, qui a introduit une nouveauté importante : seuls les projets d’un montant supérieur à 250 millions de dirhams relèvent désormais de la compétence de la Commission nationale. Les projets en dessous de ce seuil sont désormais gérés au niveau régional, conformément à la politique de décentralisation engagée par le Royaume.
F. N. H. : Quels sont les principaux leviers ou mécanismes que les entreprises marocaines doivent mobiliser pour bénéficier pleinement des dispositifs d’accompagnement prévus par la nouvelle Charte de l’investissement ?
Kh. D. : La Charte constitue un dispositif puissant de soutien à l’investissement. Elle prévoit une subvention pouvant aller jusqu’à 30% du montant éligible, conditionnée par le nombre d’emplois créés, le volume de l’investissement, ou encore l’impact territorial du projet. Les critères d’éligibilité sont à la fois humains, techniques et financiers. L’accès à ces primes est lié à plusieurs indicateurs : le ratio emploi/ Capex (situé entre 5 et 10%), l’approche genre, l’impact sur l’environnement, les emplois d’avenir ou encore l’intégration locale. Des primes sectorielles et territoriales sont aussi prévues pour orienter les projets vers les régions à fort potentiel mais encore sousdéveloppées, ou vers des secteurs stratégiques. Les entreprises marocaines doivent capitaliser sur la qualité et la complémentarité de leur management pour soumettre des projets viables à court terme, dans le cadre d’investissements de croissance rapide «Growth investment», ou à long terme, dans des secteurs plus stables mais à croissance lente. Ces derniers présentent un risque moindre de défaillance. Le Maroc a entamé une transformation profonde vers une économie de marché ouverte et performante. Cette transition nécessite une capacité d’analyse stratégique, notamment comparative et prospective, afin d’orienter efficacement les choix d’investissement. L’engagement du Conseil des ministres, présidé par Sa Majesté le Roi Mohammed VI le 19 octobre dernier, pour le financement des secteurs de la santé et de l’éducation, à hauteur de 140 milliards de dirhams et 27.000 emplois prévus dans le PLF 2026, illustre cette volonté de rééquilibrage. La croissance économique doit avant tout être un vecteur de bien-être pour le citoyen. Car réussir à glaner des points de croissance supplémentaire et de la richesse nationale additionnelle qui n’a pas des retombées socioéconomiques visibles et palpables dans l’ensemble des 12 régions du Royaume ne fait que créer plus de jalousie et de ressentiments par rapport à des municipalités nanties. La redistribution de la richesse produite doit donc être équitable et la croissance la plus inclusive possible pour ne pas créer un Maroc inégalitaire au niveau de l’investissement, de la croissance et de l’emploi créés. En somme, la Charte de l’investissement est un levier multifonction. Elle doit permettre une répartition plus équitable de la richesse, renforcer la compétitivité territoriale à travers l’exploitation des avantages comparatifs régionaux, et favoriser une croissance inclusive, créatrice d’emplois et de cohésion sociale.
F. N. H. : Face aux exigences de cette nouvelle dynamique, notamment en termes d’impact territorial, de structuration des projets et de création d’emplois, quels ajustements stratégiques les entreprises marocaines doiventelles anticiper pour rester compétitives ?
Kh. D. : Il serait trop facile de faire reposer l’ensemble des dysfonctionnements sur l’État central. Le Maroc est gouverné à la fois par des hauts fonctionnaires nommés et par des élus locaux et nationaux. Tant que la régionalisation avancée n’aura pas été pleinement opérationnelle, avec des compétences clairement définies et attribuées, les chevauchements de responsabilités continueront de créer de la confusion et de freiner l’action publique. L’impact territorial d’un projet d’investissement doit avant tout être pensé dans une logique citoyenne. Tout projet économique majeur qui ne bénéficie pas à la communauté dans laquelle il s’insère est voué à l’échec. Une minorité gouvernante ne peut imposer durablement sa logique sans contrepoids; les tensions sociales finiront toujours par se faire entendre. Votre question est pertinente et réellement centrale, car la macroéconomie influence directement la microéconomie, et donc la dynamique globale influe sur le quotidien des entreprises et des ménages. L’approche Pestel (politique, économique, socioculturelle, technologique, écologique, légale) est un outil utile pour identifier les menaces et opportunités dans l’environnement externe d’une entreprise. Elle permet d’ajuster la stratégie, de gagner en résilience et de mieux anticiper les transformations structurelles. De leur côté, les gouvernants doivent écouter activement leurs concitoyens, pour distinguer leurs besoins fondamentaux de leurs envies passagères. La communication verticale et horizontale entre les citoyens, les entreprises et l’État est essentielle. Sans la mésoéconomie, ce lien entre le micro et le macro n’est pas structuré par des relais efficaces (partis politiques, syndicats, médias, ONG, etc.), et le système devient bancal. Or, les sociétés modernes fonctionnent sur des écosystèmes sectoriels et territoriaux en constante recomposition.