Entretien. «Sans nucléaire, le Maroc ne pourra ni décarboner son électricité ni garantir sa souveraineté énergétique»

Entretien. «Sans nucléaire, le Maroc ne pourra ni décarboner son électricité ni garantir sa souveraineté énergétique»

Avec 23 ans d’expérience dans l’industrie nucléaire française, Anwar Ouazzani-Chahdi, ingénieur et expert en développement nucléaire, fait partie des rares experts nationaux en la matière. Il estime que le Maroc doit intégrer le nucléaire bien plus tôt qu’on ne l’imagine. Dans cet entretien, il décrypte les enjeux, les atouts des SMR et les conditions d’une gouvernance réellement souveraine.

 

Propos recueillis par R. Mouhsine

Finances News Hebdo: Le Maroc a-t-il aujourd’hui un besoin réel d’intégrer le nucléaire dans son mix énergétique ?

Anwar Ouazzani-Chahdi: Oui, le Maroc a un besoin réel d’intégrer le nucléaire dans son mix énergétique, et ce dès aujourd’hui, aux côtés des énergies renouvelables. Le Royaume dépend encore à plus de 60% des énergies fossiles importées, principalement le charbon, le fioul et le gaz. Même si les renouvelables progressent rapidement, le thermique reste dominant. Or, le Maroc a signé, avec 195 pays, les engagements de la COP28 visant l’abandon progressif des combustibles fossiles au cours de cette décennie. Cela signifie que plusieurs gigawatts de capacité charbon devront être remplacés entre 2030 et 2045. Ce remplacement intervient alors même que les capacités actuelles ne sont pas pérennes à long terme.

Il suffit de comparer les chiffres : en 2023, la production électrique marocaine était de 41,65 TWh pour 33 millions d’habitants, contre 285,52 TWh en Espagne pour environ 46 millions d’habitants. Même sans explosion de la demande, le Maroc devra massivement sécuriser sa base pilotable. Le nucléaire apporte précisément ce que les renouvelables ne peuvent garantir seules : une énergie pilotable, décarbonée, stable, et dont les coûts d’exploitation restent bas et prévisibles. À l’inverse, le stockage massif de l’électricité renouvelable demeure très coûteux et dépend de chaînes d’approvisionnement externes (panneaux importés, onduleurs à renouveler), avec un risque de hausse des prix qui sera in fine supporté par le consommateur.

Le choix du nucléaire est également géostratégique. Les tensions internationales autour du gaz, comme l’a illustré le conflit Russie-Ukraine, rappellent que l’indépendance énergétique ne peut reposer uniquement sur les importations. Le nucléaire permettrait en parallèle de soutenir des usages futurs essentiels, notamment le dessalement de l’eau de mer et la production d’hydrogène rose. Décider maintenant, c’est construire pour 2035–2045. Si le Maroc attend une situation d’urgence pour se lancer, il sera trop tard. En somme, si l’objectif est de décarboner l’électricité, de sortir du charbon, de stabiliser un réseau de plus en plus renouvelable, de soutenir l’industrie lourde et de réduire la dépendance énergétique, alors le nucléaire s’impose comme un choix stratégique et rationnel pour les 40 prochaines années.

 

F. N. H. : Quels avantages et limites pour les SMR dans le contexte marocain ?

A. O. C : Les SMR (Small Modular Reactors) offrent des avantages particulièrement adaptés à la configuration marocaine. Leur puissance réduite - entre 50 et 300 MW - s’intègre harmonieusement dans un réseau en transition dominé par les énergies renouvelables. Contrairement à un grand réacteur de 1.200 MW, un SMR peut être ajouté progressivement, sans déséquilibrer la stabilité du réseau électrique national. Leur modularité est déterminante : les SMR et AMR peuvent être fabriqués en usine, transportés par modules et assemblés sur site, ce qui limite les retards, un des principaux risques des grands projets nucléaires. Le Maroc possède déjà les capacités logistiques et industrielles pour accueillir ce type d’infrastructures et, à terme, pour participer à leur fabrication, ouvrant la voie à une filière industrielle locale aux retombées économiques considérables. Les avantages sont clairs : plus grande flexibilité, investissements initiaux plus faibles (1 à 2 milliards de dollars vs 6 à 10 milliards pour un EPR), meilleure complémentarité avec l’intermittence solaire et éolienne, et forte compatibilité avec le développement futur de l’hydrogène vert et rose. Les limites sont principalement liées au calendrier : aucune technologie SMR n’est encore pleinement mature commercialement. La meilleure stratégie pour le Maroc consiste donc à mettre en place dès maintenant le cadre institutionnel et réglementaire, puis à choisir une technologie dans 5 à 10 ans, lorsque les SMR auront atteint leur maturité industrielle.

 

F. N. H. : La dépendance à l’uranium étranger contredit-elle l’objectif de souveraineté énergétique? Et que penser de l’ambition de produire du «yellowcake» localement ?

A. O. C : Tous les pays nucléaires dépendants d’un marché mondial du combustible importent une partie de leur uranium enrichi, y compris la France, pourtant l’un des pays les plus nucléarisés au monde. Le Maroc ne ferait pas exception. Cette dépendance initiale n’est donc pas incompatible avec la souveraineté énergétique, puisque l’approvisionnement en uranium s’appuie sur un marché diversifié, stable et faiblement soumis aux tensions géopolitiques. L’émergence de la jeune entreprise Uranext, en partenariat avec l’OCP, change toutefois la donne. L’installation d’une première usine marocaine de production de yellowcake à partir des phosphates représente un tournant majeur. À l’horizon 2035, cette filière pourrait permettre au Maroc d’alimenter une partie de son futur parc SMR ou AMR avec de l’uranium appauvri issu de son propre sous-sol. Cette initiative renforce non seulement la souveraineté énergétique nationale, mais constitue également un atout pour tout le continent africain, dont les besoins énergétiques vont exploser d’ici 2050.

 

F. N. H. : Le Maroc a-t-il la capacité de gérer le traitement et le stockage des déchets nucléaires ?

A. O. C : Les SMR et AMR produisent des quantités de déchets beaucoup plus faibles que les réacteurs conventionnels. Ils utilisent notamment du combustible MOX, mélange d’uranium appauvri et de plutonium recyclé, ce qui réduit fortement la radioactivité résiduelle. Une grande partie de ces déchets peut être entreposée et gérée localement, avec des infrastructures maîtrisées et financièrement accessibles. Le Maroc a donc tout à fait la capacité de gérer un centre d’entreposage sécurisé pour les combustibles usés sur 50 à 100 ans, les déchets de faible et moyenne activité et les dispositifs de radioprotection nécessaires. Avec une montée en compétence progressive et une stratégie cohérente, la gestion nationale d’une grande partie du cycle des déchets est parfaitement envisageable.

 

F. N. H. : Peut-on envisager un programme nucléaire alors que l’ONEE nécessite une réforme profonde ?

A. O. C : Il est vrai que le nucléaire exige un réseau électrique robuste et une gouvernance modernisée. Cependant, réformer l’ONEE et lancer un programme nucléaire ces deux dynamiques peuvent et doivent avancer en parallèle. L’expérience internationale le confirme. Les Émirats arabes unis, la Turquie, la Finlande ou encore la Corée du Sud ont engagé leurs réformes institutionnelles simultanément au développement de leurs programmes nucléaires, et parfois sous la pression positive que ces projets induisent. Dans tous les cas, l’essentiel est d’engager une trajectoire claire: renforcement du régulateur, montée en compétence technique, clarification des responsabilités institutionnelles, et professionnalisation de l’opérateur. Le Maroc dispose des compétences humaines et des moyens nécessaires pour mener ces réformes au rythme requis par un futur programme nucléaire.

 

F. N. H. : Comment éviter que le choix du partenaire nucléaire ne devienne une dépendance straté

A. O. C : Tout commence par la montée en compétence des ingénieurs marocains. La souveraineté technique permet la souveraineté politique : c’est la règle d’or du nucléaire. Des partenariats «win-win» avec des pays nucléarisés doivent avant tout garantir un transfert réel de savoir-faire et non une simple construction cléen-main. C’est dans cet esprit qu’une tournée de sensibilisation a récemment été menée dans plusieurs universités marocaines pour encourager les étudiants à s’orienter vers les métiers du nucléaire civil. La gouvernance doit s’appuyer sur un triangle institutionnel solide : AMSSNuR comme régulateur indépendant; ONEE modernisé, capable d’intégrer le nucléaire dans son exploitation; ONHYM pour le volet ressources (yellowcake); et une stratégie claire portée par le ministère de la Transition énergétique. Pour garantir la souveraineté, le Maroc ne doit pas accepter une offre où le fournisseur garde la main sur la centrale, la maintenance, l’exploitation et le combustible. L’objectif est d’opérer un parc nucléaire par des ingénieurs marocains, au sein d’institutions marocaines.

 

 

 

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