Le PLF 2026 alloue des enveloppes substantielles de 5 Mds de DH pour le Programme de développement territorial intégré (PDTI) et de 2,8 Mds de DH pour les 36 Centres ruraux émergents (CREM) pilotes. Ces investissements territoriaux représentent une rupture de paradigme d’action et d’intervention de l’action publique. Comment ? Et pour quel rendement ? Décryptage avec Hassan Edman, Professeur d’économie à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales d’Agadir.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : Le PLF 2026 alloue des enveloppes substantielles pour le PDTI et les CREM pilotes. Comment évaluez-vous ces allocations pour générer un impact réel sur la croissance régionale ?
Hassan Edman : Il convient d'abord de rappeler le contexte et l'historique de ces deux mécanismes conçus pour réduire les disparités de développement et favoriser l'inclusion sociale. Les PDTI ont effectivement émergé comme une nouvelle génération de programmes territoriaux, notamment suite aux directives du discours du Trône du 29 juillet 2025, avec un lancement officiel lors de la première réunion stratégique à Tétouan le 1er août 2025. Toutefois, ces programmes s'inscrivent dans la continuité d'une vision royale et d'un engagement étatique en faveur d'un développement humain inclusif, équilibré et durable. Je pense notamment aux programmes de l'INDH depuis 2005 et au Programme de réduction des disparités territoriales et sociales (PRDTS) couvrant la période 2017-2023. Quant aux CREM, 542 ont été identifiés suite à une étude menée en 2017, dont 77 considérés prioritaires nécessitant des actions urgentes. Une première phase ciblant 12 centres (un par région) a été lancée, suivie d'une deuxième phase concernant 24 nouveaux centres. Suite au discours du Trône, plusieurs réunions ministérielles de coordination ont été organisées pour améliorer le modèle des CREM, le rendant plus intégré, inclusif et en convergence avec les PDTI.
Ces allocations concernent principalement des infrastructures et services de base ainsi que des équipements économiques et sociaux. Le signal est clair : l'objectif dépasse le simple rattrapage infrastructurel pour viser une véritable territorialisation de l'investissement public et un investissement dans le capital territorial et les spécificités locales. Toutefois, pour atteindre une haute efficience, ces programmes doivent s'accompagner d'une gouvernance participative et d'une coordination intersectorielle, car ils se chevauchent étroitement avec le champ d'intervention d'autres acteurs nationaux et locaux, principalement les compétences des collectivités territoriales et les plans de développement intégrés (PDI) des préfectures et provinces. Au-delà des montants alloués et de leur insuffisance, les projets de ces deux programmes peuvent réellement déclencher un effet multiplicateur sur la croissance et l'emploi régional, particulièrement s'ils sont soutenus par des investissements privés et régionaux. La dynamique générée mobilisera les jeunes et les femmes et soutiendra des activités productives et génératrices de revenus. Sans oublier l'effet direct des infrastructures territoriales : faciliter et réduire les coûts de circulation des biens, des personnes et de l'information, attirer des investisseurs nationaux et étrangers, fluidifier l'accès aux marchés, fournisseurs et maind'œuvre. Cela renforce la cohésion territoriale et sociale et crée des emplois directs et indirects à court et moyen terme (construction, transporteurs, maintenance des infrastructures et équipements, services, artisans...), ainsi que des emplois induits sur le long terme (nouvelles entreprises et activités s'installant autour des infrastructures).
F. N. H. : Quelles sont les ruptures concrètes et les mécanismes d'incitation économique qui distinguent fondamentalement ce PDTI au programme des CREM des initiatives antérieures ?
H. E. : Sans négliger, dans le cadre des initiatives antérieures, les programmes de l’INDH, les plans d’action communaux, préfectoraux et provinciaux portés par les conseils élus, ainsi que les plans de développement régionaux et les plans de développement intégrés conduits par les autorités provinciales et les gouverneurs; d'abord, on observe une rupture au niveau du paradigme d'action et d'intervention, peut-être aussi conceptuel ou méthodologique. Je voulais souligner qu'auparavant, les principaux programmes visaient la correction des déficits infrastructurels et de développement, particulièrement en termes d'inclusion sociale et d'équité territoriale entre centres-périphéries et zones urbaines-rurales. Le PDTI et les CREM misent désormais sur la création de richesse locale, à partir des ressources, savoir-faire et spécificités locales, ainsi que sur la création de chaînes de valeur locales. Il s'agit d'une politique territoriale ascendante remplaçant la territorialisation des politiques nationales. À noter également une rupture au niveau organisationnel et institutionnel. Le PDTI et les CREM s'inscrivent dans la dynamique de la régionalisation avancée et visent une coordination effective entre les différents niveaux d'intervention, comme c'était presque le cas des 3 premières phases de l'INDH. En revanche, le PRDTS s'inscrit dans le Fonds de développement rural et des zones de montagne (FDRZM), placé sous la tutelle du ministère de l'Agriculture mais piloté par le ministère de l'Intérieur. Le diagnostic des besoins se fait au niveau des autorités préfectorales, et donc le circuit depuis la conception jusqu'à l'exécution et le suivi ne sort pas du centre.
F. N. H. : L'un des piliers du PDTI est la mise en place d'une gouvernance inclusive, agile, transparente et la transversalité de l’action publique. Quelle coordination devra être mise en place entre les multiples acteurs impliqués, et avec quels indicateurs de performance pour mesurer le succès de cette déconcentration administrative ?
H. E. : La réussite des PDTI repose avant tout sur la cohésion de la multitude d'intervenants, les différentes échelles d'action, les divergences institutionnelles et décisionnelles, ainsi que la nécessité d'une convergence des politiques publiques sectorielles, nationales et territoriales. Le contexte actuel est particulier : nous sommes à un an des élections législatives, dans une période pratiquement électorale, et à deux ans des élections des collectivités territoriales (CT) dont la conception et l'exécution des politiques territoriales constituent une compétence propre et essentielle. Concrètement, il s'agit d'établir un cadre contractuel de coordination verticale entre les ministères et les CT, sous la supervision du ministère de l'Intérieur (DGCT), et peut-être également de doter les services extérieurs au niveau régional et local de pouvoirs décisionnels, afin d'alléger et raccourcir le processus décisionnel. Des comités régionaux de pilotage spécifiques aux PDTI devraient permettre une planification intégrée, fondée sur la complémentarité des acteurs, la mutualisation des ressources, la convergence des budgets (fonctionnement et équipement), des plans prévisionnels de marchés publics et une participation citoyenne effective.
Cette architecture, soutenue par des outils numériques, garantirait une gestion agile, transparente et orientée résultats. Sur le plan du suivi et de l'évaluation, la performance des PDTI doit s'appuyer sur un ensemble restreint d'indicateurs de résultats socioéconomiques, reflétant la résilience territoriale et l'impact concret sur la vie des citoyens. Parmi les plus structurants, figurent le nombre d'emplois durables créés, le taux d'exécution budgétaire, la mobilisation d'investissements privés, l'amélioration de l'accès aux services essentiels (éducation, santé, eau) et la proportion de jeunes et de femmes bénéficiaires. S'y ajoutent des indicateurs environnementaux et de durabilité pour ancrer la dynamique des PDTI dans une logique de développement durable et inclusif. Tenant compte, encore une fois, et je dois le souligner, de cette phase transitoire entre deux mandats politiques, gouvernement et collectivités territoriales, l'enjeu de durabilité est considérable. Enfin, la résilience économique et la réussite de cette forme de déconcentration administrative, mais également de décentralisation avancée, dépendront de la mise en place de mécanismes d'incitation efficaces et mesurables, et de garanties de durabilité bien réfléchies. Cette nouvelle gouvernance territoriale, bien qu'elle doive être accompagnée de réformes institutionnelles, particulièrement des trois lois organiques des CT, traduit la volonté du Royaume d'une transversalité réelle de l'action publique, où chaque Dirham investi contribue à construire une croissance locale et régionale inclusive, durable et équitable.
F. N. H. : Comment prévenir le risque que cet effort d’investissement ne se concentre pas que sur l'amélioration des infrastructures, sans parvenir à générer une véritable diversification économique locale ?
H. E. : J'ai personnellement le sentiment que nous revivons les mêmes décalages qui traversent depuis des années les politiques de développement au Maroc. Depuis le début des années 2000, l'effort public s'est concentré, avec un réel succès, sur la construction d'infrastructures et d'équipements physiques. Ces investissements sont visibles, concrets et souvent porteurs d'espoir. Mais trop souvent, ils ne s'accompagnent pas d'un investissement équivalent dans la vie humaine, la dynamique sociale et les forces vives appelées à faire vivre ces infrastructures. Or, ce sont bien les personnes, les communautés et leurs initiatives qui créent réellement la richesse, la vitalité économique et la cohésion sociale. Les ressources matérielles, aussi indispensables soient-elles, ne sont finalement que des outils, des leviers moteurs et facilitateurs qui n'ont de sens que s'ils servent le développement humain, la créativité et la richesse collective. C'est effectivement tout l'enjeu : faire en sorte que les CREM, comme les PDTI, ne deviennent pas de simples vitrines d'aménagement, mais de véritables écosystèmes de vie et d'activité économique. Pour éviter que l'effort d'investissement ne se limite aux infrastructures physiques, il est indispensable de replacer l'humain au cœur du projet. Cela passe par un accompagnement ciblé de l'entrepreneuriat rural, la valorisation des ressources et savoir-faire territoriaux spécifiques à ces zones (artisanat, agroalimentaire, tourisme vert, économie circulaire) et le soutien à l'économie sociale et solidaire.
Il faut même repenser un ou des modèles économiques de croissance et d'emploi ancrés dans la culture locale de ces CREM. Autrement dit, chaque souk modernisé, chaque centre de services ou espace jeune doit devenir un lieu vivant de formation, de création de valeur et de lien social, plutôt qu'un simple équipement figé. Par ailleurs, la réussite du programme dépendra de la capacité à articuler les CREM avec les stratégies d'emploi et de formation nationales et de leurs régions d'appartenance, notamment à travers la feuille de route nationale pour l'emploi et les dispositifs d'insertion des jeunes. L'État et les CT doivent assurer un cadre incitatif, fiscal, foncier et partenarial, qui encourage les PME, les coopératives et les investisseurs locaux à s'implanter durablement dans ces zones, en complémentarité totale avec les villes, les CREM et les systèmes de production voisins. En liant chaque investissement à des objectifs mesurables d'emploi, de création d'activités et de rétention des jeunes talents, les CREM pourront réellement devenir des catalyseurs de diversification économique, surtout durable, évolutive et résiliente, et non des infrastructures en attente de vie.
F. N. H. : Les PDTI et le développement des CREM sont intrinsèquement liés à la consolidation des piliers de l'État social. Comment voyez-vous la dynamique de co-développement entre ces investissements territoriaux et l'accélération des réformes sociales ?
H. E. : Il est difficile, voire artificiel, de dissocier l'économique du social. Pour être plus clair, ce n'est que l'individu socialement épanoui, satisfait et reconnu dans sa dignité, et qui ressent un véritable lien d'appartenance affectif à son territoire, qui peut impulser une dynamique économique locale durable. C'est cette estime sociale, ce sentiment d'utilité et de participation à un projet collectif, qui transforme les investissements matériels en moteurs vivants de croissance et en richesse partagée. Ainsi, la réussite des PDTI et du programme CREM ne repose pas uniquement sur la qualité des infrastructures ou des dispositifs administratifs, mais sur la capacité à redonner sens et valeur à l'humain dans son espace de vie.
Le développement territorial doit nourrir un cercle vertueux : un citoyen écouté et valorisé devient acteur du développement, et cette vitalité sociale rejaillit à son tour sur l'économie locale, sur l'emploi et sur la prospérité de la communauté. En somme, la véritable durabilité du modèle dépend moins des budgets engagés que de la réconciliation entre la dignité humaine et la performance économique. C'est d'ailleurs tout le sens du nouveau chantier de l'État social que le Maroc a entrepris : généralisation de la protection sociale, réforme de la santé, refonte du système éducatif et valorisation du capital humain. Ces transformations, hormis leur faisabilité et efficacité qui restent discutables, voire critiquables, ne sont pas isolées des PDTI ou du programme des CREM. Elles en sont la condition même de réussite. C'est cette symbiose entre développement territorial et progrès social qui peut, à terme, fonder un modèle marocain de croissance inclusive, équilibrée et durable. Enfin, on l'espère vivement !