Sur instructions royales, la réduction des disparités territoriales se place en haut de la liste des questions à résoudre pour les prochaines années. Le PLF 2026 en a consacré tout un pavé dans sa récente note d’orientation. Que prévoit-il et quels leviers actionner pour parvenir à une contribution régionale, du moins équitable, au PIB en valeur du pays ? Entretien avec El Fakir Rachid, expert en économie monétaire.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : La note d’information du haut-commissariat au Plan (HCP) relative aux comptes régionaux de l’année 2023 montre que 3 régions contribuent à hauteur de 58% à la création du PIB en valeur. Cela démontre une certaine concentration de la richesse nationale. Comment expliquez-vous ce fait ?
El Fakir Rachid : Les données du HCP montrent qu’en 2023, l’économie marocaine s’est caractérisée par de grandes disparités territoriales. Une forte concentration de la création des richesses dans les régions de CasablancaSettat, Rabat-Salé-Kénitra et Tanger-Tétouan-Al Hoceima qui génèrent, à elles seules, 58,5% du PIB national. Et la contribution à la formation du PIB des neuf régions restantes, largement étalées géographiquement, qui ne dépasse guère les 41,5%. Toutefois, en termes de rythme de croissance économique, trois de ces neuf régions ont enregistré les meilleures performances au niveau national aux côtés de deux des trois régions citées ci-dessus. Ce constat laisse présager une certaine tendance de concrétisation des écarts interrégionaux en matière de création des richesses. Cette situation n’est ni conjoncturelle ni le fruit du hasard. Elle demeure plus ancrée dans le paysage économique du Maroc depuis longtemps et résulte d'une combinaison de facteurs historiques, géographiques et économiques qui ont favorisé l'émergence de trois pôles économiques majeurs : CasablancaSettat, Rabat-Salé-Kénitra et Tanger-Tétouan-Al Hoceima.
Casablanca, capitale économique historique, a bénéficié très tôt d'infrastructures portuaires et financières qui ont attiré les investissements nationaux et étrangers. Capitale politique et administrative, Rabat concentre les institutions nationales, les grandes entreprises publiques ainsi que les emplois de la fonction publique. Tanger, historiquement zone internationale, est la porte par laquelle transitent la majorité des MRE et une grande partie de touristes et commerçants entre l’Europe et l’Afrique. L'axe atlantique, où se situent ces trois régions, dispose des infrastructures les plus développées du pays. Le port de Casablanca, le grand complexe portuaire de Tanger Med, ainsi qu'un réseau autoroutier et ferroviaire dense créent un environnement propice aux affaires, à l'industrie et au commerce international. Ces régions abritent les plus grandes zones industrielles du Royaume, spécialisées dans des secteurs à haute valeur ajoutée comme l'automobile (Tanger, Kénitra), l'aéronautique (Casablanca), l'offshoring et les services financiers. En outre, vu lesdits atouts, ces trois pôles sont devenus avec le temps un bassin de compétences qui attire les talents et la maind'œuvre de tout le pays. Ils bénéficient d'un cercle vertueux où la concentration de la population stimule la demande, et la disponibilité des compétences attire de nouvelles entreprises. Le secondaire et le tertiaire demeurent l’épine dorsale de ces métropoles, ce qui explique davantage leur forte contribution à la formation du PIB au Maroc.
F.N.H. : Comment la note d’orientation du PLF 2026 compte-t-elle apporter des solutions à cette problématique de disparités régionales au niveau économique et quelles sont les pistes à exploiter pour pallier cette croissance à «deux vitesses» ?
E. F. R. : Avec l’hypothèse plus ambitieuse d’une croissance à 4,5%, adossée à de forts niveaux d’investissements publics, la lettre d’orientation relative au PLF 2026 met en avant la réduction des disparités sociales et régionales en matière de création des richesses et du développement. Avec plus d’équité territoriale, le levier budgétaire met en priorité la réduction des écarts entre les différentes régions du Royaume en matière de contribution à la formation du PIB et de rythme de la croissance économique en vue d’un développement territorial intégré. Des politiques publiques de rééquilibrage territorial sont alors de mise.
Selon la lettre d’orientation, pour une intégration optimale de toutes les régions dans les chaînes de valeur nationales et internationales, le gouvernement prévoit la consolidation des acquis et la poursuite des grands chantiers d'infrastructure. Et ce, afin de désenclaver les régions moins développées et y créer de l'activité, notamment par l'achèvement du port de Nador West Med, le développement du port de Dakhla atlantique, et la création de nouveaux corridors autoroutiers et de routes rapides. Dans le domaine de l’aviation, le plan stratégique ambitieux de la RAM pour la modernisation et l’élargissement du parc national aérien pourrait participer au désenclavement de plusieurs régions. Ces actions sont en mesure de créer une nouvelle dynamique dans les relations économiques entres les différentes villes du Maroc, avec des infrastructures de transport et de logistique bien diversifiées. En outre, au-delà des stratégies de développement sectorielles nationales en vigueur, et pour une croissance inclusive, la mise en place de stratégies sectorielles régionales décentralisées est encore un levier de désenclavement et d’intégration des différentes régions dans le tissu économique national, avec les effets d’entrainement et de synergie qui peuvent en découler entre les régions. Avec la capitalisation des atouts spécifiques de chaque région, l’Etat vise, entre autres, le soutien à l'agro-industrie dans les régions agricoles comme FèsMeknès et Souss-Massa, le tourisme durable dans les régions montagneuses ou désertiques comme Drâa-Tafilalet, et les énergies renouvelables dans les provinces du Sud.
La lettre d’orientation prévoit la mise à niveau des différents espaces territoriaux du Royaume à travers une approche de développement inclusive pour faire bénéficier des richesses les différents citoyens sans aucune discrimination territoriale. Ainsi, dans le cadre du PLF 2026, des programmes de développement territoriaux qui valorisent les spécificités et les atouts locaux de chaque région seront de mise. Et ce, dans le cadre de la régionalisation avancée. Le soutien de l’emploi, de l’initiative privée, du climat des affaires, des services sociaux et de l’investissement local, ainsi que l’orientation de plus en plus de l’investissement public vers les espaces territoriaux fragiles, visent à encourager la production locale et l’intégration de ces espaces dans la dynamique économique nationale. Enfin, à travers le PLF 2026, l’Etat essaie de renforcer le capital humain par la consolidation de l'État social équitable pour toutes les régions. Avec la généralisation de programmes des écoles pionnières et le développement des cités des métiers et des compétences sur l'ensemble du territoire, l’accès équitable à une éducation et une formation de qualité pourrait limiter l'exode des compétences vers les grands pôles. Avec de telles actions et d’importantes enveloppes budgétaires, le Maroc compte tirer son épingle du jeu d’une croissance durable fortement inclusive où la complémentarité, la concurrence et la solidarité entre les régions demeurent le moteur d’une création de richesses fortement équitables en termes de contributions régionales à la formation du PIB. Ces actions ne peuvent aboutir sans la complémentarité entre les investissements publics et privés, et des initiatives de partenariat public-privé bien élaborées dans des activités à forte valeur ajoutée et génératrices d’emplois stables.
F.N.H. : L’on entend certains experts parler de politiques budgétaires et monétaires régionales comme solution probable pour apporter un réel équilibre dans l’apport économique des régions dans le PIB ? Est-ce réellement une option selon vous ?
E. F. R. : Théoriquement, pour faire face aux problèmes régionaux, l'hypothèse de politiques budgétaires et monétaires propres à chaque région d’un pays demeure intéressante. Cependant, l’application de telles politiques au Maroc se heurte à des obstacles majeurs. Au niveau monétaire, cette piste demeure non faisable au Maroc vu le caractère stratégique de la politique monétaire dont le monopole relève d’une autorité centrale. Cette prérogative régalienne et centralisée est du ressort exclusif de Bank Al-Maghrib (BAM). Instaurer des politiques monétaires différenciées pour stimuler le crédit dans ces régions risque de créer des distorsions économiques insoutenables dans un espace monétaire unifié. Cependant, dans le cadre du maniement des instruments de la politique monétaire, BAM pourrait encourager le refinancement des banques conditionné par l’orientation des financements bancaires vers des régions moins favorisées.
Au niveau budgétaire, avec la décentralisation avancée, chaque région dispose de budget local financé en grande partie par des dotations relevant du budget de l’Etat. Des politiques budgétaires régionales demeurent faisables à travers les incitations fiscales dédiées aux investissements orientés vers les localités moins favorables aux investisseurs privés. Des projets en partenariat Etat-région font aussi partie d’une certaine budgétisation centrale à connotation régionale ou, en d’autres termes, une décentralisation budgétaire. Le fonds de solidarité entre régions et le fonds de mise à niveau sociale sont aussi un levier déterminant pour s’orienter vers plus de complémentarité économique et sociale entre les différentes régions du Royaume, capables de réduire les écarts flagrants entre régions dans la formation du PIB.