Coronavirus/Mohamed Berrada : "Plus rien ne sera comme avant"

Coronavirus/Mohamed Berrada : "Plus rien ne sera comme avant"

◆ La crise sanitaire du coronavirus révèle au grand jour les défaillances du néolibéralisme triomphant.

◆ L’interdépendance générée par le phénomène de la mondialisation n’a pas été accompagnée par les principes de solidarité et d’humanisme.

◆ Mohamed Berrada, ancien ministre, Professeur à l’Université, préconise une stratégie qui donne la priorité à la production nationale et à réduire la dépendance du Maroc vis-à-vis de l’étranger. Il appelle aussi à tirer les leçons de cette crise pour que le nouveau modèle de développement soit bâti sur des valeurs humaines et sociales.

 

 


Propos recueillis par : David William 


 

Finances News Hebdo : Le coronavirus, avec ses impacts, pousse les spécialistes à remettre en cause le système économique mondial actuel. Qu’en pensez-vous ?

Mohamed Berrada : Il faut regarder loin, en arrière et devant, pour comprendre les événements actuels.

Le Coronavirus n’est qu’un signal, comme les crises économiques et financières qui l’ont précédé. Il est annonciateur de changements profonds qui vont marquer l’histoire.

Chaque épidémie majeure, depuis un millier d’années, comme ce fut le cas pour la peste au 14ème siècle, a conduit à des changements profonds dans l’organisation politique des nations, dans la culture et l’idéologie qui la sous-tend.

 

F.N.H. : Au sortir de cette crise, parlera-ton toujours de mondialisation telle qu’on la connaît aujourd’hui ?

M. B. : Je ne le pense pas. Le coronavirus n’est qu’un produit de l’ordre institutionnel et économique actuel caractérisé par le phénomène de la mondialisation.

Les virus, comme les crises financières, se transmettent d’un pays à d’autres avec une grande rapidité ! Peut-on ralentir ces mécanismes de pandémie sanitaire, économique ou financière ? Évidemment non ! Ils sont actionnés par le développement des technologies de l’information et de la communication.

Ce qu’il faut rappeler, c’est que la mondialisation a renforcé les interdépendances. Nous sommes tous reliés les uns aux autres. Ce modèle a ses avantages mais aussi ses faiblesses.

Sa faiblesse réside dans le fait que cette «re-liance» est surtout de nature technico-économique, et insuffisamment humaine.

 

F.N.H. : Pensez-vous alors que l’économie mondiale fonctionnerait sur des bases profondément redéfinies ?

M. B. : Vous savez, l’histoire est marquée par une succession de cycles d’une trentaine d’années chacun, conduisant à chaque terme à une métamorphose de l’ordre précédent.

Après la politique keynésienne des 30 glorieuses, on a assisté, à partir des années 70-80, au retour du libéralisme de Ricardo et d’Adam Smith dans une perspective novatrice plus accentuée conduite par le prix Nobel d’économie Milton Friedman sous l’impulsion de Reagan et de Thatcher, le néolibéralisme. Il est devenu l’idéologie dominante, la pensée unique partout dans le monde.

Poussé par le phénomène de la globalisation, il a donné lieu certainement à beaucoup de croissance, mais aussi à beaucoup d’inégalités.

Cette idéologie est fondamentalement matérialiste et donne à la production, à la consommation et au profit l’objectif fondamental de toute politique économique. Donner plus de crédits pour consommer plus, consommer plus pour gagner plus.

Or l’économie ou la finance n’aiment pas les excès ! Alors ce processus se traduit par des crises…. Le problème, c’est que l’interdépendance géné- rée par le phénomène de la mondialisation n’a pas été accompagnée par les principes de solidarité et d’humanisme. Une sorte «d’interdépendance sans solidarité», pour reprendre l’image de notre ami Edgar Morin. Les secteurs sociaux ne sont pas prioritaires.

On le voit par exemple aujourd’hui dans les retards enregistrés dans les équipements de la santé même dans les pays avancés.

Pourtant, la mondialisation est basée sur une communauté de destin pour les humains. Le coronavirus en est une parfaite illustration. En prendrons-nous conscience ? Plus que jamais, nous avons besoin de solidarité internationale pour faire face à la pandémie, et non pas de fermeture égoïste des nations sur elles-mêmes.

C’est sur cette base qu’il faut reconsidérer les modes de fonctionnement de nos sociétés, de nos économies et de nos comportements.

 

F.N.H. : A la lumière des conséquences économiques, financières et sociales du coronavirus, sur quels piliers devrait se construire, selon vous, le nouveau modèle de développement ?

M. B. : Le modèle néolibéral actuel a atteint ses limites.

Dans notre pays par exemple, nous vivons deux maux essentiels : le chômage des jeunes, surtout celui des diplômés, et l’aggravation des inégalités, mettant ainsi en péril notre cohésion sociale.

La caractéristique essentielle de ce modèle est qu’il donne plus de pouvoir aux marchés qu’à l’État ou aux politiques. Devant cette situation, en fait mondiale, surtout au cours de ces dernières années, on assiste, ici et là, à une montée du nationalisme teinté de populisme et à un renouveau du protectionnisme.

La population demande plus d’État pour se sentir mieux protégée, quitte à faire monter démocratiquement au pouvoir des dictateurs. Vous comprenez alors pourquoi la conception de tout nouveau modèle de développement ne peut être envisagée qu’en dehors du modèle actuel.

Il faut penser l’économie autrement. L’État doit avoir un rôle plus important. Baser le développement non pas sur la quantité de croissance, mais sur la qualité de la croissance. Baser le développement sur l’homme, sur l’éducation et sur la santé.

Mais surtout adopter une démarche méthodologique de complexité en donnant plus d’importance aux liens qu’aux parties dans la conception de toute stratégie.

 

F.N.H. : Les initiatives qui seront certainement prises par plusieurs États, notamment la relocalisation de certaines industries, ne contrarient-elles pas la stratégie économique du Maroc, qui parie entre autres énormément sur les IDE ?

M. B. : Je suis désolé de vous dire que la délocalisation n’a pas concerné que les pays industrialisés, mais aussi notre propre pays. Par le jeu des multiples accords de libre-échange, nous avons fermé nos usines pour donner du travail à des entreprises étrangères.

On a délocalisé notre production. Probablement sans apprécier suffisamment les conséquences des excès du libre- échange, ou bien sans chercher à renforcer au préalable la compétitivité de nos entreprises. Pourquoi ? Parce que cela coûterait moins cher de produire à l’étranger afin de consommer moins cher, que de produire localement. Et on oublie que c’est à partir de la production qu’on crée des revenus, et ce sont ces revenus qui nous permettent de consommer.

En fait, vous le voyez, la question est de savoir ce qu’il faut privilégier : une politique de l’offre ou une politique de la demande ? Chacune de ces politiques a ses avantages et ses contraintes. Réfléchissons un moment. Dans notre stratégie, c’est la demande qui tire la croissance.

Une bonne partie de cette demande se transforme en importations et contribue au déficit de la balance commerciale, luimême financé en grande partie par les transferts du tourisme et des RME.

Avec la crise du coronavirus, ces recettes sont en train de fondre, mettant en péril le niveau de nos réserves de change. Alors que faire ? Réduire les importations ? Comment ? Vous constatez qu’aucune stratégie économique ne peut se faire sans regarder en profondeur la structure de la balance commerciale.

C’est un débat important qui doit se dérouler d’ailleurs au sein de la commission chargée de réfléchir à un nouveau modèle de développement.

Vous me parlez de projets de relocalisation envisagés par certains pays, avec le risque de baisse des IDE. Pensons d’abord à relocaliser les nôtres. Certains secteurs industriels nationaux ont disparu. Il faut les faire revenir.

Or, c’est l’industrie qui crée le plus d’emplois directs et indirects. A cet effet, nous devons renforcer notre compétitivité en regardant ce que font les autres pays. Au centre de la compétitivité, il y a l’investissement en capital immatériel. Et c’est cela qui attire les IDE ! Nous devons avoir une stratégie qui donne la priorité à la production nationale et réduire notre dépendance vis-à-vis de l’étranger.

Une stratégie inclusive où tous les secteurs sont reliés entre eux. Pensez un moment si nous avions une industrie qui fabrique du matériel médical dans les moments présents…

 

F.N.H. : Une dernière question : êtes-vous optimiste pour le Maroc économique de demain ?

M. B. : Évidemment ! Je reste confiant quant à notre avenir. D’abord parce que nous ne restons pas en attente des événements. Nous agissons et nous réagissons. On le voit à travers la manière et la rapidité avec lesquelles le pays, sous les directives de Sa Majesté, a réagi pour affronter les deux tsunamis, sanitaires et économiques, qui s’abattent sur le monde, mais aussi sur nous, de par le jeu de la mondialisation.

On le voit à travers le sens de la discipline de la population aux appels de confinement. On le voit à travers l’élan de solidarité provenant de différentes couches de la société.

Manifestement, je reconnais que cette crise nous apprend à «vivre ensemble» sans «être ensemble». Je reste confiant dans notre avenir car les crises nous permettent de rebondir plus fort. Il en est ainsi de la crise sanitaire et économique actuelle.

Je suis certain qu’on saura tirer des leçons pour que le nouveau modèle de développement soit bâti sur des valeurs humaines et sociales, que le pouvoir politique appartienne à ceux qui sauront démontrer le plus d’empathie pour les autres, que les secteurs économiques dominants soient désormais ceux de la santé, l’éducation, l’alimentation, l’écologie, l’hospitalité.

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