Conquête spatiale : pourquoi un spatiodrome pourrait devenir un levier économique et géostratégique pour le Maroc

Conquête spatiale : pourquoi un spatiodrome pourrait devenir un levier économique et géostratégique pour le Maroc

Sous le soleil du Sahara marocain, le Royaume pourrait bien viser les étoiles. Une étude scientifique menée par le chercheur Nabil Souhair démontre la faisabilité d’un spatiodrome national capable de propulser le Royaume dans la course mondiale à l’espace. Au-delà du rêve, c’est une ambition économique et stratégique sur laquelle il faudra se pencher.

 

Par R. Mouhsine

Le Maroc, future porte d’accès africaine à l’espace ? C’est l’hypothèse sérieusement étudiée par une équipe de chercheurs dirigée par Nabil Souhair, professeur de propulsion à l’Université Internationale de Rabat et à l’Université de Bologne.

Dans une étude présentée au 73ème Congrès international d’astronautique (IAC 2022), intitulée «Feasibility analysis of a spaceport in Morocco as a pathway to meeting the growing international demand for space access» (Analyse de faisabilité d’un spatiodrome au Maroc comme voie pour répondre à la demande internationale croissante d’accès à l’espace, ndrl.), le chercheur affirme que le Royaume dispose de tous les atouts naturels, logistiques et politiques pour accueillir un spatiodrome capable de répondre à la demande mondiale croissante de lancements. Et au-delà du prestige, c’est tout un nouveau pan économique - celui de l’économie orbitale - qui s’ouvrirait au pays.

Une opportunité mondiale portée par le «New Space»

Le contexte est historique. En 2025, le secteur spatial mondial pèse déjà près de 600 milliards de dollars, et les prévisions tablent sur 1.000 milliards à l’horizon 2040 selon Morgan Stanley. La démocratisation des mini-satellites et l’explosion des constellations privées (Starlink, OneWeb, Amazon Kuiper…) ont fait exploser la demande de sites de lancement. Or, la capacité mondiale de lancement est saturée : Cap Canaveral, Kourou ou Vostochny tournent à plein régime, et les nouveaux entrants - Norvège, Australie, Écosse, Nouvelle-Zélande - peinent à absorber la file d’attente. Dans ce contexte, le Maroc apparaît comme un candidat naturel.

«Notre pays combine trois avantages stratégiques : une latitude quasi équatoriale favorable aux lancements, d’immenses zones désertiques peu peuplées, et une ouverture sur l’Atlantique permettant des trajectoires sécurisées», résume Nabil Souhair. L’axe Laâyoune - Dakhla, selon l’étude, présente même des caractéristiques orbitales comparables à celles de Cap Canaveral : à 27° Nord, il se situe quasiment sur le même plan orbital que la Lune (28,6° N), offrant un accès optimal aussi bien aux orbites terrestres qu’aux missions lunaires.

Le chercheur insiste : «Le sud marocain est l’un des rares endroits au monde où peuvent être combinés les trois paramètres idéaux  : stabilité climatique, espace aérien dégagé et proximité maritime». Les déserts atlantiques du Sahara offrent des zones de sécurité naturelles pour la retombée des étages de fusées, tandis que la faible sismicité et le climat sec réduisent considérablement les coûts d’entretien des installations. L’accès direct à la mer permettrait aussi d’acheminer les éléments lourds (étages, réservoirs, moteurs) par voie maritime, depuis l’Europe ou les États-Unis, via le port de Laâyoune, dont une extension logistique est envisagée dans le scénario étudié.

Un projet économiquement viable

L’étude menée par Souhair et son équipe repose sur une modélisation économique détaillée. La construction initiale d’un spatiodrome marocain nécessiterait un investissement compris entre 500 et 800 millions d’euros, couvrant les zones de lancement et de stockage de carburants cryogéniques, les hangars d’assemblage, les infrastructures portuaires et ferroviaires, et les installations de contrôle et de sécurité. Les coûts opérationnels annuels sont estimés entre 40 et 60 millions d’euros, largement compensables par les revenus des lancements commerciaux (10 à 20 millions d’euros par mission).

Avec une cadence de 10 à 20 tirs par an, le retour sur investissement serait atteint en 10 à 15 ans, hors bénéfices indirects. À cela s’ajoutent des retombées macroéconomiques substantielles : jusqu’à 5.000 emplois directs et indirects (techniciens, ingénieurs, logistique), la création d’un écosystème industriel spatial, et un effet d’entraînement sur les secteurs du tourisme scientifique et de la formation STEM. Par ailleurs, l’un des aspects les plus innovants du projet réside dans sa dimension écologique. «Grâce à sa production de solaire et d’hydrogène vert, le Maroc pourrait devenir le premier pays à proposer des opérations de lancement à faible empreinte carbone», explique Souhair. Les futures fusées à hydrogène propre pourraient, en partie, être

alimentées localement, réduisant les coûts d’importation et positionnant le Royaume à l’avantgarde d’un New Space durable. Pour l’ingénieur et économiste Charaf Louhmadi, auteur de «Fragments d’histoire des crises financières», un spatiodrome marocain serait bien plus qu’un projet technologique : «Il s’agit d’un instrument de puissance. Depuis le XXème siècle, l’accès à l’espace symbolise la souveraineté scientifique et la maîtrise du futur. Le Maroc a les capacités humaines et financières pour franchir cette étape». Selon lui, le sud marocain (TanTan, Laâyoune, Dakhla) offre un positionnement quasi idéal : «Dakhla se situe à 21° de latitude nord, contre 28° pour Cap Canaveral. Cela réduit les besoins en carburant et les coûts de lancement».

Louhmadi estime qu’un tel projet pourrait attirer les capitaux mondiaux de la recherche spatiale, stimuler les universités marocaines et accélérer la montée en compétence des jeunes ingénieurs, et y voit une occasion de «renforcer la souveraineté scientifique du Maroc, tout en développant un nouvel écosystème industriel». Un catalyseur pour l’écosystème spatial africain Le Maroc, qui exploite déjà ses satellites Mohammed VI-A et VI-B, a les moyens de s’affirmer comme acteur spatial continental. En 1989, le pays a fondé le Centre royal de télédétection spatiale, et un satellite géostationnaire conçu localement doit voir le jour avant fin 2025, selon Thales Maroc.

Dans ce contexte, un spatiodrome national pourrait servir de hub africain pour les lancements de nanosatellites, à l’instar des programmes émergents du Sénégal ou de l’île Maurice. Il renforcerait le leadership du Maroc sur le continent et offrirait à l’Afrique un accès autonome et compétitif à l’espace. Construire une base spatiale ne se fait toutefois pas sans obstacles. La mise en place d’un cadre légal et environnemental (licences, gestion des débris, sécurité aérienne), la mobilisation de financements publics et privés à long terme, et la formation d’un corps d’experts nationaux en ingénierie des lancements, contrôle de mission et propulsion, sont autant de défis auxquels il faudra répondre.

Souhair reste lucide : «Un spatiodrome marocain ne se fera pas du jour au lendemain. Il faut une feuille de route progressive : commencer par des opérations suborbitales ou de petits lanceurs avant de viser l’orbital». Les projections économiques et techniques convergent : un scénario réaliste à horizon 2035. Le modèle préconisé serait celui d’un partenariat public-privé, soutenu par des acteurs étrangers (ESA, NASA, entreprises américaines et indiennes) et adossé à des infrastructures nationales existantes (ports, routes, énergie).

Ce projet, s’il se concrétise, pourrait propulser le Maroc dans le cercle restreint des nations offrant un accès spatial, un club qui ne compte aujourd’hui qu’une quinzaine de membres. L’espace est souvent présenté comme la «dernière frontière». Pour le Maroc, il pourrait devenir la prochaine frontière économique. Dans un monde où l’accès à l’orbite devient aussi stratégique que l’accès à la mer au XIXème siècle, construire un spatiodrome, c’est investir dans l’indépendance technologique, l’innovation et le rayonnement du pays. 

 

 

L’économie de l’espace en chiffres
• En 2024, l’économie spatiale mondiale a atteint environ 613 milliards de dollars, selon la Space Foundation.
• Ce chiffre marque une hausse de 8% par rapport à 2022, portée par les satellites commerciaux et la connectivité orbitale.
• Une étude du World Economic Forum et de McKinsey & Company prévoit une valeur de 1,8 trillion de dollars d’ici 2035, contre 630 milliards en 2023.
• PwC anticipe un marché mondial de 2 trillions de dollars à l’horizon 2040.
• Aux États-Unis, l’économie spatiale a généré en 2022 un PIB de 131,8 milliards de dollars, soit 0,5% du PIB national, et soutenu 347.000 emplois dans le secteur privé (BEA).
• D’après Global Market Insights, le marché spatial mondial devrait passer de 418 milliards en 2024 à 788,7 milliards de dollars en 2034, avec un taux de croissance annuel moyen (CAGR) de 6,7%.
• Plus de 18.000 petits satellites devraient être lancés d’ici 2035, selon l’OCDE.
• Le tourisme spatial, évalué à 1,2 milliard de dollars en 2023, pourrait atteindre 12 milliards d’ici 2032 (Fortune Business Insights).
• Le marché des infrastructures orbitales et de maintenance satellitaire pourrait dépasser 25 milliards de dollars par an d’ici 2030.
• L’économie lunaire (bases, ressources, transport) pourrait atteindre 80 milliards de dollars d’ici 2040, selon Bank of America.
• Le secteur spatial privé représente désormais 77% des dépenses mondiales dans l’espace, contre 23% pour les gouvernements (BryceTech 2025).
• Les investissements mondiaux en capital-risque dans le spatial ont atteint 12 milliards de dollars en 2023, en hausse de 60% sur cinq ans.
• Les emplois directs et indirects liés à l’espace dépassent 1 million de postes dans le monde.
• Les pays émergents (Afrique, Amérique latine, Asie du Sud) devraient capter 15% du marché spatial mondial d’ici 2040, contre 4% aujourd’hui.

 

 

 

 

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