Depuis la crise financière de 2008, il y a un débat mondial sur le PIB. L’indicateur macroéconomique majeur qui mesure la croissance et le développement économique ne fait plus l’unanimité.
L'OCDE, la Banque mondiale et la Commission européenne se sont même lancés dans la recherche de nouveaux indices pour mesurer le progrès des sociétés autrement qu'à travers le prisme du PIB. Il y a quelques jours, la question a été à nouveau soulevée au sein de l’UE. Qu’en est-il au Maroc ?
Eclairages du professeur Ahmed Azirar, chercheur à l’Institut marocain d’intelligence stratégique.
Propos recueillis par A. Diouf
Finances News Hebdo : Depuis la crise financière de 2008, le PIB (Produit intérieur brut) n'a plus la cote. La question de son changement a été encore récemment abordée par la Commission européenne. Les économistes marocains réfléchissent-ils aussi au sujet ?
Ahmed Azirar : C'est un sujet très ancien. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis l’adoption de cet agrégat à la base «physiocrate», comme outil de mesure et de classement des économies, et ce juste après la dépression de 1930 et sa formulation par Simon Kuznets, jusqu’à son adoption officielle par les instances internationales, dont l’ONU. Le PIB a été alors au centre des débats sur le développement ! On pourrait même dire que les instances internationales dominantes l’avaient adopté comme étalon de mesure du «développement» pour contrer les théories structurelles du développement qui étaient en vogue à cette époque-là. La confusion croissance-développement était popularisée, et avec, l’idée que le sousdéveloppement est une étape du développement, un simple retard de développement. Il n'en a rien été. La croissance n’est pas le développement. La première est quantitative, le second est quantitatif et qualitatif. La croissance peut même être appauvrissante, aggravante des inégalités et au service de l’étranger dominant. Seuls les pays ayant réalisé des réformes qualitatives (éducation, gouvernance, justice, social, durabilité…) ont pu crever «les plafonds de verre» et accéder à des niveaux élevés de développement durable. Quant à la récente crise de 2008, elle a surtout mis à l’index les agences de rating qui ont mal ou sous-estimé la situation de certains pays et banques, et partant, l’imminence de la grave crise financière. Et pourtant, il y a les normes financières du FMI, des normes comptables pour le secteur privé (IFRS…) et des normes prudentielles pour les banques et assurances (Basle…).
S’agissant du nouvel intérêt récemment porté à la question par le gotha financier et politique international, c’est en fait un intérêt récurrent. La toute récente couche est liée aux alertes sérieuses dont le système bancaire et financier mondial a fait l’objet ces derniers mois avec les faillites et difficultés de certaines banques aux USA et ailleurs. S’agissant du Maroc, comme tous les économistes, les Marocains s’intéressent à la question dans plusieurs directions. Nous avons la chance d’avoir un système de comptabilité nationale performant, malgré certaines lacunes. Le suivi des indicateurs macroéconomiques majeurs que sont le PIB, le taux d’inflation, le taux de chômage et l’équilibre financier interne et externe, est le point de départ de toute l’analyse macroéconomique. Ce suivi est d’abord comptable avant d’être analytique. L’économétrie fait de cette question statistico-comptable sa préoccupation constante. Le suivi est ensuite plus qualitatif. Des aspects comme l’informel, le pouvoir d’achat, les structures du tissu économique national, appréciées par le TES (Tableau des entrées-sorties)… sont des problématiques majeures que les économistes étudient en partant des statistiques existantes ou d’enquêtes qu’ils réalisent eux-mêmes. L’économiste est un maitre-artisan dont l’input majeur est la statistique. Son premier souci est de disposer d’une statistique crédible, indépendante, qui lui permet d’exercer ses talents d’analyste et de pourvoyeur de recommandations utiles. Il est constamment sur le qui-vive concernant la qualité des chiffres qu’il analyse, en particulier lorsqu’il s’agit d’analyses de benchmarking et de comparaisons internationales. D’ailleurs, l’économiste ne peut prétendre à la «scientificité» s’il ne maîtrise pas luimême la science statistique, la comptabilité, l’informatique et les NTIC, qui révolutionnent aujourd’hui la méthodologie économique. Non que la science économique soit une discipline purement quantitative, mais là c’est une autre question. S’agissant du PIB marocain, beaucoup de monde s’accorde à dire qu’il est sous-estimé à cause surtout de certaines activités informelles, voire illégales, qui ne sont pas suffisamment cernées, comme la fraude fiscale, la corruption, l’informel structuré… La comptabilité nationale fait des recoupements, via les effets de ces activités sur la consommation, l’investissement… pour en estimer, autant que faire se peut, le poids approximatif.
F.N.H. : Pensez-vous qu'il faille abandonner cet indicateur qui ajoute aux valeurs produites dans la sphère marchande les coûts de production des services non marchands ? Si oui, par quoi faut-il le remplacer ?
A. A. : Vous savez, la comptabilité nationale a prévu ce problème en distinguant entre les agrégats «Production» et les agrégats «Produit» et entre les agrégats évalués aux coûts des facteurs et aux prix du marché. Nous ne sommes plus au vieux débat qui opposait les tenants de l’économie réelle à ceux dont l’économie est formée comme elle est de produits et de services ! Le PIB est l’agrégat comptable central, dont les normes internationales ont fait l’étalon de classement et de comparaison mondiaux. Le système en cours actuellement est celui des Nations unies, le SCN 2008, que le Maroc a adopté aussitôt qu’il a été publié. Mais tout autour du PIB, il y a des agrégats comptables tout aussi importants et utiles que l’économiste utilise à d’autres fins. La Comptabilité nationale met le lien d’ailleurs entre les trois moments majeurs du cycle économique, Production- RevenuDépense, et le PIB est justement calculé selon les trois prismes. A mon sens, ce débat autour du PIB n’est important que dans deux sens : celui de s’assurer que les pays utilisent tous les normes mondiales en vigueur pour que les comparaisons et les classements aient un sens. Et puis, celui de mettre à niveau ces normes, dont la plus importante est celle des Nations unies, pour tenir compte des modifications que le système économique, social, humain et environnemental subit. Ensuite, il y a aussi des Etats voyous qui manipulent les statistiques pour des raisons démagogiques ou politiques. Ceux-là n’en parlons-pas.
F.N.H. : Faites-vous partie des économistes qui déclarent qu'il faut le conserver et le compléter. Dans ce cas, par quoi ?
A. A. : Tout dépend de ce qu’on veut analyser. Il y a le PIB, outil quantitatif pour mesurer la croissance, qui ellemême est un concept éminemment quantitatif. Il y a l’IDH qui est plus qualitatif et suit le développement des pays, ce qui est davantage intéressant. Le PIB est inattaquable en tant qu'agrégat estimant la valeur ajoutée produite à l'intérieur de l'économie nationale. Pour l'estimation de la richesse, du bonheur, de la justice sociale, de la répartition des revenus, etc. il y a toute une batterie d’autres indices, globaux ou partiels, qui suivent des variables ou secteurs des plus divers. Aussi, au niveau comparatif international, la mesure en PPA, parité de pouvoirs d’achat, corrige beaucoup la vision. On rapporte la valeur du PIB au nombre d’habitants, pour obtenir le PIB par habitant (PIB par tête). C’est l’indicateur qui est couramment privilégié pour déterminer le niveau du pouvoir d’achat dans chaque pays. Je penche personnellement plus pour le PIR, produit intérieur ressenti, qui est en quelque sorte un agrégat similaire à celui du BIN, bonheur national net, qui a rendu célèbre le petit pays du Bhoutan. La notion de niveau de satisfaction reste subjective et diffère selon les pays, les cultures et les régions.
F.N.H. : L'OCDE, la Banque mondiale et la Commission européenne se sont lancées dans la recherche de nouveaux indices pour mesurer le progrès des sociétés autrement qu'à travers le prisme du PIB. A votre avis, est-ce que c'est sur cette piste des indices de développement humain, de bien-être, environnemental, etc. qu'il faut aller ?
A. A. : Il y a eu plein de propositions multilatérales, continentales ou même nationales qui sont enregistrées dans ce sens. L’ONU, l’OCDE, le Groupe BM, le FMI et l’Union européenne sont ceux qui sont toujours à la manette pour réviser le SCN de temps à autre. Des organismes se sont essayés à certains indices, sans véritable succès. Un ancien président français avait aussi constitué une commission présidée par le prix Nobel Stiglitz, pour proposer un agrégat qualitatif en prévision de la COP de Paris, mais sans véritable succès là aussi. Le rapport de cette Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi a mis en avant certaines insuffisances de la mesure du progrès économique et social à travers le PIB. Il a recommandé notamment de se concentrer sur la consommation et les ménages, plutôt que sur la production, dans une optique de bien-être. Il a préconisé de tenir compte davantage de la qualité de la vie (santé, éducation, relations sociales, inégalités) et d’être plus attentif aux questions de développement durable. Il y a, par ailleurs, la question de l’immatériel, dont la comptabilisation est difficile, mais des normes et des classements mondiaux existent là aussi. Le PIB correctement évalué est un agrégat valable et le SCN des Nations unies est un bon système, même si on peut ne pas adhérer à ses soubassements idéologiques, qui mettent dans le même sac des pays très différents, comme les USA et le Tchad, et qui font croire aux pays «retardataires» que la croissance ouverte est le moteur du développement.
F.N.H. : Certains économistes pensent qu'on pourrait construire un PIB corrigé en pondérant de manière monétaire des externalités négatives. Mais les experts de la comptabilité nationale, qui ont bâti lentement un système statistique normé, ne sont pas d'accord. Qu'en pensez-vous ?
A. A. : Je crois qu’il faudrait avant tout, et tout simplement, écarter déjà des incompréhensions évidentes, sources de beaucoup de polémiques médiatiques, voire de joutes politiciennes. Quand on confond PIB en monnaie courante et PIB réel, ou que l’on confond PIB et PNB, net et brut, ou que l’on ne prête pas attention à l’année de base des agrégats…, cela crée des confusions et induit certains en erreur. On croit souvent déceler des contradictions dans les statistiques d’organismes officiels. Alors qu’on ne se rend pas compte que ces statistiques différentes, le sont parce qu’elles sont des prévisions, des estimations, des chiffres provisoires, ou rectifiés avant d’être définitifs. Le PIB ne devient définitif qu’après 3 ans minimum. On devrait aussi pour le même agrégat estimé par des organismes différents, prêter attention à la date de réalisation des estimations et aussi aux hypothèses à la base de ces estimations. Pour le PIB, par exemple, Dollar, agriculture, pétrole, inflation… Il faut aussi de toute façon, toujours utiliser les statistiques de chez leurs producteurs. Le HCP est, à titre d’exemple, le responsable des comptes nationaux qu’il élabore après consultation de tous les autres centres officiels émetteurs, l’Office des changes et la Douane, responsables des statistiques du commerce extérieur et de la balance des paiements, Bank Al-Maghrib des statistiques monétaires, ministère des Finances… Reprendre des statistiques de chez un utilisateur ou un centre de conjoncture ou un analyste qui les a déjà retravaillés pour ses propres besoins, peut introduire des biais. L’autre nuisance, plus grave celle-là, c’est quand on manipule les statistiques pour justifier a priori des positions politiques, voire idéologiques. Car, malintentionné, on peut tout faire dire à des statistiques ! Pour répondre directement à votre question, au-delà de la technique comptable pure et de la méthodologie, le plus important est de disposer d’un organisme national de statistique totalement indépendant, outillé et responsable, qui non seulement doit produire de la statistique nationale et régionale, globale et sectorielle, juste, mais qui aussi met à la disposition des acteurs nationaux l’information étrangère pertinente. L’information est le nerf de la guerre économique, voire de la guerre tout court ! Or, nous sommes plus émetteurs d’informations au profit de l’étranger que réceptionnaires d’informations pertinentes de l’étranger pour notre propre développement. En fin de compte, comptabiliser est le meilleur moyen pour mieux prévoir. Un moyen aussi pour rendre compte. Les chiffres sont têtus !
Ahmed Azirar est P.E.S à l’ISCAE à la retraite, Docteur d’Etat ès sciences économiques, fondateur de l’AMEN (Association marocaine des économistes d’entreprises), et chercheur à l’IMIS (Institut marocain d’intelligence stratégique).