C’est une figure unique dans les annales de la poésie et de la pensée arabes. Abou Tayeb Al Mutanabbî, poète de la bravoure et du défi, a laissé derrière lui un héritage unique en son genre. Une œuvre poétique sans égale.
«A ma poésie l’imbécile est allergique, comme le cafard l’est aux roses». Le ton est donné par un poète habité par sa poésie, qui a, toute sa vie, essayé de vivre poétiquement sur terre, multipliant les pérégrinations, les périples, les dangers, les provocations, les défis allant jusqu’à en mourir, assassiné pour une phrase. Abou Tayeb Al Mutanabbî, de son vrai nom Abou Tayeb Ahmed Ibn El Houssain, a vécu selon son cœur, avec cette volonté certaine d’aller au bout de lui-même, en quête de gloire et de grandeur :
«Mon sort m’a fait goûter une infortune qui m’a brisé... S’il m’est donné de vivre, de la guerre je ferai ma mère, du javelot, mon frère, du sabre, mon père. Mourir sera plus excusable et souffrir plus glorieux que me contenter de mon sort. Le monde est très vaste. L’univers est aux plus forts», clame le poète dans un élan vers les hauteurs, se sachant prédestiné à écrire une belle page de l’Histoire de la poésie humaine.
Ce désir d’être célébré comme le plus grand poète de son temps a même poussé certains à l’accuser d’hérésie. La rumeur, toujours invérifiée, sur une hypothétique auto-proclamation en tant que prophète, a été à l’origine de beaucoup de tort causé à l'œuvre de l’un des poètes arabes les plus atypiques. Les plus inspirés, les plus profonds, aussi. Abou Tayeb al Mutanabbî (915-965) n’aura vécu que 50 ans. Il est mort assassiné. Mais son œuvre occupe une place de choix chez les connaisseurs de la poésie arabe. Son diwan reste son œuvre maîtresse, son graal, une pièce de choix à une époque où la poésie était sur le déclin, après l’âge d’or pré-islamique des «Mo3alla9ates», celle de Antara Ibn Chaddad, Imru Al Qays, An Nabigha Doubiani et d’autres.
Le poète aura souffert d’un terrible manque d’intérêt pour un travail ontologique à la fois ancré dans la tradition arabe et très novateur par rapport à toute cette période de troubles où il a vécu. Certains exégètes ont donné dans la diatribe gratuite faute d’arguments pour lire et analyser une œuvre qui vit au-delà du temps, alors que d’autres poésies portées aux nues ont sombré à travers les siècles, étant dénuées d’universalité. Voici ce qu’en dit le dictionnaire mondial des littératures (P. Mougin et K. Haddad-Wotling, Larousse, 2002) : «Sa poésie est cependant l’une des plus puissantes et des plus originales de toute la poésie arabe, qu’elle incarne aujourd’hui encore, pour le plus grand nombre. La hardiesse des images, les formules passées en sentences, les recherches phonétiques et rythmiques s’allient ici à un sens inné du langage».
Nous sommes là face à une poésie qui avait déjà tranché avec tout le passé de la poésie arabe avant et après l’avènement de l’Islam. Les sujets sont différents, l’approche aussi. La démarche dans la versification, le choix des mots, la musique intérieure, le tout sous-tendu par des formules aphoristiques puisées dans la vie, à même les jours, à même l’adversité. «Des vers sublimes comme les miens nul poète avant l’Islam n’a pu en dire, et la magie de Babylone jamais n’a approché ma mienne !», affirme Al Mutanabbî, avec admiration pour son travail, pour cette capacité de composer des vers uniques dont lui seul avait le secret. «Si un homme me dénigre, c'est le meilleur témoignage de ma perfection. Ainsi, j’étais même parmi les miens et même dans ma patrie. L’homme supérieur, où qu’il soit, est, partout, solitaire. Ils s’épuisent, ces petits poètes, à vouloir se hisser jusqu’à moi. Comme des singes qui veulent imiter l’homme mais à qui manque la parole», assène le poète, qui sait de quelle source il puise l’essence de ce qu’il dit et de ce qu’il écrit. Lui qui a eu ce don du verbe comme une offrande couplée à cette inclination naturelle pour le risque dans l’unique objectif de tester ses propres limites à une époque où la décadence rongeait le cœur de l’empire arabo-musulman : «De tout ce qui meurt, seules les grandes âmes sont dignes de tes larmes. Pleure donc car il n’est plus de grandes âmes ! Les peuples ne valent que par leurs rois : jamais ne seront grands des Arabes dont les maîtres sont des barbares».
Al Mutanabbî était un poète épique dont le travail était centré sur lui-même, comme toute poésie profonde, du reste. Ouvert sur le monde, voyageur ayant vécu dans plusieurs palais, jouant tantôt au courtisan, tantôt aux détracteurs, tout son «Diwan» ne parle que de lui. C’est en somme une autobiographie poétique qui trace une vie, qui raconte, avec délectation, un parcours humain hors pair et dont le poète était profondément conscient. C’est ce qui nous place face à un cheminement artistique, fait de bravoure et de défi, une trajectoire humaine qui va au-delà de cette époque pour se projeter dans l’avenir. D’ailleurs, chaque vers de cette poésie est un témoignage à vif de la profondeur d’un regard qui a su capter les failles de ses semblables, les dérives politiques et sociales de son époque pour en rendre compte dans un voyage presque homérique. «Sans trêve, je parcours le monde. Mon ambition grandit et cependant, mon étoile ne s’est pas encore levée. Vis puissant ou meurs plein de gloire, dans le fracas des lances, au bruit des tambours. Mais ne vis plus comme jusqu’à ce jour, sans noblesse, tel que si ta fin venait, elle passerait inaperçue», précise le poète.
D’un autre côté, il faut voir dans l’œuvre d’Abou Tayeb Al Mutanabbî la volonté certaine de vouloir penser autrement les doctrines de l’Islam, cette nécessité de tout remettre en question, de fouiller, de scruter le non-dit pour s’approcher des vérités de l’Islam. Sans être un opposant ni un simple athée, comme beaucoup l’ont colporté dans une vision simpliste de la pensée de ce poète-philosophe qui, par de nombreux aspects, rappelle le Zarathoustra de Friedrich Nietzsche, à la fois dans sa quête des hauteurs et son refus de frayer avec la plèbe, les pantins, les délateurs et les rimailleurs. Ce qu’il faut garder en tête quand on se penche sur la poésie et la pensée d’Al Mutanabbî, c’est que le poète ne voulait pas se contenter d’une lecture basique d’une religion beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît et dont les fondements requièrent une lecture assidue, nettoyée de tous les poncifs récurrents quand il est question de traiter les différentes interprétations possibles d’une religion qui récuse les apparences et se concentre sur le non-apparent. D’ailleurs, la notion même de foi était pensée et réfléchie différemment par le poète qui ne pouvait penser le rapport au divin sans spiritualité, sans poéticité, sans cette alchimie des sens qui va au-delà des mots.
Il ne s’agissait pas pour le poète de croire bêtement, mais il a élevé la foi au rang de philosophie, de pratique quotidienne dictée par un sens aigu de l’existence, entre devoir, absurdité, passage du temps et quête infini de soi, dans une forme de quiétude mêlée à un sentiment tragique de l’existence : «La gloire n’existe que pour qui vit libre et réalise son dessein, soit par le respect [qu’il inspire], soit par une lutte sans répit. Grand bien soit fait à un destin en qui j’espère et qui me leurre, à un bonheur que je réclame de la vie et qu’elle me refuse !
J’ai chanté les hommes. En vain ! Désormais, si je vis, je leur enverrai des cavaliers en guise de panégyriques. Je ne combattrai point derrière une enceinte, je ne traiterai pas abusé par des promesses. Je placerai les miens dans la plaine avec, pour compagne, l’ardeur des midis, dans de furieux combats».
Aujourd’hui, nous avons besoin de donner une autre lecture de ce poète souvent maudit par tant de mauvaises lectures et par tant d’approximations sur la profondeur de ses vers et de sa pensée libre et libertaire. Ce n’est là que justice pour un penseur arabe qui a marqué l’histoire avec de magnifiques saillies poétiques, toujours de mise, d’ailleurs aujourd’hui, dans un monde de conformistes, de lâches, de penseurs incertains et de faux philosophes.
«Jusqu’à quand attendrai-je, impuissant, la grandeur ? Quand l’atteindrai-je enfin ? Jusqu’à quand devrai-je y renoncer, réduit à vendre des poèmes à des êtres incapables d’en estimer le prix ?», confesse le poète, dans une interrogation à des siècles de méconnaissance dans une Arabie qui a fait beaucoup de tort à l’une de ses plus grandes figures poétiques de tous les temps.