L’écrivain et penseur marocain, Abdelhak Najib, inaugure l’année 2024 avec la publication de son trentième essai de philosophie. Un recueil d’aphorismes intitulé : “Lazare”. Un concentré de fragments sur le monde d’aujourd’hui avec tous ses travers et ses dérives.
Par Imane Kendili, Psychiatre et écrivaine
Cet essai de philosophie, le trentième écrit par l’écrivain et journaliste, Abdelhak Najib, est, pour le moins, un livre atypique. C’est un texte d’abord caustique. C’est un essai d’aphorismes percutant. C’est une réflexion sans compromis sur le sens même de la vie et de l’existence.
Avec l'humour noir et cynique habituel que l’on connaît à l’auteur de «Fractales», «La vérité est une zone grise» ou encore le mordant «Inhumains», ce livre est un électrochoc. Un de ces rares écrits qui ont pour raison d’être et comme finalité de vous fracasser le ciboulot à coups de marteau comme dirait ce cher Maître Eckart.
Nous le savons, notre ami est d'abord un écrivain de grand acabit. Il est un romancier, qui a déjà derrière lui une œuvre romanesque considérable, conçue comme un ensemble compact et continu se lisant comme un seul roman en kaléidoscope.
Il est aussi chroniqueur au mordant percutant, avec cette avance sur les évènements qui en fait aussi un penseur très subtil. Dans cet ensemble de situations et d'aphorismes, réunis dans ce recueil aphoristique, le penseur dit la vie, il raconte les hommes, il traite de lui-même, il détricote les autres, nous, vous et ce que nous appelons communément l'existence : “Les masses ne cherchent aucunement la vérité ni ce qui peut en tenir lieu. Au contraire, la foule tourne le dos aux évidences qui ne sont pas dans leurs intérêts et pas à leur goût. Les masses déifient l’illusion, la fausseté et le culte de l’erreur à telle enseigne que celui qui peut entretenir leurs illusions devient leur maître. Mais celui qui veut détruire cette illusion et lever le voile sur le mensonge devient leur ennemi, et partant leur victime”, écrit le philosophe.
En effet, l’auteur parle dans cet ouvrage de l’humanité perdue, il revient en profondeur sur les illusions de ce que nous nommons modernité, il décortique la dérive des valeurs humaines, il analyse avec acuité la chute dans le chaos de ce monde en fin de cycle, avec des humains stressés, apeurés, angoissés et affolés.
Cet essai, qui se lit d’une traite, est un bonheur condensé dans un livre qui vous prend aux tripes parce qu’il s’adresse à vous sans filtre en allant droit à l’essentiel.
Un de ces écrits qui vous mettent face à un miroir vous montrant vos réalités en face. Un de ces livres qui remuent et qui bouleversent ce pseudo confort que nous croyons vivre.
Il faut dire que l’auteur du «Labyrinthe de l’archange» est une plaie pour la critique : il vibrionne au milieu des genres avec aisance et audace. Il saute d'un registre à l'autre sans garde-fou et gambille comme ça sur plus d’une centaine de pages avec des sentences qui tranchent dans le vif, avec des idées si profondes qu’elles vous coupent le souffle. Allez lire ce texte et tentez une note de lecture !
Exercice dur qui demande d'abord de l'humilité, ensuite beaucoup de recul face à la culture phénoménale d’un auteur qui a de grandes et solides références littéraires et philosophiques, un auteur au verbe acerbe, à la formule lancinante et le phrasé cinglant, comme dans ce fragment : “Le monde qui est aujourd’hui si malsain est le résultat direct de notre système de pensée et de croyances. Pour forcer le monde à changer, les uns et les autres doivent d’abord lutter contre la fausseté de leur propre système de pensée. Ils doivent faire le solde du passé, réagir dans le présent et se débarrasser de la peur qui paralyse leurs esprits ankylosés”. Chez Abdelhak Najib, le plus dur est de ne pas se voir dans ce qu'il écrit et ce que nous lisons. La lisière entre le mot et ce à quoi il réfère est mince, et celle-ci éclate à la moindre pression de la part de celui qui a envie de lire entre les lignes dans cet essai très corsé.
Comment qualifier ce livre alors ? Un ensemble de situations sous-tendues par des apophtegmes laconiques et très mordants ? Pourquoi pas.
Une mise en scène de la vie par ses côtés les plus anecdotiques pour en révéler la profondeur et partant la futilité ?
Une interrogation continue sur plus de 180 pages et plus d’une centaine de textes qui font table rase de nos préjugés, et surtout mettent à mal nos certitudes ?
Parce qu’au fil des pages, il y a chez le penseur un je-ne-sais-quoi de dérangeant qui renvoie à l'absurdité de tant de choses dans cette vie.
Comme cet homme dans la foule qui oublie son nom et tourne la tête à chaque fois que l’un ou l’autre jette un nom dans la masse compacte et agglomérée regimbant sur le macadam des jours.
Comme ce maître-nageur qui, fuyant devant le raz-de-marée, se noya dans un verre d'eau. Ou encore ce timide qui n'a jamais osé se présenter à quiconque parce qu'il n'avait pas de qualités.
Sinon, comme cette femme qui ne croit pas en l’amour parce qu’elle est incapable d’aimer. Ou encore ce politicien qui, croyant qu’en divisant les gens en outils et en ennemis, a réalisé sa définition du pouvoir…
Comment ne pas voir dans cette foultitude d'aphorismes des renvois alimentés par le vécu à des hommes comme Robert Musil, comme James Joyce, tel que René Char ou encore l’unique Franz Kafka, pour ne citer que quelques-uns dont la parenté idéelle paraît la plus proche de l’univers du penseur.
Chez Abdelhak Najib, l'humain passe par le prisme non de la satire ou du ridicule, mais de l'humour qui scie et qui donne froid dans le dos, un art délicat s'il en est et qui demande un estomac bien calé pour en supporter toute l’acidité et toute la teneur en souffre.
Car, comme dirait un ami, quand on rit de tout, on se rend compte qu'on a beaucoup de mal à rire de soi. Pour l'auteur de Lazare, cet exercice passe d'abord par soi. C'est là une règle d'or dans cette lecture très fine de l'âme humaine.
Y voir un quelconque renvoi local (bien de chez nous, comme aiment à le répéter certains) serait mutiler un livre de sa substance la plus inaliénable : son universalité. Comme si on voulait faire du Nez de Gogol un conte bien russe… ou alors du manteau (une couleur locale) qui, se baladant sur tant d'épaules, en dénude une flopée pour montrer ce que le ventre porte en secret.
À lire ce Lazare, on se met à penser, à réfléchir pour tenter de se dépasser : “La décadence et l’effritement de ce monde, avec toutes ses nombreuses sociétés, peut être très amusant à regarder pour peu que l’on soit détaché de tout pathos sur une pseudo civilisation en fin de cycle. J’ai toujours regardé ce monde de loin, avec assez de distance et de recul, sachant foncièrement que je n’en fais pas partie, que je ne veux pas y avoir une place assignée. Ce monde n’a jamais pu m’atteindre parce que je ne lui appartient pas, parce que je ne me suis jamais donné à lui et à ses arcanes friables. Ce monde ne m’a jamais façonné parce que je ne me suis jamais identifié à aucun groupe, à aucun conglomérat, à aucune corporation, à aucune ethnie, à aucun régime, à aucun parti, à aucune religion, à aucun club, a aucune association, à aucun voisinage. Je n’ai aucune inclination naturelle et préconditionnée pour ce genre de rassemblement et de consensus idéologique et démagogique”, assène l’auteur.
Et il faut bien prendre garde à ne pas finir comme cet homme qui a perdu l'usage de la parole après avoir embrassé une jeune fille polyglotte. Parce qu'il est possible de finir aussi dans la peau de celui qui implorait le pardon pour des gens innocents. Car comme le dit le philosophe : voici venu le temps de la fumée sans feu. Voici venu le temps des monstres.
Lazare aux Éditions Orion. 180 pages. Janvier 2024. Disponible en librairie.