Le Blurring est un vocable anglais qui signifie le manque de clarté et l’incapacité de distinction, et qualifie également le sentiment de flou et de brouillage entre deux sphères.
Par Sara Elouadi, enseignante-chercheuse, Université Hassan II Casablanca
En management, le Blurring décrit l’absence de frontières entre la vie privée et la vie professionnelle. A ce titre, le télétravail pratiqué largement durant la crise de la Covid-19 est incriminé de la création du sentiment de blurring chez les salariés. Il contribue, en effet, à la perte de la notion de spatio-temporalité du travail et conduit à son empiètement sur la vie personnelle.
La perméabilité des frontières entre la famille et le travail peut engendrer, selon de nombreuses études, des émotions négatives et contreproductives, dont notamment la solitude, l’anxiété, la culpabilité et l’irritabilité (Mann et Holdsworth, 2003). Il faut savoir que le télétravail n’est pas une récente innovation organisationnelle.
La littérature en attribue la paternité au cybernéticien, Norbert Wiener, en 1950, qui suggérait l’utilisation des nouvelles technologies de communication pour travailler à domicile. Plus tard, le telecommuting a connu un large essor grâce aux possibilités offertes par le progrès technologique. La crise sanitaire et économique déclenchée par la pandémie de la Covid19 et les mesures de distanciation physique qu’elle a rendues obligatoires, ont contraint de nombreuses entreprises à basculer, dans l’urgence, au télétravail.
Ce mode a, en effet, été largement appliqué pendant le confinement pour limiter le nombre de personnes présentes sur le lieu de travail, conformément au protocole sanitaire. Outre la préservation de la santé des salariés, le télétravail permet, selon ses ténors, de concilier la vie privée et la vie professionnelle. Il conduit à baisser le temps passé dans le transport et les trajets vers le lieu de travail et améliore ainsi la productivité organisationnelle. Le télétravail permet, également, de travailler dans un environnement familial et confortable.
Néanmoins, de nombreuses études affirment l’existence d’effets néfastes liés au mode distanciel dont, notamment, le Blurring et la violation de la vie privée, l’isolement social, la déshumanisation des relations au travail et l’augmentation de la charge mentale exacerbée par les problèmes techniques liés aux outils technologiques. Pour démêler le pour et le contre concernant le télétravail, nous avons conduit une étude auprès de 284 salariés télétravailleurs au Maroc et à l’international. Nous avons alors mené une enquête par questionnaire pour évaluer le degré de satisfaction des télétravailleurs et les conditions de l’exercice du travail à distance.
Les salariés ont été interrogés sur leur capacité à gérer le temps de travail. Une grande majorité des répondants, soit un pourcentage de 56,8%, affirme gérer le télétravail de la même manière qu’en présentiel en respectant les horaires normaux de travail. Tandis que 22,2% des répondants ont choisi d’avoir la liberté de travailler quand ils veulent. Cependant, 21% des salariés éprouvent une difficulté à gérer le travail à distance. Nous avons également interrogé les répondants sur leur degré de satisfaction vis-à-vis du télétravail. Cette question permet de calculer l’Employee Satisfaction Score, l’équivalent du Customer Satisfaction Score.
Les résultats affirment que 75% des salariés sont satisfaits du télétravail. Cela indique nettement que les salariés ont trouvé un rythme de travail convenable à leurs besoins en matière d'organisation, de gestion du temps et du stress. Cette affirmation est consolidée par les réponses sur la propension à recommander le télétravail à ses collègues. Nous avons demandé, en effet, aux enquêtés de présenter leurs réponses sur une échelle de 1 à 5. A ce titre, la majeure partie des salariés interrogés, soit près de 75%, attribuent une note de 3 à 5 à la propension de recommander le télétravail.
Or, l’analyse statistique approfondie des données montre que le degré de satisfaction est corrélé positivement à l’allocation des moyens techniques pour faciliter le télétravail. Autrement dit, les entreprises des télétravailleurs satisfaits ont déjà mis en place les outils nécessaires pour faciliter le travail à domicile.
Quels sont les impacts positifs du télétravail sur la psychologie des télétravailleurs ?
De manière générale, les résultats de notre étude montrent l’existence d’impacts positifs sur l’état psychologique des travailleurs, le choix des réponses n’était pas exclusif et chaque répondant a le droit de choisir plusieurs impacts. Notre étude montre que les télétravailleurs se sentent, majoritairement, moins fatigués et stressés et plus productifs et efficaces.
Quels sont les impacts négatifs du télétravail sur la psychologie des télétravailleurs ?
Le télétravail a été imposé en situation d’urgence sanitaire, et donc dicté, parfois, sans l’allocation des moyens nécessaires et sans l’accompagnement psychologique et organisationnel des salariés. Cela a engendré, dans certains cas, des impacts négatifs tels que l’augmentation de la charge mentale, le manque de concentration, la baisse du moral, le stress, la dégradation des relations avec les collègues et la démotivation. Selon notre enquête, les effets les plus remarqués chez les enquêtés sont l’augmentation du temps de travail et la difficulté de concentration.
Les télétravailleurs disposent-ils chez eux d’un espace bien équipé et dédié au travail ?
Le déploiement urgent et massif du télétravail a transformé la sphère privée en un lieu de productivité professionnelle. Si le salarié ne dispose pas d’un espace dédié au travail à la maison, cela peut aggraver le stress et engendrer des troubles musculosquelettiques. D’après notre étude, 55,2% des interrogés disposent d'un espace équipé pour le télétravail contre 44,8% qui pâtissent de l’absence d’un espace adapté à leur activité professionnelle.
Les télétravailleurs réussissent-ils à séparer leurs vies professionnelle et privée ?
Il s’agit ici, incontestablement, de l’effet néfaste le plus notoire du télétravail. L’absence de frontière entre le travail et la famille constitue un risque majeur, susceptible de compromettre la santé psychosociale du travailleur et sa productivité organisationnelle. Les résultats de notre étude montrent que 57,3% des employés réussissent à séparer leur vie personnelle de leur vie professionnelle. A contrario, 42,7% des salariés interrogés constatent une altération et un déséquilibre entre la famille et le travail.
Les télétravailleurs sontils satisfaits des outils informatiques et technologiques mis à leur disposition ?
L’outil informatique facilite la gestion du travail à domicile et permet de garder la communication avec ses collègues et managers. Les résultats de notre étude affichent globalement une satisfaction par rapport aux moyens technologiques. En effet, près de 65% des salariés interrogés affirment être satisfaits des outils de travail mis à leur disposition, 19% se disent être neutres. Et plus de 16% révèlent une insatisfaction relative aux dispositifs techniques.
Les téléréunions sont-elles aussi productives que les réunions physiques ?
La présence physique des salariés sur le lieu de travail crée, inéluctablement, des interactions sociales et facilite la gestion des désaccords et des conflits. Cependant, l’éloignement physique, imposé par les téléréunions, déshumanise les relations sociales et peut engendrer des malentendus et des frustrations. Nos salariés interrogés ont été nombreux à affirmer que la participation aux téléréunions est moins productive que les réunions physiques, soit un pourcentage de 68,5%, et seulement près de 31% affichent une satisfaction à l’égard des réunions virtuelles.
Les salariés désirent-ils continuer le télétravail au-delà de la crise de la Covid-19 ?
La réponse à cette question est sans équivoque : la majorité des salariés (52,4%) souhaite continuer en mode télétravail, et ce au-delà de la crise de la Covid-19. Dans les conditions sanitaires actuelles, le télétravail est voué à s'ancrer durablement dans les usages managériaux. Nos salariés semblent trouver dans le distanciel un bon compromis pour améliorer l’équilibre et la flexibilité entre la vie privée et la vie professionnelle.
Si le travail à distance est pourvoyeur de nombreuses opportunités pour les salariés et les entreprises, il faut, néanmoins, garder en tête qu’il peut engendrer des risques et des abus comme le Blurring, l’isolement social et l’augmentation de la charge mentale des salariés. Les entreprises doivent alors adopter une nouvelle stratégie organisationnelle en formant leurs managers aux contraintes et risques psychosociaux du télétravail.
Les managers doivent ainsi fixer les règles de disponibilité et de déconnexion pour préserver la vie privée de leurs salariés, sans oublier le droit à la pause pendant la journée de travail. Il faut prévoir également des cellules d’assistance et d’écoute pour accompagner les salariés en difficulté. Les télétravailleurs sont appelés à adopter des mesures de fonctionnement et de régulation avec les membres de leurs familles pour éviter les intrusions et améliorer leur concentration et productivité.
Informer son entourage et instaurer des rituels matinaux pour marquer la journée de travail semblent être des solutions efficaces pour améliorer la congruence entre la vie privée et la vie professionnelle (Dumas et Ruiller, 2014). Les entreprises doivent, enfin, doter les salariés des moyens et équipements nécessaires pour gérer efficacement le télétravail et prévoir, en cas de besoin, des sessions de formation ou de coaching en faveur des employés les moins outillés.