TVA à deux taux : «Une fausse bonne idée» (entretien)

TVA à deux taux : «Une fausse bonne idée» (entretien)

 

- La réforme de la TVA allant dans le sens de l’instauration de deux taux au Maroc tarde à voir le jour.

- Najib Akesbi, économiste et professeur de l’enseignement supérieur, apporte un éclairage édifiant sur les enjeux majeurs ainsi que les conséquences que cache cette réforme.

 

 

Finances News Hebdo : Au cours de ces dernières années, les autorités publiques ont exprimé l'intérêt de réformer la TVA, pourvoyeuse d'une bonne partie des recettes publiques. Selon vous, qu'est-ce qui peut être à l'origine du retard pour la mise en place de cette réforme ?

 

Najib Akesbi : Il faut d’abord s’entendre sur ce que l’on appelle «réforme». La TVA, instituée en 1986 au Maroc, s’est révélée être un impôt très intéressant pour les Etats. Du fait de son assiette large, essentiellement la consommation des ménages, ce prélèvement est rentable pour le Trésor public. En fait, cet impôt dit «indirect» va permettre aux classes possédantes de transférer une partie importante de la charge fiscale de l’assiette du capital et des hauts revenus vers l’assiette des dépenses de consommation. Le succès de la TVA est en réalité celui d’une fiscalité de classe qui sous-impose les riches et continue de peser de tout son poids sur les pauvres. Plus la TVA se développe dans un pays, plus le système fiscal en question est inéquitable et régressif.

Ceci étant, au début des années 2000, les institutions financières internationales commencent à «recommander» un peu partout la mise en place de réformes fiscales qui doivent, selon elles, nécessairement passer par celle de la TVA. Pour situer cela dans son contexte, il faut rappeler qu’à l’époque, la mondialisation était encore jugée «heureuse» par l’establishment, et la libéralisation des échanges battait son plein dans le sillage de l’accord de l’OMC (Marrakech, 1994) et des très nombreux accords de libre-échange, signés alors à tour de bras…

La première conséquence tangible en a été une baisse conséquente des recettes des droits de douanes, alors que par le passé, ces dernières avaient pu représenter une part appréciable des recettes fiscales, notamment des pays en développement. Dans ces conditions, on va d’une certaine manière essayer «d’internaliser» la fiscalité extérieure, ce qui signifiait concrètement la compensation des recettes douanières en baisse par la hausse des recettes de la TVA. Autrement dit, une telle «réforme» revenait en fait à transférer la charge fiscale des consommateurs «internationaux» vers les consommateurs «nationaux».

Ce pari sur la TVA va être accompagné d’une volonté d’en élargir l’assiette (en élargissant son champ d’application à des secteurs jusqu’alors non concernés, tels le petit commerce, l’artisanat, l’agriculture, etc.). Par ailleurs, sous prétexte de simplification du système de la TVA, on va plaider pour une réduction du nombre de ses taux, voire l’instauration d’un taux unique, comme le préconisent les partisans de la Flat Tax.

Au Maroc, la conduite de cette «réforme» par les gouvernements qui se sont succédé depuis ne semble guère avoir été aisée, d’abord en raison de son impact sur le pouvoir d’achat de la population et, partant, de ses implications politiques et sociales. Il faut savoir qu’au Maroc, la réduction, voire la suppression de la différenciation des taux reviendrait à substituer à la palette actuelle des taux (20%, 14%, 10%, 7%, 0%...) deux taux qui seraient le taux commun de 20% et un taux minoré de 10% réservé à certains biens et services de large consommation. Du coup, cela signifie clairement que les biens et services actuellement exonérés ou soumis à des taux faibles voient forcément leur imposition s’alourdir (en passant par exemple de 0 ou 7% à 10 ou 20%, ou en passant de 10 ou 14% à 20%). Et en effet, depuis 2004-2005, les mesures concernant les changements de taux de la TVA contenues dans les Lois de Finances successives vont presque toujours dans le sens de l’augmentation... Ainsi, certains biens et services exonérés ont été taxés à 7 ou à 10%, voire à 20%, et d’autres, exonérés ou soumis à 7, 10 ou 14% ont été imposés au taux commun de 20%.

Il reste que, en dépit de tout cela, on est encore - il est vrai - loin du compte, car beaucoup de biens et services sont encore exonérés et d’autres continuent d’être taxés à des taux minorés. La raison est à rechercher dans la dimension politiquement sensible de la fiscalité et au fait que toute réforme s’inscrit dans - et est déterminée par - un rapport de force et un contexte politique et social déterminé. En particulier, on peut aisément comprendre qu’on s’abstienne d’alourdir la charge fiscale des contribuables à la veille d’échéances électorales, ou après des mouvements sociaux contestataires, comme ce fut le cas en 2011 avec ce qu’il fut convenu d’appeler «le mouvement du 20 février»…Finalement, si l’objectif de la réforme de la TVA est limpide, sa mise en œuvre est sujette aux aléas de la situation politique...

 

F.N.H. : Pensez-vous que la neutralité de cet impôt est une réalité au Maroc ?

 

N. A. : La neutralité de la TVA est une pure fiction qui n’a quasiment jamais existé dans la réalité. A partir du moment où la TVA, impôt caché dans le prix, porte sur les dépenses de consommation, abstraction faite de la capacité contributive de l’acheteur, il est clair que sa «neutralité» est impossible. Comment parler de neutralité lorsque, que vous soyez riche ou pauvre, vous payez le même impôt sur le kilo de margarine ou le litre d’huile comestible, sachant que, naturellement, la charge fiscale ne peut être «ressentie» de la même façon selon que l’acheteur est un smicard ou un cadre supérieur ? Comment un tel impôt peut-il être «neutre» alors qu’il est explicitement un instrument fiscal au service d’une politique déterminée ?

Même sur le plan strictement économique, la neutralité est conditionnée par la soumission à la même taxe de tous les maillons de la même chaîne de valeur. En fait, comme pour la mythique «concurrence pure et parfaite», la «neutralité» ne peut exister que si, et seulement si, sont remplies des conditions précises, conditions qui ne sont en fait jamais remplies…

Pour aller à l’essentiel, il faut savoir que le système de la TVA suppose que toute entreprise, à chaque maillon d’une chaîne de valeur, collecte de la TVA lorsqu’elle vend sa production, déduit des TVA ainsi collectées des TVA qu’elle a elle-même supporté dans ses propres achats, et ne verse à l’Etat que la différence, ce qui revient à n’imposer que sa seule «valeur ajoutée». Dans ces conditions, la «neutralité» n’est envisageable que si, dans une même chaîne de valeur, toutes les entreprises sont soumises à la même taxe et au même taux. Autrement (c’est-à-dire si des entreprises vendent par exemple des produits exonérés, ou d’autres pratiquent des taux différents…), il se produit ce que les spécialistes appellent des «rémanences de TVA», et toute la belle logique théorique de la «neutralité» s’effondre. Par exemple, si une entreprise vend un produit exonéré, elle n’a évidemment aucune taxe à collecter, et sauf dans certains cas très limités (entreprises exportatrices), elle ne peut déduire les taxes qu’elle a supportées à l’amont, de sorte qu’elle est alors acculée à les répercuter sur son coût de production, ce qui revient au retour pure et simple au système des taxes cumulatives, celui qui était antérieur à la TVA, et qui pouvait être tout, sauf «neutre» ! Le problème n’est guère moins ardu lorsqu’une entreprise vend à un taux inférieur à celui auquel sont soumis la plupart de ses achats, ce qui revient à la mettre en situation de «butoir financier» et finit par peser d’une manière ou d’une autre sur son coût de production, battant en brèche d’autant le mythe de la neutralité de la TVA… Or, il faut savoir qu’il n’existe pratiquement pas de filière répondant aux conditions de «neutralité pure et parfaite», c’est-à-dire où toutes les entreprises achètent et vendent avec TVA et au même taux ! Partout et à tous les niveaux, vous trouverez donc des entreprises qui dérogent à «la règle», et partant, s’interdisent et interdisent à la TVA d’être neutre…

 

F.N.H. : Selon certaines analyses, l'instauration de deux taux de TVA au Maroc devrait régler l’épineuse problématique du butoir à laquelle sont confrontées les entreprises. Quel est votre avis sur cette question ?

 

N. A. : La mise en place de deux taux de TVA au Maroc ne règlera pas ce problème. Prenons une entreprise qui effectue ses achats de biens et services soumis au taux de 10%, et qui, dans le même temps, achète ses intrants au taux de 20%. Cette entreprise sera fatalement confrontée au «butoir financier», évoqué plus haut. C’est-à-dire qu’elle sera toujours et de manière structurelle en situation de créancier de l’Etat, une partie de son fonds de roulement étant systématiquement au Trésor public au lieu d’être sur son compte bancaire. Cette difficulté pourrait certes être partiellement réglée dans un système à taux unique, mais cela ne suffirait pas car il faudrait aussi qu’aucun bien et service ne soit exonéré ! Est-ce réaliste ? Au Maroc, cela impliquerait en tout cas et à titre d’exemple l’imposition des produits agricoles à l’état frais et beaucoup de produits de première nécessité, à commencer par le pain et le lait frais… En tout état de cause, l’adoption d’un système de TVA à un ou deux taux serait l’illustration parfaite d’une volonté politique visant à accentuer la régressivité du système fiscal et l’inégalité des systèmes sociaux. A mon avis, les dirigeants politiques doivent au moins avoir le courage d’affirmer clairement l’objectif qui se profile derrière une telle réforme. Cela aurait le mérite de la clarté et permettrait de débattre sur de meilleures bases. Il est tout de même assez contradictoire d’affirmer, d’un côté, œuvrer pour l’inclusion sociale et, de l’autre, s’appliquer à bâtir un système fiscal extrêmement inégalitaire.

 

F.N.H. : Une partie du mode opératoire permettant de déboucher sur deux taux de TVA au Maroc consisterait à relever les taux faibles. Ce qui revient à augmenter la charge fiscale pour les contribuables. Selon vous, cela est-il opportun dans le contexte fiscal actuel ?

 

N. A. : Je viens de l’expliquer : la TVA est un impôt inéquitable par nature. L’idée de multiplicité des taux était présente dans les premiers projets de création de la TVA, dans les années 50 du 20ème siècle. L’idée de base des pères fondateurs de la TVA était d’atténuer le caractère «génétiquement» inégalitaire de la TVA par la différenciation de ses taux. Il y aurait ainsi un taux commun certes, mais accompagné par un taux majoré (réservé aux produits de luxe) et un ou plusieurs taux minorés (attribués aux biens et services de consommation courante, voire vitale). Du reste, il faut savoir que, au Maroc même, un taux majoré de 30% a existé jusqu’au début des années 90, mais avait ensuite été supprimé... Cette multiplicité des taux ne fait certes pas disparaître la nature inégalitaire de la TVA, mais force est de constater qu’elle l’atténue, tant il reste vrai que pour un contribuable à faible revenu, même injuste, un taux de 7% est préférable à un taux de 20%... Aujourd’hui, cette règle de bon sens est en passe d’être abandonnée progressivement, sans pour autant que le problème de l’insuffisance des ressources fiscales soit résolu. Car est-il besoin de rappeler que les obstacles majeurs à l’accroissement du rendement de la TVA sont liés aux limites structurelles de son «assiette» (niveau et structure de la consommation), à la faible intégration du tissu productif, à l’ampleur du secteur informel, à la fraude et à l’évasion fiscales... Là résident les vrais obstacles à l’élargissement de l’assiette fiscale, et finalement au développement d’une TVA digne de ce nom dans notre pays. En fin de compte, je reste persuadé que l’instauration d’une TVA à deux taux au Maroc ne fera qu’accroître l’iniquité du système fiscal sans pour autant augmenter son rendement.

 

Propos recueillis par Momar Diao

 

 

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