Mohamed Berrada : «Nous ne maîtrisons pas notre croissance»

Mohamed Berrada : «Nous ne maîtrisons pas notre croissance»

 

Entretien avec Mohamed Berrada, ancien ministre des Finances, professeur émérite à l’Université Hassan II et président du Think Tank Links.

 

 

 

Finances News Hebdo : La politique économique s’est recentrée au cours des dernières années sur l’objectif de consolidation du cadre macroéconomique et de réduction des déséquilibres financiers internes et externes. D’aucuns considèrent cela comme étant une obsession qui pèse sur le taux de croissance. Quelle appréciation en faites-vous ?

 

Mohamed Berrada : C’est logique. La stabilité du cadre macroéconomique est une condition nécessaire pour avoir une croissance stable et durable. Si l’on veut baser la croissance sur la dépense publique sans qu’il y ait de ressources propres correspondantes, cela se traduirait par une aggravation des déficits jumeaux, de  l’inflation, de l’endettement, et en définitive, par une perte de souveraineté. Quoique ce concept est devenu aujourd’hui si relatif, car la vraie souveraineté appartient en fait aux marchés financiers, au FMI et aux agences de notation… ce qui signifie qu’on ne peut pas faire ce qu’on veut au niveau des finances publiques....

La stabilité du cadre macroéconomique est donc une condition nécessaire à la croissance, mais pas suffisante. La croissance dépend de bien d’autres facteurs....

 

 

F.N.H. : La politique de change au Maroc se trouve dans un tournant aux configurations incertaines. D’après-vous, 2018 serait-elle l’année décisive ou bien faut-il patienter encore ?

 

M. B. : La stratégie de taux de change flexible a été envisagée comme une étape raisonnable pour aboutir bien plus tard à la liberté totale des changes. Pour l’instant, cette liberté ne concerne que les opérations courantes. Cela dit, la politique de change fait partie des instruments de politique économique entre les mains de l’Etat et doit être inscrite dans une stratégie globale de la croissance, en interaction avec les autres instruments, lors de l’élaboration de tout modèle futur de développement.

 

 

F.N.H. : Les efforts déployés en matière d’industrialisation semblent peu encourageants dans la mesure où, valeur aujourd’hui, deux secteurs (aéronautique et automobile) sortent du lot. Quelle est votre propre évaluation ?

 

M. B. : Ce qui se fait actuellement au niveau de l’aéronautique et l’automobile est formidable et très prometteur pour faire de notre pays un hub régional dans ces industries. Mais nous devons éviter de construire des îlots sans liens avec le reste des autres secteurs et en particulier avec notre industrie traditionnelle.

Comprenez-moi bien. Le développement résulte beaucoup plus de la manière avec laquelle les parties sont reliées entre elles que du poids de chaque partie. Je souhaite que ce secteur émergent puisse devenir peu à peu la locomotive des autres secteurs industriels traditionnels, qui souffrent actuellement de la concurrence internationale.

C’est par un processus d’intégration globale que notre industrie peut créer de la valeur ajoutée et améliorer de ce fait sa compétitivité. Intégration et re-liance doivent être nécessairement complémentaires à tout processus de fragmentation.

 

F.N.H. : La croissance en 2018 ne risque-t-elle pas de pâtir de la forte dépendance au secteur agricole sachant que la campagne 2017-2018 semble compromise ?

 

M. B. : La croissance en 2017 dépasserait les 4%. C’est extra ! Elle résulte d’une campagne agricole exceptionnelle. Mais on serait à moins de 2% en 2018. Le PIB agricole représente 15% du PIB global et évolue en fonction des conditions climatiques, alors que le PIB non agricole représente 85% et évolue avec une moyenne de 3% par an.

Il dépend de la conjoncture économique chez nos principaux partenaires. Bien qu’on assiste actuellement à une reprise de la croissance économique mondiale, nous ne maîtrisons pas notre croissance. Elle dépend de facteurs exogènes et donc elle est fluctuante. C’est là où réside notre fragilité.

 

 

F.N.H. : Alors que faire ?

 

M. B. : La maîtrise de la croissance nécessite une diversification de notre économie en particulier par un renforcement de notre secteur industriel. Mais aussi par la recherche d’une croissance inclusive et plus équilibrée. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.

Un simple fait : si l’on considère que notre modèle économique actuel est de type keynésien, une grande partie des dépenses publiques et privées s’adresse aujourd’hui aux entreprises étrangères et non pas aux entreprises nationales. Le déficit et la structure de notre balance des paiements en sont la meilleure illustration. Pourtant, ni Keynes, ni même l’ultra-libéral Samuelson, n’ont validé ce modèle de croissance, comme le nôtre, dans lequel le libre-échange à outrance en constitue la panacée. Nous restons sans doute indifférents aux débats actuels qui opposent les mondialistes aux souverainistes dans différentes parties du monde…

 

 

F.N.H. : Quels sont les chantiers prioritaires pour 2018 sachant qu’au courant de 2017, l’accent a été mis sur la nécessité de changement du modèle économique qui reste limité ?

 

M. B. : Vous savez, nous vivons dans un monde qui change tous les jours, avec des évolutions technologiques rapides, et marqué par un climat d’incertitude.

Manifestement, notre pays, surtout au cours des quinze dernières années, a enregistré des avancées considérables dans une multitude de domaines : infrastructures, plans sectoriels, droits de l’homme, nouvelle Constitution, etc.

Mais il reste face à des défis de plus en plus complexes dans l’avenir. Avec au centre l’emploi des jeunes et leur insertion dans la société. C’est essentiel pour éviter une dislocation du tissu social.

Notre économie ne produit pas suffisamment d’emplois. Le taux de chômage des jeunes de 15-25 ans dépasse 25%. Il concerne surtout les jeunes diplômés ! Nous assistons à une tertiarisation précaire de notre économie, alors que notre industrie traditionnelle s’essouffle. C’est elle qui crée le plus d’emplois directs et indirects.

 

 

F.N.H. : Et comme modèle économique, que préconisez-vous ?

 

M. B. : Vous me parlez de modèle économique. En a-t-on un ? Je pense que c’est plutôt un modèle de gestion économique que nous avons. Une sorte de modèle hétéroclite à dominante «court terme» où se croisent à la fois les théories libérales et les théories keynésiennes.

En fait, on ne doit pas parler de modèle économique, mais de modèle de développement, car il inclut à la fois des éléments quantitatifs et qualitatifs. Au cœur de ce modèle se trouve le développement humain, dans le cadre d’une vision globale et à long terme où toutes ses composantes sont liées.

L’éducation, la gouvernance administrative, le lien social, la politique monétaire, la politique du taux de change, la politique du commerce extérieur…autant d’éléments qui sont liés et qui agissent sur notre développement et en particulier sur le niveau de notre compétitivité.

Nous avons beaucoup investi en capital fixe mais insuffisamment en capital immatériel. Pourtant, c’est ce dernier qui constitue le levier principal de notre développement à long terme.

Sa Majesté a bien demandé il y a quelque temps déjà à ce que le gouvernement fasse du capital immatériel un facteur stratégique et permanent dans toute définition de sa politique.

C’est sur cette base que doit se construire tout modèle de développement, avec ses composantes : capital humain, capital institutionnel, capital social. Alors on attend. ■

 

 

Propos recueillis par I. Bouhrara

 

 

 

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