Driss Jettou, le compte est bon

Driss Jettou, le compte est bon

 

Les missions de contrôle menées par la Cour des comptes font souvent des dégâts, plus particulièrement ces derniers temps. Elles dénoncent aujourd’hui des dysfonctionnements auxquels, ironie du sort, Jettou a participé du temps où il était Premier ministre.

 

 

Ne vous fiez pas à sa bonhomie légendaire. Encore moins à sa mine affable. Là où il passe, responsables et élus ont les chocottes. Le Premier président de la Cour des comptes ne fait pas, en effet, dans la demi-mesure.

Considérés comme un épouvantail, le Sherlock Holmes du Royaume et son équipe ont produit ces dernières années plusieurs rapports cinglants qui ont déstabilisé certaines administrations et entreprises publiques. Au nom de la reddition des comptes, bien évidemment.

On se doute dès lors que d’aucuns décrient, en sourdine, cette institution, au moment où, les citoyens, eux, apprécient forcément que l’on veille sur la bonne utilisation des deniers publics.

On en oublierait presque que ce technocrate de 72 ans, né à El Jadida et plusieurs fois décoré, était, il y a encore quelques années, de l’autre côté de la barrière. Driss Jettou maîtrise en effet parfaitement bien les rouages de l’administration et de la politique marocaines pour avoir été plusieurs fois ministres.

Il a notamment dirigé le Commerce et l’Industrie (1993 – 1997) qu’il cumulera avec les Finances (1997-1998), l’Intérieur (2001-2002), pour ensuite décrocher le poste suprême de Premier ministre (2002-2007). Les observateurs aguerris de la scène économique marocaine retiennent, jusqu’à présent, une chose de cette époque où il était au cœur de l’appareil étatique : il a été l’artisan de la politique industrielle du Maroc.

Dans toutes les discussions relatives au secteur industriel, son nom est évoqué. Pour maints investisseurs étrangers et nationaux, il en a posé les premières briques.

«Alors que l’on s’interrogeait encore sur l’opportunité de s’installer au Maroc, Driss Jettou nous a convaincus. Il a eu une approche très pragmatique et orientée business qui nous a inspiré confiance. Tout est transparent, clair et net avec lui», témoignait en octobre dernier dans nos colonnes Julianne Furman, DG de Polydesign Systems. Une société qui fut, au début des années 2000, l’une des toutes premières à s’implanter dans la Zone franche de Tanger, à un moment où l’industrie automobile marocaine était encore embryonnaire et où le Port de Tanger Med n’était alors qu’à l’état de projet.

 

Un homme de compromis…

 

On retiendra aussi de Jettou que c’était un homme de compromis, qui a su pacifier les intelligences rebelles durant son mandat de Premier ministre. Pourtant, sa nomination surprise en 2002 aura suscité beaucoup de réserves, particulièrement dans la classe politique qui souscrivait du bout des lèvres à la venue de ce technocrate pour remplacer Abderrahmane Youssoufi, dont le parti, l’USFP, est sorti vainqueur des élections.

Son sens du compromis, Jettou le démontrera en réussissant à former son gouvernement, 40 jours après sa nomination. Une coalition gouvernementale hétéroclite et pléthorique, regroupant six partis (USPF, PI, RNI, MNP, MP et PPS), et qui témoignait des concessions consenties pour satisfaire les uns et les autres.

Mais en ménageant la chèvre et le chou, Jettou s’est attiré ses premières critiques, son cabinet donnant un air de déjà vu, comptant dans ses rangs de nombreux rescapés de l’ancienne équipe de Abderrahmane Youssoufi et plusieurs rappelés. C’est avec ses 38 ministres et secrétaires d’Etat (contre 33 dans la précédente équipe) que Jettou, à travers sa coloration politique neutre, comptait donc rompre avec l’immobilisme.

Et, tout logiquement, les citoyens attendaient de celui qui fut aussi président et administrateurs de plusieurs sociétés, qu’il mette ses qualités de gestionnaire au service de l’administration et qu’il instaure une nouvelle conception de la gestion publique.

Il a ainsi donné le tempo dès sa déclaration gouvernementale, en présentant un programme ambitieux, clair, précis, chiffré, avec des priorités hiérarchisées. Bien évidemment, ses détracteurs étaient sceptiques et se demandaient surtout comment Jettou allait financer son programme, d’autant que les finances publiques étaient chahutées, avec un déficit budgétaire attendu de 5% du PIB fin 2002, dans un contexte où l’Etat n’avait pas encore réussi à faire passer dans le giron du privé la Régie des Tabacs et les 16% de Maroc Telecom. Il bouclera ces deux opérations sous son mandat. Et mènera à bon port celui relatif au Code du travail et à l’Assurance maladie obligatoire, hérités du travail effectué par le précédent gouvernement.

Mais c’est surtout sur le plan sécuritaire que Jettou se distinguera au tout début de son mandat. Pour deux raisons : la guerre en Irak et les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca, qui ont conduit à l’adoption, à la volée, de la loi antiterroriste.

En 2004, il sera confronté à un grand drame : le séisme d’Al Hoceima, qui a fait plus de 600 morts et qui aura nécessité la mise en place d’un programme de développement économique et social d’un montant global de 2,7 Mds de DH, dont les 2/3 ont été supportés par le Budget.

C’est durant cette année que Jettou procédera à un relifting de son gouvernement pour, disait-on à l’époque, «adapter la structure du gouvernement et sa composition aux priorités et programmes que doit mener le gouvernement, conformément aux hautes orientations de SM Mohammed VI». Il s’agissait clairement de donner plus d’efficacité au gouvernement, qui ne comptait plus que 34 ministres, dont des «bleus» comme Mohamed Boussaid, chargé de la Modernisation des secteurs publics, ou encore Salaheddine Mezouar, en charge du Commerce, de l’Industrie et la Mise à niveau de l’économie.

Rappelons, à ce titre, que l’une des premières priorités que Jettou a dégagées au début de son mandat était la mise à niveau du tissu économique national, le soutien de l’entreprise marocaine et sa préparation à affronter les conditions de la concurrence, ainsi que la modernisation des modes et des outils de production. Cela, dans la perspective de l’entrée en vigueur de l’Accord d’association entre le Maroc et l’Union européenne en 2003. Et il avait mis les moyens sur la table : un fonds pour la mise à niveau de l’entreprise auquel a été alloué en 2003 une enveloppe de 400 MDH dans un premier temps, et l’activation des fonds de garantie existants, dont le montant dépassait 1,2 Md de DH. Dans la même veine, en 2005, il présida la cérémonie de signature des conventions relatives à la mise en place du Fonds de garantie de la restructuration financière et de l’avenant à la convention relative au Fonds national de mise à niveau (FOMAN).

Mais l’instauration de ces Fonds était surtout une conséquence de l’échec du processus de mise à niveau. Echec que Driss Jettou avait eu l’honnêteté de reconnaître d’ailleurs : «nous avons lamentablement échoué et il faut revoir la copie», avait-il notamment déclaré. Plus globalement, l’exercice 2005 était particulièrement délicat, Jettou ayant eu beaucoup de mal à respecter sa feuille de route. A côté du moral des ménages en berne, trois secteurs clés de l’économie vivaient une profonde déprime : le textile, l’agriculture et l’agro-industrie, ainsi que la pêche. Trois secteurs qui ont respectivement souffert de la baisse des exportations, du déficit pluviométrique et de développement, ainsi que d’une mauvaise exploitation.

 

… Et de communication

 

Le fort de Jettou est que même si certains de ses choix économiques se soldaient par des échecs, il les assumait et ne se retranchait pas derrière un mur de silence. Bien au contraire, assez souvent, il donnait rendez-vous à la presse dans sa résidence à Rabat pour défendre son bilan. Agrémentés de petits beignets, croquettes et de copieux dîners, ces conclaves restreints et presque amicaux, qui pouvaient durer jusqu’à 4 heures, avaient pour but de tenter d’expliquer clairement la teneur et le contenu de ses actions. S’il ne convainquait pas forcément, sa démarche était néanmoins très appréciée des journalistes.

C’est d’ailleurs lors de l’une de ces rencontres qu’il a posé une question choc : «Existe-t-il un pays où les diplômés exigent d’être employés dans la fonction publique» ? «Cela n’existe qu’au Maroc», avait-il lui-même répondu, non sans apporter une solution tranchée à ce problème : «désormais, l’accès à la fonction publique se fera uniquement via des concours».

Tout comme ses prédécesseurs, Jettou a soigneusement évité l’important dossier des retraites. Il en a quelque peu minimisé la gravité, reconnaissant tout juste qu’il souffre de déficiences auxquelles il va falloir remédier, faisant notamment référence à la Caisse marocaine des retraites.

Comme solution (provisoire), il avait été ainsi décidé d’augmenter les quotes-parts patronale et salariale de 7 à 10% sur 3 ans, à raison d’une augmentation d’un point par an (la première a eu lieu en 2004). Cette initiative, prise de concert avec les centrales syndicales, a eu un impact global de 3 Mds de DH répartis entre les salariés (1,5 Md de DH) et le Budget (1,5 Md de DH). Lors des négociations entre les syndicats, il était aussi ressorti que l’Etat ne payait pas sa quote-part régulièrement et les arriérés cumulés durant la période allant de 1956 à 1996 s’étaient élevés à 11 Mds de DH. L’Etat avait alors promis de payer à la CMR ses 11 Mds de DH en une seule fois.

En lieu et place d’une réforme en bonne et due forme, Jettou a donc participé au colmatage de la brèche CMR, avec les conséquences qui en découlent actuellement. Et, ironie du sort, c’est la Cour des comptes qu’il préside depuis 2012 qui a produit en 2013 un rapport accablant sur le système actuel de retraite au Maroc et pointé du doigt les dysfonctionnements majeurs qui minent cette Caisse, tout en suggérant des pistes de réformes.

C’est aussi la Cour des comptes qui a produit, ces derniers mois, ces rapports qui ont entraîné le limogeage et la suspension de plusieurs ministres, hauts responsables et agents d’autorité. Et dans le cadre de ses missions de contrôle qui continuent toujours, Jettou «la terreur» risque encore de sévir. Tant que le compte n’est pas bon. ■

 

 


L’opération départ volontaire, son plus gros échec

Les observateurs sont unanimes à dire que l’opération départ volontaire de la fonction publique, initiée en 2005, aura été un grand fiasco. Menée et défendue à l’époque par Driss Jettou, cette opération a bénéficié à près de 39.000 personnes pour un coût estimé à près de 11 Mds de DH. Surtout, elle a permis à l’administration marocaine de se vider de bon nombre de ses cadres compétents. Dans son dernier rapport consacré à l’évaluation du système de la fonction publique, la Cour des comptes reconnaît d’ailleurs que «si l’opération de départ volontaire avait permis la réduction des effectifs et du poids de la masse salariale, ses résultats n’ont pas été consolidés. A défaut de réalisation des mesures d’accompagnement prévues, l’opération du départ volontaire s’est limitée à une mesure ponctuelle d’allègement des effectifs perdant ainsi son ambition de s’inscrire dans la durée à travers l’instauration des bases d’une gestion moderne des ressources humaines».

 

 


Quand Jettou s’en prenait à Lahlimi

Il faut le dire : Ahmed Lahlimi, haut-commissaire au Plan, a toujours été très peu apprécié du côté du gouvernement marocain. Et pour cause, ses prévisions de croissance économique, toujours en décalage avec celles du gouvernement, mais qui s’avèrent toujours les plus justes, sont souvent décriées. Des gouvernements Jettou à Benkirane, en passant par El Fassi, tous ont tancé Lahlimi.

Jettou l’a ainsi pendant longtemps critiqué, remettant en cause la véracité des statistiques émanant du HCP, allant même jusqu’à affirmer que «les outils d’appréciation sont dépassés et les bases de calcul du PIB sont erronées».

Sauf que les prévisions du HCP font toujours foi au Maroc, confortées par la reconnaissance internationale du système institutionnel de la statistique nationale. ■

 

 

D. William

 

 

 

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