Des politiques de l’emploi au bilan bien maigre (entretien)

Des politiques de l’emploi au bilan bien maigre (entretien)

Azeddine Akesbi, économiste et expert en marché du travail


 

- En 2017, 90.000 emplois ont été créés face à des besoins qui se situent entre 250.000 et 350.000 postes.

- La moitié des 1,2 million de chômeurs n’a jamais travaillé.

- Le point avec Azeddine Akesbi, économiste et expert en économie de l’éducation et marché du travail, sur les fragilités structurelles qui aggravent le taux de chômage

 

 

Finances News Hebdo : En dépit des différentes dispositions inscrites dans les dernières Lois de Finances en faveur de l’emploi, en l’occurrence Tahfiz pour ne citer que la plus récente, le taux de chômage des diplômés s’est aggravé. Quelles sont les raisons sous-jacentes à cette réalité ?

 

Azeddine Akesbi : Effectivement, que ce soit la Loi de Finances 2018 ou les précédentes, où l’accent a été mis sur l’emploi en tant que priorité, rien ne change concernant le taux de chômage. Lorsque nous analysons la situation de l’emploi ou celle du marché du travail sur une longue période, nous constatons que les données ne varient que légèrement.

Globalement, nous avons une économie peu créatrice d’emplois. Une étude du HCP sur la période 2000-2014 montre d’une manière assez nette que les créations d’emplois sont très faibles par rapport aux besoins. Nous sommes à des niveaux moyens de créations d’emplois de 120.000 ou de 130.000. Dans une année comme celle de 2017, nous sommes à 90.000 emplois créés, sachant que les besoins, en termes de ceux qui rejoignent annuellement le marché du travail, se situent entre 250.000 et 350.000.

Pour répondre à votre question, nous pouvons citer en premier, les chiffres hallucinants des déperditions scolaires à différents niveaux du système éducatif : environ 350.000 personnes avec ou sans diplôme quittent annuellement le système éducatif.

Nous avons donc un déséquilibre global entre la capacité de création d’emplois de l’économie et les besoins réels (du fait de la population, de sa jeunesse, de ceux qui quittent le système éducatif, etc.). Il s’agit de données structurelles indépendantes de l’année ou de la Loi de Finances en question.

Autre élément important à souligner est l’existence d’un déséquilibre de type qualitatif. D’après les données du HCP, sur une longue période, nous avons pour 10 emplois créés, 7 précaires, non qualifiés ou ce que l’on appelle des emplois indécents. Ajoutons à cela des données structurelles de l’économie marocaine, telles que l’existence d’un secteur informel important aussi bien en milieu urbain que rural. Une bonne partie de l’agriculture fonctionne sans personnel qualifié.

Le secteur informel et même la très petite entreprise sont très peu utilisateurs de personnel qualifié. Cela conduit à un niveau de chômage très faible dans le milieu rural qui ne dépasse pas 4%, un niveau de chômage urbain beaucoup plus élevé de 15 à 16%. Et quand il s’agit de jeunes, nous sommes à des niveaux beaucoup plus élevés qui peuvent atteindre 35% selon les catégories de diplômés et de groupes d’âges.

Autrement dit, le problème ne se limite pas au taux de chômage moyen, qui oscille autour de 10%, mais il s’étend au fait que nous sommes face à une économie qui produit très peu d’emplois qualifiés et qui a du mal à insérer les diplômés dans le marché du travail. Ce qui s’explique par les faibles performances du capital humain et la mauvaise qualité de la formation et du système éducatif qui absorbe, par ailleurs, un budget important.

Ce qui se traduit aussi par une segmentation du marché du travail en défaveur des jeunes, des diplômés et des jeunes urbains.

Pis encore, les durées moyennes de chômage sont très élevées (41 à 43 mois) et les chômeurs ne sont pas assistés ou soutenus par les pouvoirs publics. 50% des 1,2 million de chômeurs, n’ont jamais travaillé. C’est ce que nous appelons des primo demandeurs d’emplois.

L’autre élément important, est que nous avons une économie beaucoup plus imprégnée par la rente et par les secteurs qui sont beaucoup moins productifs. A titre d’illustration, le secteur industriel perd des emplois annuellement. L’année dernière, 15.000 emplois industriels se sont évaporés (Seulement 7.000 emplois créés en 2017 selon le HCP ndlr).

 

 

F.N.H. : D’après une étude du HCP, appuyée par des chiffres, la formation professionnelle (FP) (24,5%) est davantage source de chômage pour ses diplômés que l’enseignement général (16%). Pourquoi les lauréats de la FP ont-ils autant du mal à intégrer le marché du travail ?

 

A. A. : Dans les années 80 il y a eu une première réforme de la FP. Le discours répandu à l’époque était que l’enseignement général ne forme pas assez de profils, ne prépare pas bien pour le marché du travail. D’où la nécessité de développer la FP pour aider les jeunes à intégrer le marché de l’emploi. Chose faite mais sans résultats.

Toutefois, il ne faut pas généraliser dans la mesure où pour les techniciens et les techniciens spécialisés, il y avait de bons niveaux d’insertion. Les autres lauréats et niveau de formations (spécialisation et qualification) connaissent de grandes difficultés à accéder au marché du travail.

Autrement dit, la FP n’est pas la recette magique comme l’avaient suggéré certains politiques, et son succès dépend des filières, des niveaux …

Au-delà de tous ces éléments, nous nous heurtons à un problème de capacité de création d’emplois. Actuellement, nous sommes à quelque 500.000 bénéficiaires de la FP et les offre de postes pour les lauréats de la formation professionnelle restent peu nombreux. L’économie marocaine n’est pas très demandeuse, y compris pour cette catégorie de profils. La problématique du modèle économique est présente et impacte aussi les catégories de FP.

 

 

F.N.H. : Aujourd’hui, la réflexion est lancée pour repenser le modèle économique actuel. Quelle place devra occuper l’emploi dans cette nouvelle configuration appelée à promouvoir la croissance inclusive ?

 

A. A. : En ce qui concerne les politiques d’emploi, nous pouvons remonter aux Assises de l’emploi de Marrakech en 1989. En regardant ce qui a été fait depuis, globalement, rien n’a changé.

Les politiques modifient le nom de l’action ou de la mesure, mais sur le fond, il n’y a pas de changement. Les politiques de l’emploi avec les Anapec n’en créent pas assez. Nous avons eu Idmaj, Taahil, Moukawalati, auto-emploi… Lorsque nous faisons le bilan sur une dizaine d’années, nous avons des créations d’emplois de 53.000 pour Idmaj, 13.000 pour Taahil par an, et même Moukawalati n’a pas pu atteindre les objectifs arrêtés pour des raisons économiques également structurelles.

Nous avons une politique de l’emploi mais pas assez de moyens d’accompagnement en termes de financement, de suivi… Ceci étant, le taux de croissance est relativement faible (3,5%) alors que toutes les études tablent sur un taux de 7% pour commencer à réduire le stock et le niveau de chômage.

La question qui se pose est : que faut-il faire pour générer un taux de croissance de 6 à 7% sur une longue période, sans dépendre des aléas climatiques ?

Ce qui nous ramène au débat actuel sur la nécessité de repenser le modèle économique actuel de «mal développement» du pays. ■

 

 

Propos recueillis par S. Es-siari

 

 

 

 

 

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